Toutes les Publications De Books'nJoy

Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé : Prix Goncourt 2004

Le soleil des Scorta est le troisième roman écrit par Laurent Gaudé. Cet ouvrage a été récompensé par le prix Goncourt en 2004. Roman solaire baigné de lumière, Le soleil des Scorta retrace le parcours chaotique d’une lignée maudite. Issus d’un viol commis par un malfrat à la fin du 19e siècle dans le sud de l’Italie, à Montepuccio, les Scorta portent dès lors le sceau de la honte et du déshonneur. Laurent Gaudé nous conte l’histoire de cette famille à travers plusieurs générations. C’est un roman magnifique qui aborde avec justesse la notion d’héritage et de transmission entre les membres d’une même famille. À travers les hommes de cette famille, on est témoin de l’oeuvre du temps sur les mentalités. Alors que les deux premières générations associent transmission et malédiction voire destruction, les autres générations s’acharnent à offrir un avenir plus radieux à leurs descendants. La famille est au centre du roman, ce qui lui donne cette profonde humanité. Dès les premières lignes, la plume de l’auteur envoûte le lecteur et le transporte dans le sud de l’Italie, dans ce petit village dardé par les rayons du soleil, à la jonction entre la mer Méditerranée et une terre aride et poussiéreuse. Il émane de la description de ce village une fatalité résignée. Chaque membre du clan devra faire preuve d’abnégation pour espérer conjurer le sort que leur aïeul a fait peser sur eux.

Résumé

L’origine de leur lignée condamne les Scorta à l’opprobre. À Montepuccio, leur petit village d’Italie du Sud, ils vivent pauvrement, et ne mourront pas riches. Mais ils ont fait voeu de se transmettre, de génération en génération, le peu que la vie leur laisserait en héritage. Et en dehors du modeste bureau de tabac familial, créé avec ce qu’ils appellent « l’argent de New York », leur richesse est aussi immatérielle qu’une expérience, un souvenir, une parcelle de sagesse, une étincelle de joie. Ou encore un secret. Comme celui que la vieille Carmela confie au curé de Montepuccio, par crainte que les mots ne viennent très vite à lui manquer.

Roman solaire, profondément humaniste, le livre de Laurent Gaudé met en scène, de 1870 à nos jours, l’existence de cette famille des Pouilles à laquelle chaque génération, chaque individualité, tente d’apporter, au gré de son propre destin, la fierté d’être un Scorta, et la révélation du bonheur.

Actes Sud

La rédemption d’une lignée maudite à travers plusieurs générations 

Tout commence en 1875, sur une route sinueuse, une chaleur insoutenable sévit dans cette région de l’Italie du Sud. Un homme, prénommé Luciano Mascalzone,  juché sur le dos d’un âne, avance péniblement vers le village de Montepuccio. Interdit de séjour, il connaît le prix à payer pour son effronterie. Brigand notoire, condamné à la prison, il a été banni du village bien des années auparavant. Pétri d’orgueil, il fait fi des menaces, rejoint la femme pour laquelle il pensait être revenu. Une fois la relation consommée, il repart sur son âne. Bientôt rattrapé et roué de coups, il réalise que la femme avec qui il a partagé une étreinte n’est pas celle qu’il pensait et meurt après que la vie lui a joué une ultime et cruelle farce. De cet événement, est issue la lignée des Scorta. Les descendants de cette relation grotesque recevront en héritage la démence du père. La folie destructrice coule dans leurs veines et semble se transmettre de générations en générations.

Ma mère m’a transmis le sang noir des Mascalzone. Je suis un Scorta. Qui brûle ce qu’il aime. […]

« Pour quoi sont fait les Scorta ?

– Pour la sueur », répondit Elia.

