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D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, Jón Kalman Stefánsson : la vie tient-elle toutes ses promesses ?

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 « La vie est une occasion unique, une seule chance nous est offerte d’être heureux, comment la mettre à profit ? » Filant les thèmes qui lui sont chers : écrire pour conjurer l’oubli, les vertus salvatrices de la poésie, la fugacité du bonheur, l’usure des sentiments et la peur de passer à côté de sa vie, Jón Kalman Stefánsson poursuit avec ce premier volet d’une chronique familiale islandaise son étude de la transmission des maux d’une famille. Un coup de sang à la table du petit-déjeuner, qu’il envoie valser, et avec elle vingt-cinq ans de vie commune, suivi d’un divorce et d’un exil de deux ans à l’étranger. De retour en Islande, Arí tente de comprendre comment son mariage s’est fissuré. Sur cette terre âpre, balayée par des bourrasques de vent. Immense champ de lave dont le noir tranche avec le bleu glacé des fjords islandais. Un paysage lunaire où la solitude et la mélancolie des femmes l’ayant précédé s’est ancrée. Sa mère qui, rêvant d’une autre vie, a noirci pendant des années des carnets y confiant sa frustration de femme au foyer, avant d’abdiquer et de laisser la boisson l’emporter. Nourrissant le même sentiment d’enfermement, d’inertie, que Margrét, la grand-mère d’Arí. Qu’une lassitude extrême a enveloppée au fil des ans et des enfants, la transformant en momie vivante cantonnée aux tâches ménagères quand son capitaine de mari s’absentait de longs mois en mer. Sur trois générations, se transmet la même frustration : sous les coups d’un quotidien assommant voir ses rêves de jeunesse ensevelis, sa liberté s’amenuiser et le bonheur, que l’on pensait acquis, victime du passage du temps. Puis, choisir. Partir ou rester. Se révolter au risque d’avoir des remords ou plier sous le poids des regrets. Bien que traversé par des fulgurances poétiques, des réflexions éblouissantes et éclairantes sur le sens de nos vies, D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds est plus sombre que les autres romans de l’immense poète islandais. Le traitement de la place qu’occupent les femmes au sein de la sphère privée plus féministe aussi. Qu’un final renversant sert admirablement, nous invitant à envisager le monde sous un angle différent.


Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 480 pages.


D’autres livres de Jón Kalman Stefánsson…

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{#JuilletJeVoyageEnLivres} : direction Israël 🇮🇱

Pour ma participation au challenge annuel* organisé par @riendetelque, je vous emmène avec moi en Israël 🌞

Un pays dont j’aime la dimension spirituelle, le bouillonnement intellectuel et culturel de Tel-Aviv la festive ou Jérusalem la ville sainte, la gastronomie – dattes gorgées de sucre, houmous et chakchouka, ses paysages solaires : la chaleur écrasante de la mer morte et du désert du Néguev ou la vue spectaculaire que l’on a du Kinneret – ma région préférée située sur la rive de la mer de Galilée – sur le Plateau du Golan. Point stratégique avec Israël à l’Ouest, la Syrie à l’Est, le Liban au Nord et la Jordanie au Sud.

Et c’est justement au kibboutz Kvoutzat Kinneret que mon autrice contemporaine préférée Zeruya Shalev est née et à Jérusalem qu’elle vit. Toutes les contradictions et tensions de ce petit pays ; plus petit que la Bretagne, mais doté d’une énergie inouïe ; traversent son œuvre et se cristallisent dans des personnages féminins dont elle sonde la psyché avec une finesse éblouissante. Mentionnée au détour d’une phrase, Jérusalem n’en est pas moins le décor de ses romans. Et cela se ressent. Tourmentés, souvent tiraillés entre des choix existentielles relatifs au couple, la maternité, la passion et la famille, ses personnages profondément humains sont à l’image de la ville. Complexes, intenses et fragmentés. Animés d’une sorte de fièvre, comme si la vie se vivait sur le fil du rasoir dans l’expectative d’un basculement imminent. Leurs histoires, magnifiées par le procédé du flux de conscience, dessinent une radiographie de nos vies. Passent au crible nos émotions et sentiments les plus enfouis. Et pour moi, c’est cela ce qu’on appelle « la grande littérature » : à partir d’un sujet limité, d’une individualité, parvenir à déchiffrer notre intériorité et toucher à l’universalité.

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Mon podium :

❤️Thèra

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🩷Douleur

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🩵Ce qui reste de nos vies

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💛Vie amoureuse

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Son nouveau roman Stupeur, que j’attends depuis des années, paraîtra à la rentrée littéraire août/septembre 2023 aux Éditions Gallimard ! 🔥


En quoi consiste ce challenge littéraire ?

Crée en 2018, ce challenge littéraire crée par Orianne, du compte Instagram @riendetelque, a pour objectif de nous faire voyager en livres. Chaque jour du mois de juillet, une personne, ayant choisi au préalable une destination – qu’elle soit physique ou imaginaire, pouvant aller d’un pays à un lieu tel que le jardin en littérature – présente des livres s’y inscrivant. Grâce au hashtag #juilletjevoyageenlivres, vous pouvez retrouver toutes les publications réalisées depuis le début du défi et y piocher de belles idées de lecture 😎

Pour plus de détails, je vous indique ici le lien vers l’article d’Orianne.

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La famille Moskat, Isaac Bashevis Singer : une saga familiale addictive au cœur du Yiddishland polonais {Prix Nobel de littérature 1978}

 En 1978, Isaac Bashevis Singer devient le premier écrivain yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature pour « son art narratif qui, plongeant ses racines dans la tradition judéo-polonaise, incarne et personnifie la condition humaine universelle ». Sont soulignés son talent de conteur, sa capacité époustouflante à embrasser d’un geste la nature humaine ; sans jugement, dans ses comportements grotesques, ses élans de vie, ses petites et grandes tragédies, ses interrogations métaphysiques et ses névroses ; magistralement incarnée dans des personnages d’une humanité féroce. Les hommes en caftan et les femmes emperruquées sortis des pages de La famille Moskat peuplent cette Varsovie multiculturelle du début du 20e siècle, où la vie s’écoule au rythme des 613 commandements de l’Ancien Testament. Des coutumes strictes qui ont traversé le temps pour assurer la pérennité d’une communauté, dont les deux tiers en Europe disparaîtront dans les camps. Les descendants de la dynastie hassidique initiée par Reb Meshulam épousent les mutations profondes de la société. Animée d’idéaux nouveaux, la nouvelle génération s’émancipe des rites bibliques et rejète un mode de vie jugé archaïque. Sous le coup des mariages mixtes, de la menace bolchéviste, du sionisme et de la montée du nazisme, le clan se disperse. Se dessine en creux dans cette diaspora, la quête inaccessible du bonheur, la dilution de l’identité juive et la question de la place occupée dans une société dont les piliers ont été ébranlés. Faisant de l’exploration des émotions humaines son sujet de prédilection, Isaac Bashevis Singer campe des personnages truculents aux prises avec des situations inextricables. Une tragi-comédie mettant à jour les liens puissants d’une communauté mettant la même énergie à se déchirer qu’à se réconcilier. Le Yiddishland, espace linguistique englobant des pays d’Europe de l’Est et réunissant les communautés ashkénazes, a nourri l’imaginaire de Singer. Né dans un shtetl en Pologne, l’auteur juif américain puise dans ses souvenirs pour ressusciter, dans une saga familiale addictive déployant de nombreuses ramifications, un monde bouillonnant de vie, disparu depuis.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1950. Grand format aux Éditions Stock, poche aux Éditions J’ai Lu, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay, 862 pages.


Isaac Bashevis Singer & son frère Israël Joshua Singer : deux grands auteurs yiddish à découvrir

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Trois livres, un thème : le monde juif 🕎

Exploration du monde juif à travers trois ouvrages et des idées de lecture. Plongez dans ses mystères, son mysticisme, ses contradictions, ses grandes interrogations religieuses, ontologiques, humaines, géopolitiques, la place des femmes, le maintien de ses rites ancestraux dans un monde qui change, la dilution de l’identité juive face à la sécularisation et la mondialisation, l’adaptation de la religion et la croyance en Dieu quand les piliers de la foi ont été ébranlés par la Shoah.



