« Je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière… sauf que ces derniers sont en paix, et qu’il faut bien que leurs femmes se taisent… » À mille lieux de la haute société new-yorkaise, qu’Edith Wharton de sa plume acide épingle avec un plaisir indicible dans Chez les heureux du monde et Le temps de l’innocence (Prix Pulitzer 1921 : le premier remis à une femme), Ethan Frome est la chronique d’un amour impossible dans un village reculé du comté de Starkfield en Nouvelle-Angleterre. Homme taiseux, courbé sous le poids d’une vie de labeur et de renoncements, Ethan Frome compose avec la pauvreté, ainsi qu’une épouse de six ans son aîné. Acariâtre et hypocondriaque, l’ayant soulagé quand sa mère était alitée, Zeena se plaît à répéter un schéma qui déjà l’entravait. Elle est le principal obstacle au bonheur d’Ethan. Un empêchement constant provoquant son inertie morale, puis physique, engourdissant ses mouvements et sapant ses élans. En elle, se cristallise toute la frustration d’une vie manquée, faite d’ambitions avortées. Alors, le jour où cette dernière, pressentant un rapprochement entre son mari et sa cousine Mattie – orpheline ruinée qu’elle a recueillie, pousse Ethan dans ses retranchements, ce dernier acculé perd son sang-froid. Mattie est son dernier rempart, l’ultime point lumineux avant que l’obscurité ne l’enveloppe tout à fait. Renoncer à cette dernière chance d’aimer équivaudrait à s’effacer. L’issue d’un pareil triangle amoureux, où chaque coin est entravé, asphyxié et gorgé de ressentiments, est connue. Tragédie sociale doublée d’un échec marital, Ethan Frome est un classique romantique d’une grande beauté, portée par la personnalité d’un homme fruste, que vient compenser une sensibilité développée, et que l’incapacité à exprimer ses sentiments rend profondément attachant. Le drame intime nous est raconté par un étranger des années après les faits, que le roman déroule jusqu’au point de basculement. Ce moment clivant, où plus rien ne sera comme avant, faute d’avoir pu imprimer en amont une autre direction aux événements.
Il semblait un élément du paysage mélancolique et silencieux, l’incarnation de sa tristesse glacée, tellement tout ce qui était chaleur et sensibilité était enfoui au fond de lui-même.
Pourtant sa réserve n’avait rien d’hostile. Je sentais simplement qu’il vivait dans une solitude morale trop profonde et trop reculée pour qu’on pût pénétrer facilement jusqu’à lui ; et j’avais l’impression, si tragique que fût la situation personnelle de Frome, que cet isolement tenait plus encore à l’accablement produit par les longs hivers glacés de Starkfield…
Depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu’un danger menaçait son bonheur: c’était le silence obstiné de Zeena, c’était le coup d’œil que Mattie lui avait adressé pour l’avertir, c’était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir…
Toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s’incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu’il avait souhaité, c’était elle qui l’avait empêché de le réaliser et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience… Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu’il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle… Brusquement, il fit un pas en avant, et s’arrêta.
Mon évaluation : 3,5/5
Date de parution : 1911. Poche chez Archipoche, traduit de l’anglais par Maurice Remon, 141 pages.
Mes recommandations
- Chez les heureux du monde, Edith Wharton
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