Se succéderont plusieurs générations de Scorta. Rocco Scorta Mascalzone incarnera la démesure, criminel notoire, il dépouillera les habitants de la région, pour la veille de sa mort choisir de ne rien laisser aux siens. La troisième génération de Scorta incarnée par Domenico, Giuseppe, Carmela et Rafaele – qui à défaut d’être frère de sang, choisir de le devenir. C’est cette génération qui s’efforce de réhabiliter le nom des Scorta, qui connaîtra le goût de l’effort. Laurent Gaudé nous offre des moments de pure grâce. Le banquet est un de ceux-là. À cette occasion toute la famille Scorta est réunie autour de mets préparés par Rafaele. Laurent Gaudé nous fait partager les rires, les joies, le bonheur de cette tribu. Une plénitude émane de ce repas de famille, où chacun goûte au plaisir de s’extraire d’une existence faite de labeur pour partager un moment hors du temps et qui restera gravé. La manière qu’a Laurent Gaudé de décrire la mort est extrêmement poétique. Il en fait un moment hors du temps, comme si chacun en avait l’intuition. Il représente très bien le décalage entre ce moment quasi mystique qu’est la mort pour une personne – surtout sa propre mort – et l’insignifiance de la disparition d’un être. Le non vide qu’il laisse derrière lui. Laurent Gaudé place des phrases magnifiques dans la bouche du descendant des Scorta qui s’adresse au curé don Salvatore :

Les générations se succèdent, don Salvatore. Et quel sens cela a-t-il au bout du compte ? Est-ce qu’à la fin, nous arrivons à quelque chose ? Regardez ma famille. Les Scorta. Chacun s’est battu à sa manière. Et chacun, à sa manière, a réussi à se surpasser. Pour arriver à quoi ? À moi ? Suis-je vraiment meilleur que ne le furent mes oncles ? Non. Alors à quoi ont servi leurs efforts ? À rien. Don Salvatore. À rien. C’est à pleurer de se dire cela.

Un roman solaire porté par une plume envoûtante, qui décrit avec justesse l’oeuvre du temps

Le soleil des Scorta, contrairement à d’autres romans primés ayant reçus le Goncourt, n’est pas une démonstration de force visant à permettre à Laurent Gaudé de faire étalage de son érudition. Le roman est porté par une plume puissante et envoûtante, qui donne au récit une dimension légendaire. Pour autant, il n’y a aucune lourdeur dans l’écriture. Au contraire, je trouve que la plume de Laurent Gaudé convient parfaitement à l’atmosphère asphyxiante qui se dégage du récit. On se laisse porter par ce doux mélange qui fonctionne parfaitement. La langue est riche. Laurent Gaudé excelle dans l’art de communiquer des émotions au lecteur, on sent le sol caillouteux sous nos pieds, le soleil qui tape sur les tempes, l’éblouissement dû aux rayons du soleil se réverbérant sur les maisons blanchies à la chaux dans les Pouilles en Italie. On sent les effluves d’huiles d’olive et le parfum des oliviers. On sort de ce roman ébloui et imprégné de senteurs du sud. Les paysages s’impriment sur nos rétines pour y rester longtemps après avoir tourné la dernière page du livre. Laurent Gaudé à travers la lignée des Scorta, décrit avec justesse l’attachement aux racines et au sol qui nous a vu naître. Le lien irrationnel qui unit un individu à un lieu qui incarne le passé. Les notions d’identité, d’appartenance à un clan, de solidarité, de transmission sont centrales. Laurent Gaudé fait du travail et non de l’argent, le moyen d’atteindre la liberté. En ruinant ses descendants, Rocco Mascalzone, leur a permis d’éprouver des sentiments purs comme la solidarité entre membres d’un même clan. En leur refusant son argent, il les a sauvés. Le soleil des Scorta, est le récit d’une construction familiale.

Conclusion

C’est un très un gros coup de coeur que Le soleil des Scorta. Laurent Gaudé a un réel talent de conteur. Il manie avec dextérité l’art de faire voyager son lecteur, de le plonger dans des décors solaires baignés de lumière. Je ne peux que vous le recommander ! L’écriture est magnifique, les Scorta sont attachants malgré cette lueur de folie qui ne quitte par leurs yeux. J’ai tendance à ne pas me retrouver dans les romans primés au Goncourt – à par quelques exceptions comme Chanson Douce signé Leïla Slimani ou Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre. Et là  je partage l’avis du jury.

>>> Chronique du Prix Goncourt 2016, par ici !

>>> Chronique du Prix Goncourt 2017, par ici !

