« Une digue s’est rompue en moi. Comme si j’ignorais que je pouvais respirer et que je venais de prendre ma première bouffée d’air. Je pleurais parce que je me sentais riche. Je me sentais féroce, humble et concentrée sur moi-même, en sécurité dans ce monde. » À l’été 95, Cheryl Strayed a vingt-six ans et s’apprête à entamer un voyage qui va changer sa vie. Quatre ans plus tôt, sa mère a été emportée par un cancer foudroyant ; depuis, sa famille a périclité, à l’instar de son mariage, dont ses infidélités à répétition ont eu raison. Seule au monde, avec la sensation d’être « une vraie vagabonde », Cheryl trouve dans la drogue une porte de sortie et se choisit un patronyme « Strayed » qui lui va comme un gant : « s’écarter du droit chemin, dévier de sa course, être sans père, ni mère, ne pas avoir de maison, errer inlassablement en quête de quelque chose ». Un jour, hasard de la vie ou intuition, elle tombe au détour d’un rayon sur un guide du PCT. L’idée de marcher jusqu’à elle-même sur le Pacific Crest Trail ; un sentier de randonnée de l’ouest des États-Unis de 4 200 km de long, reliant les frontières mexicaine et canadienne ; se met à germer. Sans préparation et mal équipée, poussée par « le chagrin, la confusion, la peur et l’espoir », Cheryl Strayed entame un voyage cathartique vers une éventuelle reconstruction. La douleur physique étouffe ses pensées, qui se diluent au gré des kilomètres parcourus. Toute son énergie est tournée vers un seul objectif : continuer à avancer. Retrouver sa place dans une nature sauvage, des paysages époustouflants, où les rencontres font « la magie du chemin », contribuant à apaiser son chagrin. Et peu importe si certaines questions demeurent en suspens et si le sens de sa vie lui échappe par moments. Elle l’a fait. La leçon à en tirer ne s’imposera que des années après, quand en pèlerinage sur les lieux avec son mari et ses deux enfants, elle formulera l’intention de faire de son aventure un récit initiatique bouleversant : « C’était tellement bon de lâcher prise ».
Il me faudrait des années pour retrouver ma place au milieu des dix mille choses. Pour devenir la femme que ma mère avait élevée. […] J’allais souffrir. Terriblement souffrir. J’allais vouloir que les choses soient différentes. Ce désir deviendrait une jungle dans laquelle je devrais trouver ma route. Il me faudrait quatre ans, sept mois et trois jours pour y parvenir. Sans savoir où j’allais jusqu’à ce que j’aie atteint mon but. Un but qui s’appelait le pont des Dieux.
Tout perdre
Entre l’annonce du cancer et le décès de sa mère, un mois seulement s’est écoulé – laps de temps que les médecins avaient initialement estimé à un an. Alors, dévastée par le chagrin et par la culpabilité d’avoir échoué à maintenir sa famille soudée, Cheryl Strayed avance pendant quatre ans sur le fil du rasoir : entre sexe avec des inconnus et shoot d’héroïne. Une descente aux enfers entamée pour combler le vide laissé par celle avec qui elle avait entamé des études de lettres à l’université, qui un beau jour avait filé au volant de sa voiture pour préserver ses enfants d’un mari violent et leur demandait combien tu m’aimes les bras écartés mimant un espace toujours plus grand. L’effroi provoqué par le vertige d’une vie sans épicentre, sans un noyau qui malgré la pauvreté contribuait à lui procurer un sentiment d’appartenance et de sécurité, la jeune femme de vingt-deux ans chavire, partagée entre la douleur de ce qu’on lui a arraché et la colère d’avoir été abandonnée. Elle enchaîne les petits boulots et les relations d’une nuit, alimentant une spirale autodestructrice jusqu’à se dissoudre complètement. S’inspirant dégoût et répulsion. Tomber sur un guide du PCT est un signe. Le destin lui offre une chance de conjurer ses démons et de faire rédemption.
J’aurais voulu parler à Karen, Leif ou Eddie. J’aurais voulu avoir à nouveau une famille, faire partie d’un tout indestructible. Pourtant, ils avaient beau me manquer terriblement, j’éprouvais aussi pour chacun d’eux un sentiment brûlant proche de la haine. J’imaginais qu’un gros engin, du genre de celui qui avait ravagé la forêt, retournait nos seize hectares dans le Minnesota. Je souhaitais de tout mon cœur que cela arrive. Alors, je serais enfin libre. Puisque la mort de ma mère avait prouvé que nous n’étions plus indestructibles, la destruction totale serait un soulagement. La perte de ma famille, de mon foyer, c’était ma zone déboisée personnelle. Il ne restait que les ruines affreuses d’une chose qui n’existait plus.
Partir pour se reconstruire
Mon ancienne vie s’attardait sur ma peau comme un bleu. Mais dessous, la vraie moi se rebellait contre tout ce que j’avais cru acquis.
J’avais conscience de me trouver à un carrefour. Je ne me supportais plus. Il fallait que je me résolve à prononcer les mots qui allaient réduire ma vie en morceaux. Dire à Paul, non pas que je ne l’aimais plus, mais que j’avais besoin d’être seule, sans même savoir pourquoi.