Prix Nobel de littérature 1978, immense auteur du yiddish, Isaac Bashevis Singer dépeint avec un formidable talent de conteur, réalisme, humour et générosité le rejet d’un modèle archaïque par les jeunes générations d’une famille orthodoxe juive à Varsovie, la recherche du grand amour, de la passion, l’exercice du libre-arbitre, l’affrontement constant entre individualisme et communautarisme. Quelle place occupe l’individu au sein de la communauté juive et cette même communauté au sein de la société ? De ces êtres fourmillant de vie, Singer tire l’essence même de ce qui fait l’être humain, ses névroses, ses doutes, ses tiraillements moraux, la peur de passer à côté de son destin en subordonnant sa liberté au jugement d’autrui, aux règles strictes de la vie en circuit fermé, dont la transgression mène le plus souvent à l’exclusion.
#sagafamiliale

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[Lire la chronique de La famille Moskat]


Dans la lignée d’Unorthodox, Shulem Deen, ancien membre d’une des communautés hassidiques les plus fermées des États-Unis, témoigne de son parcours. De son chemin vers la liberté requérant d’immenses sacrifices avec pour corollaire une inévitable fracture identitaire. #temoignage


Suite du magnifique roman d’amitié L’élu, se déroulant dans les milieux hassidiques new-yorkais, La promesse du rabbin Chaïm Potok suit l’évolution des deux adolescents devenus étudiants. Leur amitié survivra-t-elle aux chemins divergents que prennent leurs vies ?
#spiritualite



Trois livres où il est question de place et d’identité. Des thématiques universelles nourrissant des réflexions intellectuelles abordées sans manichéisme avec intelligence et humanité.

🤔 Y a-t-il des sujets autour desquels vos lectures tournent régulièrement ?


Idées de lecture…

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Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger : l’inertie du peuple (juif) face à la montée du fascisme

Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.

« L’ensemble se compose de tous ces faits minimes, comme le corps se compose de cellules et finit par dépérir lorsque trop d’entre elles sont détruites. » En 1932 en Allemagne, à la veille de l’avènement du Troisième Reich, l’antisémitisme est galopant et chaque regard détourné à la vue d’un magasin pillé, d’un crâne rasé, d’une pancarte affichant « sale juif », sont autant d’encoches à l’intégrité des témoins, d’acceptation tacite à des faits isolés qui, agrégés reflètent un projet politique foulant au pied l’héritage humaniste des sociétés civilisées. Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie. Martin – directeur des Meubles Oppermann, ses frères Edgar – médecin réputé – et Gustav – dandy cultivé, sont le reflet de leur époque. Chacun s’entendant à ne pas déclarer chronique une infection généralisée : « mieux vaut ne se mêlait de rien » avant qu’elle ne l’ait personnellement touché. Quand le piège se referme, le réveil est brutal. Écrasés qu’ils sont par les petits compromis moraux auxquels ils ont cédé. Quid de l’esprit critique face à l’intoxication politique et médiatique ? Manipulable, l’homme se laisse submerger par la peur et cautionne ce que la veille encore il aurait condamné. La résistance est une affaire de conscience, à nous de l’exercer. « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». (Talmud)

Il ne fallait donc pas se leurrer. Il fallait répéter sans cesse à la face du monde qu’au sein de cette Allemagne, on célébrait comme des vertus tous les instincts primitifs hostiles à la civilisation et qu’on y élevait au rang de religion d’État la morale de la meute sauvage. Or les Oppermann étaient des gens avisés, ils connaissaient le monde. Ce monde était tiède. […] Humanité et civilisation étaient en l’occurrence de biens faibles arguments. Il en faudrait de plus solides pour pousser le monde à intervenir.


L’aveuglement de la bourgeoisie face à la menace nazie

De l’extérieur, le pays avait son air de toujours. Les tramways, les voitures circulaient, les commerces, les restaurants, les théâtres maintenaient leur activité, en grande partie sous la contrainte, les journaux avaient les mêmes titres, la même typographie. Mais de l’intérieur, rongé par la barbarie et le mensonge, le pays s’abrutissait de jour en jour, se dépravait, se corrompait, s’avilissait, la vie tout entière y devenait une mascarade.

Du haut de son portrait, Immanuel Oppermann contemplait l’assemblée d’un air intelligent et débonnaire incroyablement réaliste. Fort des connaissances de son temps, on était en terrain sûr, héritier de plusieurs siècles de bon goût, titulaire d’un solide compte en banque. On souriait de voir le petit-bourgeois, cet animal domestiqué, menacer de réendosser la peau du loup.

De l’ironie au déni, de la sidération à la terreur, les étapes de la prise de conscience du danger du mouvement Völkisch, qui a fait preuve de patience pendant les quatorze années de conditionnement du peuple allemand, le temps de se hisser légalement au pouvoir et d’infuser toutes les strates de la société, fut lente et tardive. Les descendants d’Immanuel Oppermann sont pourtant éduqués, lecteurs de Goethe et de Freud. Ils ont fait leurs humanités. Savent que la défense d’une idéologie se fait bien souvent au prix de vies humaines. Nécessite un sacrifice pour que l’avènement de « L’Homme Nouveau » puisse avoir lieu. Alors, comment cette famille bourgeoise berlinoise a-t-elle pu ne pas voir dans chaque acte antisémite commis par le parti nazi la répétition d’une pièce s’étant déjà maintes fois jouée par le passé ? Comment justifier cette inertie ? Comment l’éviter et se rebeller avant que l’étau ne se soit resserré ? Les enfants Oppermann s’ouvre en 1932, un an avant qu’Hitler ne prenne légalement le pouvoir en devenant chancelier du Reich. Mein Kampf a été publié, circule de main en main. Et pourtant, Martin continue indifféremment à diriger les affaires de la famille depuis la maison mère des Meubles Oppermann, située en plein centre de Berlin (Gertraudenstraße), Gustav ses activités de dandy en dilettante et Edgar à soigner ses patients. Autour d’eux, le monde change, se crispe, des événements « isolés » se multiplient sans être condamnés ouvertement par le gouvernement. Face à ces accès de violence, l’intelligentsia berlinoise se retranche derrière le « bon sens », son héritage culturel, des valeurs de « civilisation, d’humanité ». Des arguments bientôt rendus muets par le cliquètement des bottes nazies, des « Heil Hitler » se répercutant à chaque coin de rue, cris déplaisants, qu’un bras tendu, gestuelle militaire intimidante et grotesque participe à rendre menaçants. Le redressement de l’Allemagne humiliée par le Traité de Versailles passera par la barbarie, la mise en application systématique de l’idéologie nazie. Pour ce faire, des objets de frustration communs doivent être identifiés, les parasites responsables de la décadence de l’Allemagne, les véritables fautifs, dont l’éradication permettrait à terme d’assainir le pays : « Ce mouvement se proclamait national-socialiste. Il disait au grand jour ce qu’Heinrich Wels avait senti depuis longtemps, à savoir que les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes étaient responsables de la décadence de l’Allemagne. » Quelle aubaine pour les êtres médiocres ! Une opportunité en or de s’approprier ce que d’autres, bien plus compétents qu’eux, ont créé. L’antisémitisme sert les intérêts des opportunistes. Le fascisme flatte les plus vils instincts humains : la jalousie, le sentiment d’infériorité, la rancœur, le besoin de domination… Heinrich Wels junior, fabriquant des meubles Oppermann à l’instar de son père au temps du patriarche Immanuel Oppermann, incarne cette fange de la population frustrée. Artisan scrupuleux, bien que trop coûteux, il est écarté par la Maison Oppermann au profit de manufactures moins chères. Humiliation qu’Heinrich Wels digère mal, tentant de concurrencer vainement une maison installée forte de son succès. L’échec cuisant de son entreprise, ajouté au mépris que parvient difficilement à dissimuler Martin Oppermann lors de leur entretien, attise la colère de l’artisan, qui se promet de venger son orgueil bafoué. L’Histoire lui donnera les moyens de ses (petites) ambitions. Martin Oppermann aurait-il manqué de flair, dû se monter plus conciliant ? Faut-il plier face à la médiocrité quand celle-ci est institutionnalisée au risque d’en faire les frais ou faire preuve de davantage de finesse en dissimulant ses pensées ? Dans ce cas, ne joue-t-on pas le jeu de ceux qui précisément souhaite nous voir céder ? Cet arbitrage entre défense de la dignité individuelle, de l’intégrité et sécurité est au cœur du roman. Des décisions de chaque membre du clan Oppermann. Chargé de réaliser en classe un exposé sur une grande figure de l’Histoire allemande, le conquérant Arminius, Berthold – fils de Martin et Liselotte Oppermann – doit gérer un cas de conscience. Renier une vérité historique étayée par des témoignages, des preuves irréfutables, attestant de la défaite des troupes allemandes et la victoire de celles romaines, au nom du patriotisme. L’enseignant Völkisch harcèlera l’étudiant, le poussera dans ses derniers retranchements. Refusant de céder au mensonge organisé, à une société réécrivant son passé, falsifiant les faits, pour raviver une gloire passée, Berthold se retrouve acculé, reprenant à son compte cette citation de Kleist : « Plutôt être un chien qu’un homme si l’on doit me fouler aux pieds. » Une résistance que peu d’Allemands auront le courage de suivre, sacrifiant à la peur leur intégrité morale. Acceptant la dichotomie de l’esprit qu’implique la vie dans un État tout droit sorti de la dystopie glaçante de George Orwell (1984). Le combat de Berthold, tel David contre Goliath, est celui d’un étudiant isolé confronté à l’inanité d’une institution, contre laquelle il semble vain de lutter. Et pourtant, ces mots du Talmud ponctueront de façon récurrente le roman, comme un leitmotiv qu’il faudrait garder à l’esprit, pour lequel toute action de résistance est justifiée, trouve son sens même dans son application, peu importe le résultat escompté : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». Ni Berthold, ni Gustav, dont le destin se déploiera sur le temps offrant un des personnages, contre toute attente, les plus attachants et engagés du roman n’ont pour mission de lutter contre le système tout entier. Leur responsabilité individuelle, leur devoir de citoyen et d’être humain, d’un point de vue éthique, les poussent au contraire à être le grain de sable venant enrayer la machine bien huilée. Le « non » qui dérange. La minorité divergente. Seul cet esprit de contestation, ce refus exprimé de céder aux méthodes malhonnêtes de manipulation des masses, peut triompher. En cela, Berthold et Gustav sont des personnages éblouissants, des modèles de résistance passive et active. Leur combat est juste et ne peut qu’être salué au regard de la froideur scientifique d’Heinrich – ami de Berthold et fils d’Edgar. Incarnant une jeunesse allemande prônant l’opportunisme politique comme éthique, l’adoption de la gestuelle nazie en cas de besoin, tout en la réprouvant dans l’intimité. Sous couvert de bon sens, de rationalité, ces jeunes se compromettent et font acte de collaboration passive. Dissimuler ses convictions profondes n’est-ce pas déjà un compromis fait ? La soumission à une doctrine allant à l’encontre de ses valeurs ? Une manière lâche de laisser aux autres le sale boulot, en se retranchant derrière les arguments creux de la logique scientifique.