Partager

Ma reine, Jean-Baptiste Andrea : Prix du Premier Roman 2017

Ma reine, est un premier roman coup de maître signé Jean-Baptiste Andrea. En lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018, il sortira en librairie le 30 août 2017. Et je vous conseille dès sa sortie de vous ruer en librairie, car bien que n’ayant pas lu tous les romans qui paraîtront à la rentrée 2017, je suis intimement persuadée qu’il fera partie des révélations de cette rentrée littéraire. Le magazine Livres Hebdo a publié le 30 juin dernier, le chiffre affolant de 581 livres à paraître entre la mi-août et la mi-octobre 2017 !! Ma reine, est une ode à la différence. Un jeune garçon, Shell, se sachant différent des autres et sous la menace d’un envoi dans un institut spécialisé, décide d’échapper à cette brutale réalité. Il entame alors, un voyage initiatique où il fera la connaissance d’une jeune fille Viviane. Elle deviendra sa première véritable amie, mais également sa reine. Jean-Baptiste Andrea nous livre un conte onirique et poétique d’une rare douceur. Il y aborde le sujet délicat de la différence et de la violence physique et morale subie dans l’enfance. Ce premier roman agit comme une claque, ouvert le matin, achevé le soir-même, je n’ai pas pu décrocher une seconde de ma lecture. Le lecteur est happé par l’histoire de ces deux enfants, déjà meurtris par la vie, qui vont se lier d’amitié et tenter de se sauver en se créant un monde imaginaire merveilleux. Un parallèle entre l’oeuvre d’Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, et Ma reine de Jean-Baptiste Andrea peut être fait. Toutes deux abordent des notions telles que la candeur propre à l’enfance et le rôle de l’imaginaire symbolique.

Résumé

Vallée de l’Asse. Provence. Été 1965. Il vit dans une station-service avec ses vieux parents. Les voitures qui passent sont rares. Shell ne va plus à l’école. Il est différent.

Un jour, il décide d’aller de partir. Pour aller à la guerre et prouver qu’il est un homme. Mais sur le plateau qui surplombe la vallée, nulle guerre ne sévit. Seuls se déploient le silence et les odeurs du maquis. Et une fille, comme un souffle, qui apparaît devant lui. Avec elle, tout s’invente et l’impossible devient vrai. Il lui obéit comme on se jette du haut d’une falaise. par amour. Par jeu. Et désir d’absolu.

Éditions de l’Iconoclaste

Un premier roman magistral et éblouissant

La première et la dernière phrase de Ma reine suggèrent au lecteur qu’il entre puis qu’il quitte un monde onirique où la limite entre le rêve et la réalité est floue et ne sera au cours du roman jamais vraiment levée. La première phrase n’est pas sans rappeler le passage dans le roman de Lewis Carroll, Les Aventure d’Alice au pays des merveilles, où Alice tombe dans le terrier du lapin. Ma reine s’ouvre et se clôt sur cette chute qui encadre ainsi le récit. J’ai supposé que l’auteur nous invitait à entrer puis à quitter, une fois le conte arrivé à sa fin, un monde imaginaire où le rêve prend le pas sur la réalité.

Je tombais, je tombais et j’avais oublié pourquoi. (1ère phrase)

Il ne restait au vent qu’à souffler, à souffler jusqu’à m’effacer de cette histoire, si elle a existé. (dernière phrase)

Jean-Baptiste Andrea signe un roman extrêmement poétique et émouvant sans jamais tomber dans le pathos. L’écriture lyrique ne s’embarrasse pas d’effets de style inutiles, qui auraient alourdis le propos de l’auteur, et décrit une atmosphère ouatée. Il maîtrise son sujet du début à la fin. L’emploi du « je » renforce l’impression de réalité, on partage les émotions et sentiments qui submergent le narrateur. Sentiment de frustration lié au décalage entre lui et les autres mais également l’ivresse qui accompagne la découverte du sentiment d’amitié. On éprouve de la tendresse face à la crédulité et à la candeur dont il fait preuve. Atteint d’un handicap dont on ne connaît pas précisément la nature, le narrateur éprouve des troubles de  l’élocution et du langage. Sa relation avec les autres en est nécessairement affectée. Jean-Baptiste Andrea décrit avec virtuosité les émotions enfouies chez Shell qu’il ne parvient pas à exprimer oralement. Ce qui à l’état de réflexions semble parfaitement limpide, se traduit par un grognement à l’oral, faute de pouvoir exprimer correctement le cheminement de sa pensée. Les mots, une fois exprimés à voix haute, ne s’emboîtent plus, perdent de leur cohérence. Cette incapacité à formuler correctement ses pensées frustre Shell, et l’empêche de communiquer avec les garçons de son âge. Seule Viviane, parviendra à créer un lien véritable avec lui. Peut-être que l’auteur suggère ici qu’il est plus simple pour deux êtres meurtris de se comprendre…

Il faut voir les choses comme ça, a dit mon père en me montrant la belle photo de l’Alfa Romeo Giulietta au-dessus de son bureau : je suis un peu  comme elle, mais avec un moteur de 2 CV dedans.