Un mois après l’officialisation de son divorce, sur 1 700 kilomètres : du désert de Mojave à l’État de Washington, Cheryl Strayed entame une marche cathartique. Chaque pas effectué sur le PCT l’éloignant un peu plus de la petite fille qu’elle a été, tout en la rapprochant davantage de la femme apaisée, forte de son exploit. Sanglé sur ses épaules, son sac – malicieusement rebaptisé Monster – symbolise le fardeau qu’elle porte sur son dos. La première fois qu’elle le soulève dans sa chambre du White’s Motel, où elle passe la nuit la veille du jour J, donne d’ailleurs lieu à une scène que l’on se figure le sourire aux lèvres. Prenant une profonde inspiration, après maintes contorsions, Cheryl passera de la position accroupie à verticale arrachant au passage une grille de climatisation. Ce n’est que sur la route, encouragée par un randonneur averti – ancien chef scout, qu’elle accepte d’écarter les objets dénués d’utilité. Ainsi délestée de ces poids morts, elle avance plus légère. À l’image des pensées ressassées depuis des années vaincues par les exigences du chemin caillouteux. Sur le PCT, le vrai danger éclipse les nœuds que le cerveau se fait. Seul compte la satisfaction des besoins primaires : marcher (jusqu’à que ce que six de ces ongles de pieds ne finissent par tomber), boire (à l’occasion de l’eau croupie), manger (de la bouillie en rêvant de fast food), dormir (en évitant de se faire croquer par un ours attiré par les sachets d’aliments déshydratés). Ici les priorités évoluent. Le sentiment d’être vulnérable accru. La répétition des tâches quotidiennes : monter/démonter la tente, rassembler le matériel de bivouac…et la contemplation de paysages naturels à l’état sauvage : les étendues désertiques de la Californie du Sud, les sommets escarpés de la High Sierra, le sol volcanique de la Californie du Nord, les étendues boisées de l’Oregon – « cette forêt avait quelque chose de magique – elle était presque gothique dans sa somptuosité verte, à la fois lumineuse et sombre, si luxuriante qu’elle semblait surnaturelle et tout droit sortie d’un conte de fées », participent à détacher Cheryl de son passé. À l’ancrer dans le moment présent en mettant son corps en mouvement. D’aucuns y verront une fuite ; mais comme le souligne l’autrice américaine, si dans la drogue elle a cherché une porte de sortie, le PCT a lui été une porte d’entrée. Un sentier alternatif lui permettant de s’extraire d’une situation désespérée pour in fine se trouver. Les grincheux trouveront donc matière à réviser leur jugement concernant la « fuite », souvent connoté péjorativement et associé à une forme de lâcheté. Comme si un contrat nous liait à ne surtout rien changer d’un quotidien déprimant.
C’était lié à la sensation qu’on éprouve quand on est en pleine nature. Quand on marche pendant des kilomètres sans autre raison que de contempler l’accumulation d’arbres, de prairies, de montagnes, de déserts, de ruisseaux, de rochers, de fleuves, d’herbes, de levers et de couchers de soleil. C’était une expérience puissante et fondamentale. J’avais la conviction qu’il en avait toujours été ainsi depuis les débuts de l’humanité, et que tant que la nature existerait à l’état sauvage, cela ne changerait pas.
Trouver sa place
C’était occupé. Par moi. J’étais là. Je n’avais pas ressenti ça depuis des lustres : l’impression d’être en moi, d’occuper ma place dans l’insondable Voie lactée.
À travers ce récit autobiographique, Cheryl Strayed pose la question de la place que l’on occupe au sein de sa famille, de la société, de son couple, de sa vie. Comment un drame dans une famille redistribue les rôles de chacun. En tant qu’aînée, Cheryl Strayed a occupé la place laissée vacante par son père, qui a disparu suite au décès de sa mère. Position inappropriée faisant peser sur les épaules de l’adolescente de lourdes responsabilités. Une des tâches de Cheryl Strayed au cours de son itinérance consistera à cesser de mettre sur un piédestal la mère-courage qu’elle admirait et à la voir telle qu’elle était. Une femme comme les autres avec ses défaillances et ses égarements. Ce passage d’un regard d’enfant à un regard d’adulte porté sur les parents s’avère d’autant plus délicat dans son cas que la colère qu’elle aurait dû plus jeune diriger vers sa mère n’a pas d’objet où se poser et finit donc par lui être retournée de plein fouet. Par simple ricochet, l’explosion de la cellule familiale entraîne celle maritale. Et ce n’est pas faute d’aimer son mari. Preuve en est : quelques jours avant de se lancer sur le PCT les ex-époux se tatouent le même symbole sur le bras. Mais pour être disposé à aimer, encore faut-il savoir qui l’on est. Ne pas mettre en doute son identité et être en mesure d’identifier ses désirs. C’est tout le travail intérieur que Cheryl Strayed a effectué avant de retrouver une certaine forme de stabilité.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2012. Poche chez 1018, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Guitton, 504 pages.
Qu'en pensez-vous ?