Je crois qu’à force de bon sens, vous avez désappris la haine.

Gustav Oppermann à son neveu Heinrich et son ami Pierre Tüverlin

N’est-il pas singulier, dit-il, que la même époque engendre des hommes d’un niveau intellectuel aussi différent que celui des auteurs de Mein Kampf et de Malaise dans la civilisation ? L’étude de leurs deux cerveaux devrait permettre à un anatomiste d’un siècle prochain d’attester un écart d’au moins trente mille ans.

Gustav Oppermann : de dandy à lanceur d’alerte, l’engagement des derniers instants

Au cours de ces journées, il fut en accord avec lui-même et avec son destin comme jamais auparavant. La vie s’écoulait, paisible, régulière, intense comme toujours, et il se laissait porter. Mais justement parce que l’ordre et le souffle paisible de cette Allemagne l’enveloppait d’un coup, qu’il allait du même pas que les autres, qu’il commençait à penser ce que pensaient les autres, il sentait doublement le danger de cette fausse paix et la nécessité de révéler l’escroquerie éhontée de ce pseudo-ordre.

Ayant trouvé refuge en Suisse où il a reçu la visite d’un homme de loi venu lui confier des documents confidentiels attestant de la situation de son pays, puis dans le Sud de la France où il rencontre un agent de la résistance, Gustav Oppermann ouvre les yeux. Son engagement naît à ce moment-là. L’éloignement géographique et la solitude contribuant à ce que les informations lues infusent. S’extraire du lieu où règne la confusion, auquel un attachement sentimental le relie, favorise la désintoxication de l’endoctrinement nazi qui corrompt le pays depuis quatorze ans. Délesté de la chape de plomb qui l’empêchait de réfléchir, Gustav se convainc de la nécessité d’alerter la communauté internationale. La vie futile et oisive qu’il a menée jusqu’alors, semée de plaisirs éphémères lui laissant à posteriori un arrière-goût d’inachevé, de profonde vacuité, trouve enfin un sens. Dans les deux acceptions du terme : direction et signification. Endossant une nouvelle identité, travesti, Gustav traverse la frontière, déterminé à réunir le matériel qui lui permettra d’appuyer ses dires. Les preuves des crimes nazis et de la folie qui a gagné le pays. Il sillonne les routes allemandes, observe une réalité grise et monotone, la crainte des petites gens de ne plus toucher leurs allocations, de souffrir d’une diminution de leur pouvoir d’achat, plutôt que de coups d’éclats. Des exactions ? Certes, il y en a. Personne ne le nie. Mais à quoi cela sert-il de répéter ce que tout le monde sait déjà ? Cela change-t-il quoique ce soit ? Gustav Oppermann serait-il le double romanesque de l’auteur allemand ? Figure de proue de la résistance intellectuelle allemande orchestrant ses actions depuis le Sud de la France, Lion Feuchtwanger a, comme son alter ego à l’héroïsme tardif, été interné dans un camp de concentration dont il s’évade, livre un témoignage factuel en temps réel de la montée du fascisme. Destitué de sa nationalité, stigmatisé, ses biens ayant été confisqués par Hitler, Lion Feuchtwanger ne baisse pas les bras et officie en tant que lanceur d’alerte, dirige une importante publication antifasciste.

Comment un homme aussi intelligent que Gustav pouvait-il être aussi aveugle ?

Des trois frères Oppermann, Gustav, le plus lettré capable de se tourmenter toute une nuit sur la tournure d’une phrase ou son manuscrit de la biographie de Lessing, semble le moins à même de s’engager. S’acharnant au cours des dîners, rendez-vous commerciaux, à défendre les valeurs de l’Allemagne civilisée dans laquelle il est né face à une bande de mercenaires aux méthodes grossières. Une bande de « vauriens armés » hissés au sommet par des capitaines d’industries et des propriétaires terriens qui, une fois leurs intérêts satisfaits, les balayeront d’un coup de main énergique du paysage politique. Quelle naïveté ! Les fils qui contrôlaient ces marionnettes ont depuis longtemps été coupés. Donner des armes à des idéologues enflammés, des brutes sans cervelle, ne peut que tourner aigre. Comment des hommes comme Gustav Oppermann ont-ils pu se fourvoyer avec autant d’aplomb ? Croire aux histoires qu’ils se racontaient ? Aux mensonges dont ils se berçaient ?