[…] je n’arrivais pas à dire quelque chose parce que ça prenait trop de place dans ma tête et que ça ne passait pas par ma bouche.

Ma reine, est un roman extrêmement visuel. Les paysages s’impriment sur la rétine. L’auteur a su créer un décor, une atmosphère qui invitent le lecteur à se laisser emporter par les mots.

Elle avait couru, ça se voyait à ses joues rouges, j’avais envie de les frotter pour avoir ce rouge au bout des doigts, comme quand on effaçait un mot au tableau.

Jean-Baptiste Andrea aborde le sujet délicat de la violence subie dans l’enfance    

De par le simple fait qu’il est différent, Shell sera la proie des moqueries et insultes en tout genre. L’enfance est un âge cruel, et la moindre différence lourdement punie. Il subira une mise à l’écart douloureuse de la part de ses camarades. Ses parents n’auront pas d’autre choix que de le déscolariser et de le faire travailler avec eux à la station-service. Cette violence décrite, à la fois physique, mais également verbale est acceptée par Shell qui n’y voit que la conséquence logique de ce qu’il est. Viviane, elle, est victime de violences physiques. Coups – sans que cela ne soit jamais concrètement formulé – qui lui sont infligés par son père. Cela se traduit par une brutalité dans ses rapports humains et une colère permanente. Son enfance meurtrie la pousse à se créer de toutes pièces un monde imaginaire qu’elle substitue à la réalité. Sa maison se transforme en château féérique, l’ampoule en lustre en pierre de lune et elle de jeune fille violentée en reine du plateau et des montagnes. Jean-Baptiste Andrea choisit de sublimer la violence plutôt que de la décrire crûment.

Conclusion

Ce roman a été pour moi une véritable découverte et une très belle surprise. Je partais assez sceptique, persuadée que le sujet n’allait pas me plaire. Mes appréhensions de départ ont été balayées dès les premières pages, par l’écriture feutrée tout en douceur de Jean-Baptiste Andrea, qui aborde la notion du handicap avec subtilité. Je sors de ce roman émue par le récit de ce jeune garçon handicapé, prêt à tous les sacrifices pour être aimé et ne pas être abandonné. Jean-Baptiste Andrea, avec ce premier ouvrage, frappe un grand coup, je croise les doigts pour qu’il soit récompensé à la rentrée. Ce récit plein d’audace est une petite merveille. 😉

Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :

Catégorie « Romans » :

Catégorie « Polars » :

Catégorie « Documents » :

  • La tête et le cou, Maureen Demidoff
  • Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018

Partager

La tête et le cou, Maureen Demidoff : portraits de femmes russes

La tête et le cou Histoires de femmes russes de Maureen Demidoff, est en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018, dans la catégorie Documents. Maureen Demidoff réunie dans cet ouvrage des témoignages de femmes russes, rencontrées alors qu’elle était expatriée à Moscou. Hormis leur nationalité, ces femmes ne partagent que peu de choses. Cette diversité des profils offre au lecteur une vision globale de la Russie d’aujourd’hui, en proie à des conflits identitaires, au manque de repères, à la nécessité d’un pouvoir fort incarné par Vladimir Poutine qui fait du nationalisme un moyen d’unifier la société russe. En multipliant les témoignages, l’auteure révèle la complexité de diriger un tel pays et les divergences culturelles profondes entre la Russie et nos sociétés occidentales américanisées. Le fonctionnement intrinsèque de la société russe ne permet pas d’appliquer nos valeurs, à l’individualisme occidental, la Russie oppose la notion de collectif et la patrie. Au regard des différents témoignages, le thème récurrent abordé par ces femmes est l’amour de la patrie. Les Russes aiment leur pays. Avant de lire Maureen Demidoff, je ne m’attendais pas à découvrir un sentiment national si fort et ancré dans la société, sentiment qui transcende les classes sociales et les générations. Cet ouvrage apporte des clés de lecture et de compréhension de la société russe, marquée par des basculements politiques successifs et violents. D’un point de vue sociologique, je recommande cet ouvrage pour tous ceux qui souhaitent se débarrasser de leurs idées préconçues d’occidentaux. On découvre à travers ces entretiens, une femme russe qui porte à bout de bras sa famille et le pays. Femme forte, indépendante et autonome, la femme russe apparaît comme étant également rêche et autoritaire. Les hommes, en sous-nombre en Russie, se révèlent faibles et inconsistants au sein de la cellule familiale, à l’opposé de la vision que j’avais de l’homme russe. À travers ces témoignages, se profile un déséquilibre entre la place de la femme et celle occupée par l’homme au sein du noyau familial et de façon plus général au niveau social. Déséquilibre, dont je n’avais pour ma part aucune idée avant de me plonger dans cet ouvrage particulièrement instructif.

