« En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. » Au cœur des glaciers de la péninsule volcanique de l’Extrême-Orient russe, Nastassja Martin se retrouve nez à nez avec un ours. La collision entraîne l’hybridation de l’identité de l’anthropologue, réfractaire au “concept d’identité univoque” modelée par la modernité, qui fusionne avec celle de la bête blessée par un coup de piolet qu’elle parvient à lui asséner pour se dégager. Jamais le terme attaque n’est employé, plutôt celui de rencontre, de confrontation avec l’altérité. Celle de l’animal qui voit dans les yeux de la femme qui le défit sa propre humanité et cherche à lui arracher. Après de multiples opérations de reconstruction faciale, l’autrice revient dans ce texte autobiographique éblouissant sur ce qu’elle conçoit comme une (re)naissance et un voyage à la lisière d’un temps immémorial où “l’indistinction régnait”. De cette étreinte, la jeune femme de 29 ans ressort enrichie et non diminuée, malgré son visage défiguré. « Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Moitié femme moitié ours. » Une miedka. Un mélange entre humanité et animalité. Un être sorti des replis du temps, de là où l’homme était encore en phase avec la part sensible du vivant. Et si les pas de Nastassja Martin l’avaient sciemment conduit là-bas, au cœur même du sujet autour duquel elle gravite depuis tant d’années ? Soit l’étude de la cosmologie animiste. Une croyance allant à rebours du sens impulsé par la civilisation, pour qui tout doit être signifiant, entraînant inéluctablement un appauvrissement dans notre manière d’interagir avec le vivant. Fascinant et troublant, le récit de cette métamorphose est une invitation à accueillir l’inattendu, en se tenant à l’écoute de ce qui seul peut s’appréhender par le canal de notre sensibilité, la rationalité mise de côté. Une invitation à renouer avec notre animalité, à croire aux fauves.
J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir.
Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel.
Je ne me ressemble plus, ma tête est un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de suture. Je ne ressemble plus et pourtant je n’ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s’est imprimée sur mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour.
Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle ; une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre. Les bateaux flottent et je visualise cette ancre disparaître dans un espace qui me précède et qui me fonde. Je me dis que si j’y arrime mon embarcation, elle ne dérivera plus : elle ondulera sur la surface présente du présent.
Être moi aujourd’hui, c’est refuser le consensus, éviter le concordat sans toutefois recourir au hara-kiri.
Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de monde divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation. Tout a déjà eu lieu : mon corps est devenu un point de convergence. C’est cette vérité iconoclaste qu’il faut intégrer et digérer. Il me faut désamorcer l’animosité des fragments de mondes entre eux et à l’intérieur pour ne considérer ici que leur alchimie future. Et pour parachever cette opération de corps et d’esprit, il faut dès à présent refermer les frontières immunitaires, recoudre les ouvertures, les résorber, c’est-à-dire décider de clore. Il faut cicatriser. Clore, c’est accepter que tout ce qui a été déposé en moi en fait désormais partie, mais que dorénavant ont n’entre plus.
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 2019. Grand Format chez Verticales, 160 pages.
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