« Mais qu’allez-vous imaginer ? Que craignez-vous ? Vous croyez qu’on va empêcher nos clients d’acheter chez nous ? Qu’on va bloquer l’accès de nos magasins ? Nous déposséder du capital de notre entreprise ? Parce que nous sommes juifs ? » Il se leva, parcourut la pièce de long en large de son pas raide et ferme, son nez charnu palpitant sous son souffle furieux. « Arrêtez avec vos histoire à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. Depuis cent quatorze ans, si vous voulez le savoir. Vous croyez que ce peuple de soixante-cinq millions d’habitants a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi. Je refuse qu’on fasse cas de cette poignée de fous et de canailles. Je refuse qu’on raye de l’entreprise le nom réputé d’Oppermann. Je refuse qu’on négocie avec une tête de mule comme Wels. Je ne me laisserai pas gagner par votre panique. Pas moi. Je ne comprends pas comment des adultes peuvent se faire avoir par ce vieux tas de poudre aux yeux. »

La diaspora juive, un mouvement migratoire en répercussion aux persécutions

Comme, à l’ordinaire, ses propos sont pragmatiques, mais tous sentent que les Oppermann n’ont désormais plus de pôle commun, l’histoire d’Immanuel Oppermann, de ses enfants et petits-enfants est finie. Aujourd’hui encore, ils sont ensemble. Mais à l’avenir, ce sera au mieux le hasard qui les réunira. La patrie est dérobée à eux, ils ont perdu Berthold, la maison de la Gertraudtenstrabe et le reste, le laboratoire d’Edgar, la villa de la Max-Reger-Strabe : c’en est fait de ce qu’avait construit trois générations d’entre eux à Berlin et trois fois sept générations en Allemagne. Martin part à Londres, Edgar à Paris, Ruth à Tel-Aviv, Gustav, Jacques, Heinrich s’en vont on ne sait où. Les voila dispersés à travers le monde, ballottés par vents et marées.

 

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.

Idées de lecture autour de la Seconde Guerre mondiale…

booksnjoy - Le monde d'hier Stefan Zweig : un testament éclairé légué à la postérité

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La vengeance de Fanny, Yaniv Iczkovits : vendetta féministe façon chevauchée déjantée dans la Russie du 19e siècle

Dans une province reculée de l’empire russe, Mendé Speisman désespérée par le départ de son mari ; désistements qui par ailleurs semblent se succéder à la vitesse d’une épidémie ; se jette dans la rivière Yasselda. Zvi-Meïr Speisman, comme tant d’autres avant lui, a troqué son shtetl de Polésie pour la grande ville de Minsk. Décidée à venger sa sœur et à lui ramener son fugitif de mari, Fanny Keizman entreprend une chevauchée en pleine nuit. Faisant route avec une équipe de bras cassés, la jeune femme qui pousse l’originalité jusqu’à officier comme shokhetet – abatteur rituel de la communauté juive – devra compter pour se défendre sur son habileté à manier la lame. Relevé et piquant, La vengeance de Fanny revisite les codes du western : vendetta, personnages truculents à la gâchette facile, roadtrip en calèche, hommes taciturnes marqués par la vie et femme éprise de liberté, tout en opérant un virage complètement loufoque. Comme un pied de nez aux romans d’aventure exclusivement masculin, genre qui a longtemps dominé, les femmes se hissent de plus en plus avec panache en héroïnes révoltées. Que ce soit sous les traits d’une mère de famille juive rangée exempte de remords, d’une héroïne argentine queer en quête de schémas familiaux alternatifs (Les Aventures de China Iron de Gabriela Cabezón Cámara) ou d’une orpheline kidnappée par des Indiens traversant en caravane l’Ouest américain (Des nouvelles du monde de Paulette Jiles). Mêlant l’humour juif au burlesque, l’auteur israélien Yaniv Iczkovits nous immerge dans un univers mystérieux, ponctué de termes hébreux et yiddish qu’un lexique enrichi nous permet d’apprécier. Celui des shtlels, du peuple juif dont le communautarisme s’éclaire à la lumière de l’antisémitisme qui sévissait fin 19e dans les pays de l’Est. Hormis un tunnel narratif au milieu du roman et un côté foutraque un peu lassant, un vent de liberté souffle sur les pages de cette épopée féministe déjantée, entre quête d’émancipation et de liberté.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit de l’hébreu par Jérémie Allouche, 512 pages.


Idées de lecture…

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Poussière dans le vent, Leonardo Padura : la diaspora cubaine

« Chaque action provoque une réaction. Nous sommes le résultat d’un grand désordre. Nous vivons sur un manège qui ne s’arrête pas et qui, avec sa force centrifuge, essaie toujours de nous expulser vers l’espace. Tu as beau courir, ton passé peut toujours te rattraper. » Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Dans les années 90, alors que l’URSS est démantelée et l’île maintenue artificiellement sous perfusion soviétique s’enfonce dans l’extrême pauvreté, le Clan se réunit pour célébrer les trente ans de Clara. Un groupe soudé de huit amis, que la maison de Fontanar accueille pour la dernière fois. Dans les jours qui suivent, Walter meurt dans des circonstances troubles et une Elisa enceinte plus confuse et révoltée que jamais s’évapore avec ses secrets, maintenant le flou sur la paternité. Sous l’impulsion de la jeune génération tombée sur une photo prise ce soir-là, la vérité commence à émerger. Et avec elle les souvenirs enfouis. La plupart sont partis, quand d’autres, comme Clara et Bernado, font le choix de rester. Par inertie ou peut-être parce que des liens puissants les rattachent à leur pays. Devenant le centre de gravité d’une diaspora cubaine charriant son lot de regrets et de nostalgie. Piliers d’une mémoire affective commune à tous les exilés. Suivant une boucle temporelle se refermant sur l’élucidation d’une affaire sordide à l’origine de la dispersion d’un groupe d’amis, Leonardo Padura sonde avec émotions l’ambivalence des sentiments ressentis par tout exilé ayant rêvé un jour de faire table rase du passé, et avec lui de ce qu’il a été. Peut-on couper avec ses racines si facilement ? Ou notre identité, composée de différentes strates du temps et de demi-vérité, nous échappe-t-elle inexorablement ? Une fresque politique et une quête identitaire brillamment orchestrée autour de cette interrogation : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »

La même vieille chanson
Rien qu’une goutte d’eau dans une mer sans fin.
Tout de ce que nous faisons se désagrège,
Même si nous refusons de le voir.
Poussière dans le vent,
Nous ne sommes que de la poussière dans le vent.

Kansas, 1977

L’amour, le hasard : certaines personnes sont-elles destinées à se rencontrer ?

Point de jonction entre deux boucles temporelles : les souvenirs nostalgiques de Cuba dans les années 90 et la vie d’Adela aux États-Unis, la relation amoureuse entre la fille de Loreta et Marquitos – fils de Clara, semble le fruit d’un hasard miraculeux. Comment ces deux êtres précédés par une histoire intime si puissante, faite de fantômes, de mystères et de secrets, ont-ils pu se retrouver dans un pays étranger ? Se reconnaître inconsciemment et s’aimer instantanément ? D’autant que Loreta et Clara étaient proches à l’époque, qu’une attirance réciproque avait existé scellée par un unique baiser, à tel point que la frontière entre amour et amitié s’était brouillée et n’avait jamais pu être creusée. Les laissant étourdies, incapables de mettre des mots sur ce qu’elles avaient ressenti. À travers cette histoire d’amour, Leonardo Padura illustre magnifiquement le concept de « mémoire affective », comment une décision entraîne une multitude de répercussions et que fuir son passé ne permet en aucun cas d’y échapper. Les agissements du trio Loretta, Clara et Darío se répercutant sur les générations d’après. Le hasard n’existe pas. Malgré les réticences de sa mère à évoquer sa vie à Cuba, Adela éprouve une fascination pour le pays de ses origines. Fascination qui vire à l’obsession la poussant à étudier son sujet à fond, à entreprendre un voyage à La Havane, à fréquenter des communautés cubaines, gravitant autour de ce point d’attraction avec la sensation que quelque chose lui échappe. Le mutisme de Loreta poussera Adela à creuser son histoire familiale. Une histoire qui recoupe tragiquement celle de Cuba, du communisme, de la police secrète, d’un groupe d’amis dispersé, de morts accidentelles… L’amour étant peut-être la plus belle manière de boucler la boucle et de se réconcilier avec le passé. D’aller de l’avant.

Ce fut là qu’il commencèrent à soupçonner que, s’ils avaient parcouru dans leurs vies les chemins les plus tortueux et les plus rocambolesques, c’était seulement dans le but de se croiser, car l’histoire et le destin avaient voulu, qu’ils se rencontrent, qu’ils s’aiment et que, sans qu’ils le sachent encore, ils referment une boucle du destin le plus improbable qu’ils auraient jamais pu imaginer.