Résumé

Trois générations de femmes russes parlent à bâtons rompus, se confient et racontent leur pays…

En toile de fond de leurs récits de vies ordinaires, c’est l’histoire de la Russie qui défile : l’immense Union soviétique, le chaos libéral des années 1990 et la Russie de Poutine.

Plus concrètement, elles parlent de petites filles, de femmes et de grands-mères qui ont vécu dans différentes Russies. Et au-delà, ce sont des hommes dont elles parlent le plus, et le regard qu’elles posent sur eux, que ce soit un mari, un père, est révélateur et sans appel. Pour citer l’une d’elles : « L’homme est la tête, et la femme est le cou, la tête ne bouge que grâce au cou qui commande. »

Voici des portraits intimes qui révèlent des héroïnes aux vies bigarrées mais qui se ressemblent : des femmes fortes, battantes, féminines et maternelles, qui s’opposent tristement à un modèle masculin souvent trop dégradé à leurs yeux… Le mot « Amour » n’apparaissent nulle part… Leur donner la parole a semblé important à l’auteur, à cause de la place prégnante de la femme en Russie, pilier autant de la famille que de la société, et surtout parce qu’elles n’ont jamais été entendues.

Éditions des Syrtes

Un ouvrage particulièrement éclairant et instructif sur la société russe actuelle 

Maureen Demidoff, par le biais des témoignages, dispense un certain nombre d’enseignements sur la société russe, qui permettent une meilleure compréhension de celle-ci. Certains thèmes sont récurrents, ce qui atteste de leur universalité au sein de la société russe. La notion de patrie, par exemple, est centrale. Contrairement, à la vision individualiste des sociétés occidentales, la notion de patrie en Russie prime sur le destin individuel. Le tout l’emporte sur les parties. Cette conception permet de comprendre la résignation du peuple russe face à des événements ponctuels, qui nous feraient bondir. Par événements ponctuels, j’entends les assassinats d’opposants politiques, comme l’assassinat à côté du Kremlin de Boris Nemtsov – homme politique libéral russe – le 27 février 2015. Si ces pratiques choquent l’opinion publique et suscitent l’indignation en Russie, les Russes rationalisent l’acte en l’inscrivant dans un processus de long terme de pacification du pays entamé par Vladimir Poutine. Le peuple russe est marqué par la succession de changements politiques survenus au cours du vingtième siècle. Aujourd’hui, il semble aspirer à un retour au calme, même si cela suppose de brimer les libertés individuelles un temps. Elena D., née en 1975 s’offusque de la manière avec laquelle nous, occidentaux, nous permettons de juger la politique de Vladimir Poutine. Elle évoque notamment le chaos politique et le marasme économique des années 90,  dont Vladimir Poutine les a sortis. La priorité pour elle comme pour beaucoup d’autres femmes qui ont témoigné, est le redressement du pays avant l’extension des droits individuels. Conception qui tranche complètement avec celle du peuple français et qui explique nos divergences culturelles.

Je suis convaincue d’une chose, c’est que d’un point de vue politique, la Russie a raison d’agir comme elle le fait. Bien sûr, il y a de la violence et notre société est brutale, mais les Russes veulent d’abord que leur pays soit sauvé avant de parler des droits de l’homme, de justice ou d’égalité. Nous sommes sans doute étranges, mais nous considérons que nous n’avons pas besoin de valeurs telles que la liberté, la fraternité, l’égalité. Ce ne sont que des mots pour les Russes, parce que nous considérons que l’homme n’est pas au-dessus de sa patrie.

La société russe se caractérise au niveau démographique par un excès de femmes par rapport aux hommes. C’est une composante démographique importante, qui a des conséquences sociologiques directes. En effet, la femme endosse à la fois son rôle de femme, mais également celui de l’homme. Le témoignage de Katia est particulièrement éclairant sur ce déséquilibre social et familial en Russie :

Si je devais décrire la femme russe, je la présenterais comme une femme courageuse, forte de caractère et autoritaire, souvent divorcée avec des enfants. Elle représente la famille monoparentale !