Loreta avait vécu avec ces craintes depuis qu’elle avait appris comment une boucle alambiquée du karma s’était immiscée dans un ensemble de décisions et de solutions apparemment dues au hasard pour faire en sorte que sa fille rencontre à Miami Marcos Martínez Chaple, justement Marquitos, et tombe presque immédiatement amoureuse de lui.

L’exil, la nostalgie

Est-il vrai que personne n’abandonne le lieu où il a été heureux, comme le répétait toujours un Horacio philosophe, lesté de lectures inquiétantes ? Et le lieu où il ne l’a pas été, mais qui est le sien et dont il n’aurait jamais pensé ni souhaité s’éloigner ? Est-il possible de marquer le moment précis où une existence se tord, cette rupture funeste qui pousse une ou plusieurs vies sur des chemins inattendus ? Combien dure, combien pèse ce moment où tout se décide, ce moment précis ou imprécis, visible ou indiscernable à l’instant où il éclôt, ainsi que Clara l’aurait formulé avec ces mots ou avec d’autres ? Et le bonheur : combien dure le bonheur ? Et après les échecs, est-il encore possible qu’existe une victoire finale, comme Bernado le disait souvent ? Mais, surtout, ainsi que s’était plaint une fois Darío : faut-il vivre avec ce genre de questions, sans réponses convaincantes, ni même au moins consolatrices ?

Il croisait d’autres gens qui lui semblaient bizarres, abîmés, des créatures surgies de l’exubérante précarité alentour, des mauvaises caricatures des personnes au milieu desquelles il avait vécu, dont il avait fait partie durant les trente-six premières années de son existence sans les avoir vues à travers ce prisme sombre, modelé par la distance, l’absence, les découvertes, les souvenirs, les oublis et l’abandon . Quel était son monde ? Où était-il ? Que lui était-il arrivé ?

Irving avait, avant, fait l’expérience des départs de Darío, Horacio, Fabio Et Louna, tous dans des circonstances différentes, avec des adieux bruyants ou furtifs. Tous avaient souffert de la disparition traumatisante d’Elisa et du suicide de Walter, toujours vécus comme des arrachements, comme des derniers chapitres venant gonfler le long épilogue d’une historie collective.

Neurochirurgien réputé à Cuba, Darío profite d’une opportunité professionnelle en Espagne pour s’expatrier à Barcelone. Sans même informer sa famille de son projet. Là-bas, il tentera coûte que coûte d’endosser une nouvelle identité : catalan militant pour l’indépendance de sa région, propriétaire d’une maison luxueuse, esthète raffiné, avec en tête de ne jamais regarder en arrière. Le regard fixé vers l’horizon s’interdisant de repenser au passé, à ses origines. Sa naissance dans un immeuble miteux de La Havane, une enfance entre les feux croisés de la pauvreté et une mère alcoolique lui infligeant des corrections d’une extrême violence. Si chacun des membres du Clan tentera à sa manière de se réinventer, Darío est celui qui ira le plus loin dans l’effacement de soi, de ce qui le rattache à Cuba, n’hésitant pas à couper net avec sa femme et ses enfants. À la lumière de sa vie, une aversion aussi extrême pour son pays s’entend. Et qui peut lui reprocher d’avoir saisi la première occasion pour le quitter ?

[…] en fait, il voulait seulement devenir autre chose, un autre Darío, catalan ou martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Darío original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? À quoi sert la nostalgie ?

Ramsés et Darío, deux personnes qui avaient fait de la distance un bouclier plus qu’une cause de lamentations et de regrets, qui avaient réorienté leurs vies de façon satisfaisante, et radicale par bien des aspects, durent se rendre aussi à l’évidence que le passé peut être une tâche indélébile.

Partir ou rester ?

Pourquoi tous ces gens qui avaient vécu de façon naturelle dans une proximité affective, attachés à leur monde et à ce qui leur appartenait, s’efforçant durant des années d’améliorer la vie personnelle et professionnelle à laquelle ils avaient eu accès dans leur pays, décidaient ensuite de poursuivre leur vie en exil, un exil dans lequel, supposait-elle, et c’était ainsi que Fabio l’avait ressenti, ils ne retrouveraient jamais ce qu’ils avaient été et n’arriveraient jamais à être autre chose que des transplantés avec de nombreuses racines apparentes ? Ou parviendraient-ils à être autre chose, n’importe quoi d’autre que des étrangers, des réfugiés, des clandestins, des exilés, des apatrides ?


Mon appréciation : 4/5


Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, 744
 pages.


Idées de lecture…

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{Pal de tour du monde} : Canada, États-Unis et Amérique latine 🌎 #4

Qui dit nouveau continent, dit nouvelle pile de livres à lire ! Voici quelques-unes des lectures qui m’accompagneront au Canada, aux États-Unis et en Amérique latine, avant un nouvel et dernier approvisionnement en Argentine 😎


🇨🇺 Poussière dans le vent de Leonardo Padura

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Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Un secret qui ne sera levé qu’à la toute fin, une brillante réflexion sur l’exil, l’identité, un passé que l’on cherche à fuir, mais qui ne cesse de nous hanter… L’écrivain cubain nous offre un beau pavé, en outre parfait pour l’été 🌞 [Lire la chronique]


🕍 La promesse de Chaïm Potok

Suite du magnifique roman d’amitié L’élu, se déroulant dans les milieux hassidiques new-yorkais, La promesse du rabbin Chaïm Potok suit l’évolution des deux adolescents devenus étudiants. Leur amitié survivra-t-elle aux chemins divergents que prennent leurs vies ?


🇺🇸 Harlem Quartet de James Baldwin

Résumé éditeur : Dans le Harlem des années cinquante, se nouent les destins de quatre adolescents : Julia l’enfant évangéliste qui enflamme les foules, Jimmy son jeune frère, Arthur le talentueux chanteur de gospel et Hall son frère aîné.

Trente ans plus tard, Hall tente de faire le deuil d’Arthur et revient sur leur jeunesse pour comprendre la folle logique qui a guidé leur vie. Pourquoi Julia a-t-elle subitement cessé de prêcher ? Pourquoi le quartet s’est-il dispersé ? Pourquoi Arthur n’a-t-il jamais trouvé le bonheur ?


🇩🇪 Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger

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Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité.[Lire la chronique]


🚌 De beaux lendemains de Russell Banks

Résumé éditeur : L’existence d’une bourgade au nord de l’état de New York a été bouleversée par l’accident d’un bus de ramassage scolaire, dans lequel ont péri de nombreux enfants du lieu.

Les réactions de la petite communauté sont rapportées par les récits de quatre acteurs principaux. Il y a d’abord Dolorès Driscoll, la conductrice du bus scolaire accidenté, femme solide et généreuse, sûre de ses compétences et de sa prudence, choquée par cette catastrophe qui ne pouvait pas lui arriver, à elle. Vient Billy Ansel, le père inconsolable de deux des enfants morts. Ensuite, Mitchell Stephens, un avocat new-yorkais qui se venge des douleurs de la vie en poursuivant avec une hargne passionnée les éventuels responsables de l’accident. Et enfin Nicole Burnell, la plus jolie (et la plus gentille) fille de la bourgade, adolescente promise à tous les succès, qui a perdu l’usage de ses jambes et découvre ses parents grâce à une lucidité chèrement payée.

Ces quatre voix font connaître les habitants du village, leur douleur, et ressassent la question lancinante — qui est responsable ? — avec cette étonnante capacité qu’a Russell Banks de se mettre intimement dans la peau de ses personnages.


🗽 Ombres sur l’Hudson d’Isaac Bashevis Singer

Résumé éditeur : Rien ne sera plus comme avant pour ces survivants venus de Pologne qui se retrouvent à New York en 1947. Alors ils sont saisis d’une folle envie d’agir, d’aimer, d’entreprendre, de réussir. D’aimer, surtout. Au centre du roman, Grein, pris entre trois femmes : la sienne, sa maîtresse et Anna, fantasque et irrésistible. Pour pouvoir vivre ensemble, Grein et Anna défient leur entourage, au risque de briser des vies et de se détruire mutuellement.C’est au plus profond du coeur humain que nous entraîne Ombres sur l’Hudson, au coeur de l’amour, de la passion, de l’angoisse, du désespoir et parfois de la folie. De la lecture de cet immense roman, nul ne sortira indemne.


🇵🇱 La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer

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Prix Nobel de littérature 1978, immense auteur du yiddish, Isaac Bashevis Singer dépeint avec un formidable talent de conteur, réalisme, humour et générosité le rejet d’un modèle archaïque par les jeunes générations d’une famille orthodoxe juive à Varsovie, la recherche du grand amour, de la passion, l’exercice du libre-arbitre, l’affrontement constant entre individualisme et communautarisme. Quelle place occupe l’individu au sein de la communauté juive et cette même communauté au sein de la société ? De ces êtres fourmillant de vie, Singer tire l’essence même de ce qui fait l’être humain, ses névroses, ses doutes, ses tiraillements moraux, la peur de passer à côté de son destin en subordonnant sa liberté au jugement d’autrui, aux règles strictes de la vie en circuit fermé, dont la transgression mène le plus souvent à l’exclusion.[Lire la chronique]


🕎 Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen

Résumé éditeur : Shulem Deen a été élevé dans l’idée qu’il est dangereux de poser des questions. Membre des skver, l’une des communautés hassidiques les plus extrêmes et les plus isolées des États-Unis, il ne connaissait rien du monde extérieur. Si ce n’est qu’il fallait à tout prix l’éviter.

Marié à l’âge de dix-huit ans, père de cinq enfants, Shulem Deen alluma un jour un poste de radio – une première transgression minime. Mais sa curiosité fut piquée et le mena dans une bibliothèque, puis sur Internet, et ébranla les fondements de son système de croyances. Craignant d’être découvert, il sera finalement exclu pour hérésie par sa communauté et acculé à quitter sa propre famille. Dans ce récit passionnant, il raconte ce long et douloureux processus d’émancipation et nous dévoile un monde clos et mystérieux. Une expérience qui a propulsé l’auteur dans une remarquable carrière littéraire.


🥨 La vengeance de Fanny de Yaniv Iczkovits

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Mêlant l’humour juif au burlesque, l’auteur israélien Yaniv Iczkovits nous immerge dans un univers mystérieux, ponctué de termes hébreux et yiddish qu’un lexique enrichi nous permet d’apprécier. Celui des shtlels, du peuple juif dont le communautarisme s’éclaire à la lumière de l’antisémitisme qui sévissait fin 19e dans les pays de l’Est. Hormis un tunnel narratif au milieu du roman et un côté foutraque un peu lassant, un vent de liberté souffle sur les pages de cette épopée féministe déjantée, entre quête d’émancipation et de liberté.[Lire la chronique]


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Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev : l’autopsie freudienne d’une famille israélienne

« Pourquoi dans cette famille passait-on son temps assis autour du brasier de l’amour à ne cesser de mesurer la hauteur des flammes, quelle étrange malédiction se transmettait-on de génération en génération ». Fille de pionniers, Hemda a été élevée dans un Kibboutz par deux idéologues. Un père sévère s’efforçant de lui inculquer des valeurs communautaires et une mère en déplacement courant les financements. L’idéal sociétal pour lequel ses parents ont tout sacrifié ayant échoué, Hemda a déménagé à Jérusalem avec son mari et ses deux enfants. Alors qu’elle est malade et vit ses derniers instants, Avner et Dina se relaient à son chevet, rembobinant le fil de leur vie et de leurs regrets. Un désir tardif d’enfant, auquel Dina s’accroche malgré la folie du projet, espérant retrouver l’amour dont sa mère, dans un mimétisme inconscient, l’a privée. Le naufrage de son mariage, qu’Avner, pourtant avocat spécialisé dans la défense des causes perdues, constate avec amertume. Jeune, inexpérimenté, à l’époque il s’était précipité dans le mariage comme on prend la fuite, voyant en Salomé un moyen d’échapper à une relation maternelle trop fusionnelle. Après avoir décortiqué le délitement du couple et l’explosion de la cellule familiale dans Thèra, la passion adultérine dans Vie amoureuse et la résurgence d’un premier amour dans Douleur, l’autrice israélienne poursuit son exploration de la psyché humaine. Dans Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev ajuste sa focale sur la famille, les motifs sous-jacents de la maternité et les regrets inhérents au passage du temps. Vit-on par procuration à travers ses enfants ? Sont-ils inévitablement une projection maladroite des désirs des parents ? Usant du flux de conscience woolfien pour développer des thèmes freudiens : tels que le poids de l’enfance et la répétition de schémas familiaux, Zeruya Shalev nous plonge dans les pensées tourmentées de personnages complexes et angoissés. Mettant à jour nos peurs et névroses les plus profondes. De l’âme humaine ainsi mise à nu, surgit la seule question qui devrait, au jour le jour, nous guider : à la fin, quand tout aura été dit, que restera-t-il de nos vies ?


Hemda, l’éternelle enfant

[…] mais vie de leur mère n’est-elle pas remplie d’heures divisées en moitiés ou en quarts, de toute façon qui pourrait décrypter l’essence des choses, que s’était-il donc passé pour qu’Hemda, fille de deux grands pionniers, venue au monde dans la première moitié du vingtième siècle, soit si rêveuse, si étrange et étrangère, incapable de s’habituer au kibboutz dans lequel elle était pourtant née et avait grandi, qu’est-ce qui l’avait poussée à épouser leur père, ce garçon solitaire venu d’ailleurs dont l’amour s’était vite transformé en haine et la dépendance en rancœur, mais surtout pourquoi avait-elle été condamnée, elle justement, à illustrer, par sa longévité, ce que l’existence avait d’absurde car, excepté la durée de sa vieillesse, elle avait tout raté, tout vécu à l’envers, une femme qui n’avait pas aimé son mari, une enseignante qui n’avait pas aimé enseigner, une mère qui n’avait pas su élever ses enfants, une conteuse incapable de coucher la moindre histoire sur le papiers.


Comment as-tu osé me modeler en une autre que celle que j’étais puis m’abandonner comme ça, suspendue entre ciel et terre, incapable d’être la fille que tu voulais, incapable de devenir ce que j’aurais dû être.


Dina, la « mal-aimée » entourée de regrets, qui aimerait tout recommencer

[…] quel gâchis, c’est trop tard, mais de quoi parle-t-elle, le sait-elle seulement, trop tard pour tomber amoureux l’un de l’autre, trop tard pour mettre un enfant au monde, trop tard pour changer de vie, cette altération n’était-elle pas dans l’œuf, oh, Amos, si seulement nous pouvions recommencer depuis le début, je ferais tout différemment.

Une mère peut-elle aimer différemment ses enfants ?

La naissance de Dina, son premier enfant, la mort de son père et la résignation du lac s’étaient mêlées dans son esprit et avaient formé un nœud figé et putride qui, à chaque contact, ne fût-ce qu’en pensée, générait de l’effroi. […] et pendant ce temps, dans un berceau de la maison d’enfants, un bébé arrivé avant l’heure suçait goulûment son pouce, une petite fille qui, au lieu d’apporter joie et consolation comme tous les bébés, semblait avoir été frappée de malédiction et ne pouvait espérer que le coup de baguette magique libérateur qui ramènerait sa mère vers le monde des vivants et surtout vers elle. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce coup de baguette magique arriva, deux ans plus tard, sous la forme d’un nouveau bébé, et ce fut lui qui sauva Hemda, l’arracha à ses souffrances et emplit son cœur d’amour, il le fit sans le moindre effort, réussit là où sa grande sœur avait subi un cuisant revers, si bien que ce fut aussi lui qui en récolta les fruits.


Avner, « l’éternel prisonnier » défenseur des faibles et des opprimés

Oui, éternel prisonnier, il s’était attaché à elle trop jeune, comment aurait-il pu imaginer que son premier flirt avec une adolescente pas très grande et aux cheveux coupés court, une histoire principalement guidée par une curiosité juvénile et son besoin affolé de se protéger de sa mère, se refermerait sur lui et deviendrait le piège dans lequel il se débattrait toute sa vie, incapable de s’en échapper, incapable de s’y habituer.