La question qui reste en suspens une fois cet ouvrage refermé est : Quel rôle est attribué à l’homme ? Où est l’homme fort et puissant incarné par Vladimir Poutine ? Finalement, la population russe est avant tout féminine. L’homme est exclu du noyau familial et comme le souligne Elena D., il est castré par sa belle-mère : « Ce n’est pas un secret, l’organisation familiale est très matriarcale en Russie ». L’amour n’a pas non plus sa place, l’homme permet d’avoir des enfants mais son rôle s’arrête là. Les sentiments amoureux, la passion, qui occupent une place importante pour nous, sont mis de côté. La femme russe n’est ni sensible, ni sentimentale. Ce qu’elle attend d’un homme, c’est qu’il récupère sa place de chef de famille. La famille prime sur le couple. Notre conception des rapports hommes femmes et de l’amour, est le reflet de cultures fondamentalement divergentes.

Le féminisme, cela me fait rire. La femme russe, elle ne veut pas la parité, ni l’égalité des sexes, elle veut qu’on prenne soin d’elle. Simplement. Elle veut être aidée, être aimée, et être protégée, parce qu’elle porte depuis trop longtemps toute seule le pays sur ses épaules. C’est lourd ! Alors elle a besoin d’un homme solide sur lequel s’appuyer.

Ce qui m’a le plus touchée, c’est la force qui émane de ce peuple. Les Russes ont confiance en leur capacité à s’adapter aux changements. Ils ne rêvent pas d’ailleurs, mais de redresser leur pays.

Décalage entre le « je » employé et le ton du récit

Je précise que je trouve cet ouvrage tout à fait réussi, j’ai appris beaucoup sur l’organisation de la société russe et son fonctionnement interne. Néanmoins, je souhaite évoquer le décalage entre la première personne du singulier employée par l’auteure, laissant supposer que chaque femme s’adresse directement au lecteur, et le ton similaire que l’on retrouve dans chaque récit. Si l’on part du postulat que chaque femme s’adresse directement au lecteur, nous devrions retrouver le vocabulaire, les spécificités de langage propres à chacune de ces femmes. Leur manière de s’exprimer ne peut être similaire, puisqu’elles ne sont pas de la même génération, ni ne sont issues des mêmes catégories sociales. Or, en lisant chacun des récits j’ai retrouvé le même ton, ce qui crée un décalage. On perçoit de manière trop visible la patte de l’auteure. Il me semble que si l’auteure tenait à reformuler avec ses mots les propos recueillis, la troisième personne du singulier aurait été préférable. Or, là elle fait s’exprimer de la même manière des femmes qui n’ont que peu de choses en commun, ce qui enlève de l’authenticité au récit.

Conclusion

La tête et le cou, est un très bel ouvrage qui recense des témoignages de femmes russes à la fois fortes, indépendantes et volontaires. Maureen Demidoff donne des clés de lecture et de compréhension de la société russe actuelle, marquée au fer rouge par les changements politiques violents du siècle passé. On comprend mieux le culte de la personnalité consacré à Vladimir Poutine, même si les dérives totalitaires ne peuvent que nous faire bondir. Par le biais de ces témoignages, on constate que vouloir imposer nos valeurs à un pays doté d’une culture si différente, n’a aucun sens. Nos jugements de pays occidentaux revendiquant la liberté à tout prix peuvent être ravalés. Maureen Demidoff prône la tolérance par l’acceptation des différences culturelles entre nos pays. Faire témoigner trois générations de femmes russes est une belle manière d’aborder la question de la culture russe et des rapports humains dans ce pays.

Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :

Catégorie « Romans » :

Catégorie « Polars » :

Catégorie « Documents » :

  • La tête et le cou, Maureen Demidoff
  • Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018

Partager

L’ordre du jour, Éric Vuillard : Prix Goncourt 2017

Éric Vuillard avec L’ordre du jour, réitère le procédé littéraire utilisé dans ses précédents ouvrages – 14 Juillet, La bataille d’Occident, Congo, Conquistadors. Il se saisit d’un moment de l’Histoire qu’il décortique, démystifie à l’aide d’une plume incisive comme un scalpel. L’ordre de jour, fait référence aux années 30, celles qui ont précédées la Seconde Guerre mondiale. Période pendant laquelle la machine infernale allemande se met en branle en se nourrissant de la faiblesse humaine. Éric Vuillard révèle l’implication de la grande industrie allemande dans la naissance du monstre, étape cruciale qui permettra au parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) de prendre de l’ampleur. Il évoque la crédulité et l’insouciance des dirigeants européens, notamment au moment de l’Anschluss – annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938. Éric Vuillard retrace les étapes qui ont conduit à l’hégémonie de l’Allemagne nazie. Dans un style dépouillé, concis et incisif, en seulement 150 pages, il offre un autre regard sur cette période. Éric Vuillard ne prétend pas refaire l’Histoire, ni apporter des éléments nouveaux. Son talent réside dans sa capacité à retourner les événements dans tous les sens afin d’envisager l’Histoire autrement que sous la forme d’une fatalité que rien ne pouvait empêcher. Au contraire, il montre que la réussite de l’Allemagne nazie se base sur des fondations fragiles et sur la faiblesse humaine, qu’elle est le fruit d’une succession d’hésitations et de mauvaises décisions de la part des Alliés. Elle est le produit du culot d’un seul homme, qui au respect des règles diplomatiques à su substituer la force et n’a connu aucune résistance. On assiste ainsi à la déconstruction du mythe de la nation allemande superpuissante.

Résumé

Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de daube, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants.

Actes Sud collection « un endroit où aller »

Une autre lecture de l’Histoire

L’ordre du jour s’ouvre sur la réunion à laquelle participent les vingt-quatre patrons de la grande industrie allemande, dont les entreprises ont su traverser sans encombres les époques jusqu’à aujourd’hui. Siemens, Opel, Krupp, Thyssen autant de grands noms sont présents à cette réunion qui fera basculer le cours de l’Histoire. Éric Vuillard dénonce les relations de connivence entre la finance et le pouvoir. Il démontre preuve à l’appui que la parti national-socialiste n’avait en 1933 pas un sou et que ce sont les dons de ces pontes de l’industrie qui ont permis au parti de prendre son essor.

On voit que l’ingénierie financière sert depuis toujours aux manoeuvres les plus nocives.

La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis.

Éric Vuillard évoque le malaise qui consiste à avoir passé sous silence l’implication de ces entreprises sous prétexte d’être des personnes morales et non physiques. Or, leurs représentants à l’époque étaient bien faits de chair et d’os et étaient conscients de leurs actes…

Ce qui interpelle, c’est la crédulité des acteurs présents ce 20 février 1933. À la tête des plus grandes entreprises allemandes, on pourrait supposer qu’ils soient dotés d’un tant soit peu de jugeote. Mais non, aucun des hommes présents face à de tels personnages, ne pressent le pire. Ils mettent la main au porte monnaie comme s’ils avaient à faire à une énième transaction financière parmi tant d’autres. Les intérêts du pays n’entrent pas en compte tant que la conservation de leurs avantages est maintenue. Intéressant et terriblement d’actualité comme analyse. 😉 Cette réunion a donc donné les moyens de ses ambitions au parti nazi. Que ce serait-il passé si quelques-uns des patrons présents avaient fait preuve de lucidité ? Éric Vuillard prouve que l’Histoire aurait pu être autre et qu’elle est le produit non pas d’une fatalité mais d’erreurs humaines, qui mises bout à bout ont conduit à la catastrophe que l’on connaît.

Autre événement intéressant abordé par l’auteur, l’Anschluss. Le grand enseignement à tirer selon Éric Vuillard de la facilité déconcertante avec laquelle Hitler a bafoué les règles de la diplomatie internationale et envahi sans autre forme de procès l’Autriche, est le rôle du bluff dans l’Histoire. Tous les manuels d’Histoire et la plupart des ouvrages que j’ai eu l’occasion de lire décrivent l’Allemagne de cette époque comme une machine infernale parfaitement équipée. Or, il apparaît en lisant L’ordre du jour que l’Allemagne n’était pas du tout au point. Éric Vuillard fait référence à un épisode particulièrement burlesque qu’il intitule « un embouteillage de panzers » au cours duquel les panzers – blindés allemands – qui devaient entrer victorieux à Vienne tombent en panne. Ces blindés symboles de la puissance de l’armée allemande ne parviennent plus à avancer, bloquent toute la circulation, chacun s’active pour les faire redémarrer, alors que la foule autrichienne attend maintenant depuis de longues heures l’arrivée des troupes allemandes. Dans l’ordre du jour, nous sommes bien loin de l’armée invincible qu’elle se targuait alors d’incarner. L’Histoire semble avoir oublié cet événement pour ne retenir que ce qui justifie une capitulation aussi rapide des Alliés. Elle ne gardera en mémoire que l’invincibilité de cette armée et non sa déroute. Les pays ont cédé à l’époque au bluff et se sont laissés convaincre de la puissance allemande par le simple fait qu’un fou avait su les en persuader.