Depuis des années, il se bat contre les institutions les plus puissantes, l’État, l’armée, les services de sécurité, il se bat pour des terres et des indemnisations, des troupeaux et des cabanes en boue, des taudis et des cuvettes de cabinets, oui, parce que c’est là que réside la dignité des malheureux pris entre les feux croisés de forces qui les dépassent […] qui s’occupera de ces tribus en voie de disparition, ces âmes libres du désert, ces Bédouins, fiers nomades qui sont à présent réduits à ramasser les ordures aux abords de nos villes ? Rares sont ceux qui acceptent encore de défendre les faibles, les cerveaux les plus brillants se mettent au service du pouvoir, c’est tellement plus excitant de représenter le gouvernement, les banques, les nantis ! Mais toi, quand tu enfiles ta robe dans la salle d’audience, c’est justement là que tu te sens puissant, en plaidant pour les désarmés et les humiliés face au système capable de les broyer, parfois même tu arrives à gagner, et alors tu ne te sens plus du tout démuni, sauf que ces dernières années tu peux compter tes victoires sur les doigts de la main, il revoit le visage de Soliman marqué par la déception, est-ce lui, Avner, qui a moins de force ou le pays qui s’est musclé ? Qui se bat avec davantage de rage parce qu’il se sent fragilisé justement ?

Mon appréciation : 4/5

 

Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 544 pages.


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Le gang des rêves, Luca Di Fulvio : Gangs of New York

« Tu sais ce que c’est, l’amour ? C’est réussir à voir ce que personne d’autre ne peut voir. Et laisser voir ce que tu ne voudrais faire voir à personne d’autre. » Tombée enceinte de l’homme qui l’a violée, Cetta Luminita, 15 ans en 1909, embarque à Naples pour le Nouveau Monde son fils sous le bras, farouchement décidée à lui offrir la vie qu’on lui a volée. Christmas, mèche blonde retombant nonchalamment sur le front et regard insolent, tiré de son enfance dans les ruelles mal famées du Lower East Side, vit avec sa mère prostituée. Loin des quartiers huppés de Manhattan, où Ruth Isaacson occupe un luxueux appartement sur Park Avenue. Les chemins du jeune voyou et de la riche héritière du West End n’auraient jamais dû se croiser si un événement terrible ne les avait rapprochés. Depuis cette nuit où la vie de Ruth s’est arrêtée, un lien puissant les relie. À mi-chemin entre David Copperfield et Les affranchis, Le gang des rêves est une fresque sociale en clair-obscur dépeignant le New-York des années 20, le quotidien des immigrés juifs et italiens, les Noirs ghettoïsés, dans une ville aux mains des parrains du crime organisé, avec pour fil rouge une histoire d’amour impossible entre deux adolescents. Un jeune wop et une riche juive des beaux quartiers. Deux amants que les circonstances de leur rencontre empêchent de s’aimer. Si tous les codes de la success-story américaine et du roman d’apprentissage en font un vrai page-turner, Le gang des rêves gagne résolument en profondeur grâce à Ruth. Un personnage féminin complexe que Luca Di Fulvio accompagne à chaque étape de sa reconstruction, sur le chemin tortueux vers le regain d’estime de soi après une agression. Des bas-fonds de New York, aux studios hollywoodiens, l’auteur italien nous offre une autre version du rêve américain incarné par un gamin effronté et attachant, une petite frappe au cœur tendre et au cerveau bien fait, qui entend écrire sa légende au sein de la pègre new-yorkaise. Tout en gardant à l’esprit la promesse faite à son premier et unique amour, à la jeune fille qu’il a sauvée et dû abandonner, de revenir la chercher.


Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter. « Je te trouverai ! » articula lentement Christmas. Le train siffla. S’ébranla. Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert. « Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.

Roman d’apprentissage, success-story, amour impossible & american dream… si les ingrédients d’un page-turner réussi sont réunis, cela suffit-il, pour autant, à en faire un grand roman ?

Mais un phénomène similaire avait aussi touché les quartiers pauvres de Manhattan et de Brooklyn. Grâce aux récits de Christmas, les gens ordinaires rêvaient d’être des durs, capables de conquérir cette liberté que la société leur refusait dans la réalité et qu’ils n’avaient pas la force de revendiquer. Christmas était devenu leur voix. Grâce à lui, ils rêvaient opportunités et transgressions et se sentaient capables – confortablement installés devant leurs boîtes à lampe – de prendre des risques.

Né au 18e siècle en Allemagne, le Bildungsroman ou « roman de formation » – aussi appelé « roman d’apprentissage » et « roman initiatique » – retrace les épreuves auxquelles est confronté un jeune héros, dont la personnalité se forgera au contact de la vie. L’enthousiasme pour ce type de récits découle certainement du constat que chacun de nous expérimentera cette transition délicate. Le passage de l’enfance à l’âge adulte – l’anglais rendant avec la concision qui lui est propre cette dimension : coming-of-age story, la perte de l’innocence, des illusions, la confrontation avec un monde extérieur violent, sont autant d’étapes par lesquelles chaque lecteur est passé. D’où l’écho personnel qui renforce notre intérêt pour ce type de romans. L’identification se fait naturellement et, à travers le parcours du héros, certaines réponses sont apportées à des questions qui ont pu nous effleurer. La littérature possède des vertus cathartiques, qui expliquent cette avidité à connaître le dénouement : Christmas parviendra-t-il à s’extraire de sa condition d’émigré italien élevé dans les quartiers ouvriers de New York ? La blessure de Ruth cicatrisera-t-elle, offrant aux deux amants la possibilité de s’aimer ? Le lecteur suit avec émotion leur évolution et vibre au rythme des retournements de situation. Ce n’est plus le gamin des bas-quartiers qui se frotte à la mafia, se heurte à un monde sophistiqué qui l’exclût d’office, c’est le lecteur qui vit, respire, souffre de se voir marginalisé. Ainsi, la réussite d’un récit de formation repose sur le pacte que l’auteur scelle avec le lecteur : si les personnages sont suffisamment bien incarnés pour que l’identification se fasse, que le rythme ne s’essouffle pas, que les sujets évoqués résonnent intimement avec notre expérience, alors le lecteur ne pourra lâcher le roman avant le dénouement. Rares sont les auteurs qui le font aussi brillamment que Luca Di Fulvio. Le gang des rêves réunit tous les ingrédients d’un excellent roman d’initiation : un héros de basse extraction doué, charismatique et impertinent, éduquée par une mère prostituée ayant dû s’exiler après avoir été violée, la difficulté de s’intégrer dans un nouveau pays, la rage de vivre, un amour impossible avec une jeune femme d’origine sociale plus élevée, des histoires familiales compliquées, des revers de fortune, une construction faisant évoluer en parallèle les destins de Christmas, Ruth et de l’agresseur de cette dernière, avec en toile de fond la prohibition, la mafia new-yorkaise, l’essor du cinéma hollywoodien, et l’espoir vécu à travers Christmas de se tailler une place au soleil. De transcender ses origines sociales pour s’élever dans la société et vivre le rêve américain. Le fil rouge étant, comme tous bons romans, le combat acharné entre le bien et le mal, qu’une narration bien maîtrisée permet d’apprécier. Si Luca Di Fulvio ne rechigne pas à user de certaines facilités, s’il arrive que les ficelles soient par trop évidentes, le pacte fonctionne jusqu’à la fin. Il reste qu’à la manière de trappes s’ouvrant à l’improviste, les situations douloureuses se dénouent aisément nous conduisant vers un happy end, qui, bien qu’attendu se laisse apprécier. Le gang des rêves est un formidable roman, addictif, émouvant, très cinématographique également. Une fresque famille et sociale que je ne rangerai toutefois pas dans la même catégorie que des monuments du genre, tels que récemment La huitième vie de Nino Haratischwili, Le Chardonneret de Donna Tartt ou encore Les frères K. Le style fluide, le rythme tenu, les personnages incarnés et le souffle romanesque maintiennent le lecteur en haleine, tout en n’évitant pas un traitement superficiel. Il manque cette densité, cette profondeur dans l’exploration des sentiments et de la psyché des personnages, propres aux grands romanciers. Que la complexité du personnage de Ruth permet, pourtant, d’apprécier par moments.

Ruth Isaacson : une enfance volée et une héroïne (tragique) admirablement incarnée

L’ascension de Christmas Luminita est au cœur de l’intrigue. Et si ses talents de conteur, son habileté à jouer avec la vérité, servent son ambition, en lui permettant de gravir les échelons, il est déconcertant de voir avec quelle facilité tout se place correctement. Le roman de formation repose sur le cheminement du héros, sa capacité à relever les défis que lui impose la vie. De ce point de vue, Ruth s’impose pour moi comme l’héroïne du roman. Luca Di Fulvio lui donne davantage d’épaisseur, suit sa reconstruction laborieuse après son agression. Sur plusieurs années, il embrasse un processus long : de l’état de prostration – « cette torpeur lui cachait les horreurs de la nuit et les impudeurs brutales du jour » – consécutif à l’agression : à l’âge de treize ans, Ruth est violée, battue et amputée d’un doigt par un homme dérangé psychologiquement, qui ira dans un accès de démence jusqu’à tuer ses deux parents, à la négation de sa féminité afin de se protéger – le port de gazes serrées écrasant sa poitrine, l’annihilation de toute forme de séduction, les comportements autodestructeurs, l’anesthésie de ses propres désirs, la honte, l’assimilation du sexe à la souillure, de l’amour à la violence, l’illusion de maîtriser la souffrance en maintenant un contrôle étroit sur tous les aspects de sa vie, visant à étouffer les angoisses qui la hantent et qu’un événement banal du quotidien suffit à réveiller. Puis, peu à peu, le dégoût de soi s’estompe. Ruth se forge seule et apprend à dompter ses peurs. Les bruits de l’extérieur, les autres, associés à la violation de son intimité, s’estompent, se patinent.

D’autres fois encore, elle avait l’impression qu’une déflagration terrifiante lui faisait exploser les tympans, tandis qu’il s’agissait simplement de la voix d’un camarade l’invitant à une fête. On aurait dit que le monde entier avait pris des couleurs, des saveurs, des odeurs et des sons qui étaient simplement trop violents pour elle. Elle s’était mise à porter des lunettes noires. Mais les couleurs étaient dans sa tête. La nuit, elle se bouchait les oreilles avec un coussin, mais c’était dans son cœur que les hurlements se nichaient. Elle ne mangeait presque plus, mais les poisons qui envahissaient sa bouche était enfouis en elle. Elle tentait de se tenir à l’écart des choses et des gens, mais le doigt amputé par Bill, semblait lui parler sans cesse de cet enfer à la fois de feu de glace qu’était le monde.

Son travail de photographe indépendante reflète, d’ailleurs, ce besoin de mise à d’instance avec le monde. De l’observer par le biais d’un écran de protection. Dès lors, ce qui lui semblait insurmontable à hauteur d’enfant, reprend sa place dans la frise du temps. En grandissant son regard évolue. Jusqu’à la confrontation finale où la peur change définitivement de camp. En la voyant logée dans les yeux de son agresseur au cours d’une soirée mondaine à Los Angeles, lui, terrorisé à l’idée d’être démasqué, celle-ci se dissout. Délestée de ce qui l’entravait depuis ses treize ans, Ruth se libère, souffle à nouveau, se décrispe et peut reprendre sa vie là où elle s’était arrêtée. Commencer à aimer et être aimée, sans qu’un arrière-goût écœurant ne vienne empoisonner ses sentiments. Grâce à ce personnage féminin, Le gang des rêves gagne en profondeur, en intensité, là où le destin de Christmas m’a paru plus convenu. Luca Di Fulvio réussit à se glisser dans la peau d’une adolescente traumatisée, insufflant une énergie vitale, dont le roman aurait été privé autrement.

Elle était une riche juive du West Side, lui un voyou, un wop, comme on appelait tous les italiens. Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avez séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ces cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance.

Et elle le savait parce qu’elle-même aurait voulu embrasser Christmas. C’était pour cela qu’elle le détestait. Parce qu’elle était différente de tous les autres, parce qu’elle avait neuf doigts et pas dix. Pourtant, elle pensait sans arrêt à Christmas. C’était le seul auprès de qui elle se sentait libre. Et c’était pour cela que, depuis peu, elle essayait de l’éviter ou de garder ses distances. Christmas était un danger. Ruth ne voulait pas être salie. Or, l’amour était sale. Elle qui avait connu tout ce qu’il y avait à connaître sans jamais avoir reçu son premier baiser, elle le savait. Elle le sentait sur ses lèvres et, plus bas, entre ses jambes. Lorsqu’elle était près de Christmas, c’était comme si mille fourmis couraient sous sa peau. Voilà pourquoi elle le détestait. Et voilà pourquoi elle se détestait.

J’ai attendu un signal m’indiquant que tu allais venir me sauver pour la deuxième fois, que nous allions retrouver notre banc et que tu m’aiderais à conjurer la terrible malédiction qui me tient emprisonnée dans cette nuit où une petite fille est devenue vieille sans jamais avoir été une jeune femme.

Et alors, pour la première fois depuis bien longtemps, elle éprouva une espèce de tendresse pour elle-même. Elle versa des larmes qui n’étaient pas de désespoir. Mais d’acceptation. Ruth ne luttait plus contre elle-même.

Elle sentit alors qu’elle était arrivée au bout d’un parcours. Elle sentit, dans les tréfonds les plus cachés de son âme, que le moment était enfin venu de laisser à nouveau s’écouler le temps. Elle comprit qu’elle était restée emprisonnée dans un photogramme et que, dans ce photogramme, elle avait aussi emprisonné Bill, les condamnant ainsi tous deux. Sa vie s’était cristallisée dans une soirée qui avait eu lieu plus de six ans auparavant. « Mais moi, je suis une autre. Et maintenant toi, tu es un autre aussi ! » se dit-elle, stupéfaite, par la simplicité de cette constatation.


Le New York des années 20 : guerre des gangs, immigration & prohibition

Première étape du rêve américain de Cetta Luminita : Ellis Island. Lieu emblématique ayant vu défiler des millions de migrants. Pour payer son passage vers le Nouveau Monde, Cetta offre ses services au capitaine du bateau et voyage clandestinement dans les cales, son bébé dans les bras. Arrivée à destination, c’est une toute autre vie que celle imaginée en Italie qui l’attend. Le quotidien est rythmé par son travail dans une maison de passes en journée, et de nuits passées dans un appartement étriqué à l’autre bout de la ville, en sous-sol, partagé avec un vieux couple d’immigrés. Le Lower East Side n’a pas encore connu la gentrification et les immigrés irlandais, italiens, juifs, les Noirs, les voyous, les gangsters, les prostituées, les petits commerçants victimes du racket et les gamins en haillons, la mine sombre, les traits tirés et le visage émacié par la faim se disputent la rue. Luca Di Fulvio retranscrit l’énergie d’une ville en ébullition. L’effervescence née du brassage des cultures, de la mixité cultuelle et sociale. Les effluves de pâtes à la sauce tomate, d’ail finement émincé, de viandes mijotées et d’épices suffisant à augurer de la nationalité des occupants. Par ailleurs, l’époque de la prohibition offre de nouvelles perspectives au crime organisé. La mafia tire avantage des restrictions en solidifiant son réseau de bars clandestins, en prenant en main l’acheminement de l’alcool, s’enrichissant considérablement. Christmas baigne dans cet univers depuis petit, côtoie les parrains de la pègre, connaît les codes et en joue. Gangrenée par la corruption, New York apparaît comme une ville sombre, écrasée par la fumée des bouches d’aération, les odeurs de nourriture et de corps, la promiscuité dans les quartiers défavorisés renforçant l’impression d’étouffement ; quand Hollywood ressemble à un décor en carton pâte, dépouillé de sa magie une fois les moteurs coupés. Entre ces deux villes, Christmas et Ruth, qui se sont aimés enfants sur un banc de Central Park, puis se sont perdus, se construisent chacun de leur côté, avant de se retrouver, peut-être, dans la ville qui ne dort jamais.


Mon appréciation : 4,5/5



Date de parution : 2008. Grand format chez Slatskine & Cie, poche aux Éditions Pocket, traduit de l’italien par Elsa Damien, 864 pages.


Idées de lecture…

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