Et ce qui étonne dans cette guerre, c’est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de justice, s’il ne plie jamais devant le peuple qui s’insurge, plie devant le bluff.

Un style dépouillé et une plume scalpel 

La manière qu’a Éric Vuillard de procéder m’a fait penser à une autre auteure, Maylis de Kérangal. Pas du tout au niveau du style, particulièrement travaillé et dense chez Maylis de Kérangal quand il est concis et lapidaire chez Vuillard, mais dans la manière de choisir un sujet et de le traiter. Tout comme Maylis de Kérangal pourrait écrire sur n’importe quel sujet – un voyage en train, la construction d’un pont, une greffe de coeur… – Éric Vuillard pourrait s’attaquer à n’importe quel événement historique et transmettre la même émotion au lecteur. Il entre dans les coulisses de l’Histoire et offre une autre lecture au lecteur. En peu de mots il dit l’essentiel et c’est ce qui fait la force de sa plume. Son style épuré crée un effet de réalité impressionnant, j’avais l’impression d’être témoin de la scène qui m’était rapportée. Autre élément qui m’a enchantée, les apartés que fait l’auteur. En effet, il arrive souvent que celui-ci intervienne et ponctue son récit de commentaires personnels succincts montrant ainsi sa désapprobation. Teintés d’ironie, ces commentaires apportent au récit une certaine causticité.

Conclusion

Je vous conseille L’ordre du jour ! Ce court ouvrage, que vous lirez d’une traite est une vraie réussite. Le sujet est admirablement traité et l’écriture puissante par sa concision.

>>> Chronique du Prix Goncourt 2004, par ici !

>>> Chronique du Prix Goncourt 2016, par ici !

Partager

Inavouable, Zygmunt Miloszewski : sélection jury de septembre Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018

Zygmunt Miloszewski récidive avec son nouveau polar Inavouable – pavé de 589 pages – qui sortira le 14 septembre prochain en librairie ! En 2014 le premier opus d’une trilogie, mettant en scène le procureur Theodore Szacki, intitulé Les impliqués, faisait déjà parti des finalistes dans la catégorie polar du Grand Prix des Lectrices de ELLE 2014. Zygmunt Miloszewski connaît un succès retentissant avec ses thrillers venus de l’Est. À défaut d’avoir lu Les impliqués – qui se trouve dans ma PAL de romans policiers à lire d’urgence… – je me suis plongée pour les besoins du concours dans son dernier ouvrage. Au vu des éloges qui lui ont été faits concernant ces précédents opus, j’attendais beaucoup de ce polar. Et je dois dire que je n’ai pas été déçue. Zygmunt Miloszewski maîtrise les codes du thriller. L’intrigue est très bien ficelée, pleine de rebondissements, il est quasiment impossible de prévoir ce qu’il se passera. L’effet de surprise est total. Réaliser un polar sur fond de trafic d’oeuvres d’art à travers l’histoire est une idée particulièrement astucieuse qui capte immédiatement le lecteur. On ne peut pas ne pas penser aux romans à succès de Dan Brown, Da Vinci Code, qui doit certainement une partie de son succès au seul fait que l’intrigue prenne pieds dans le monde mystérieux de l’art. Monde qui nourrit des comportements irrationnels, passionnels, à la limite de la folie. J’ai pris beaucoup de plaisir à suivre notre équipe hétéroclite à la recherche du tableau disparu de Raphaël, Le Portrait de jeune homme. Équipe composée du Dr Sofia Lorentz, Chef du Département de recouvrement de biens culturels, d’un agent des services secrets, d’une voleuse d’oeuvres d’art de haute voltige et d’un marchand d’art aux méthodes douteuses… 😀

Résumé

Zakopane, chaîne des Tatras, 26 décembre 1944. Un résistant serre contre lui un étui métallique. À ses oreilles résonnent encore les dernières instructions de l’officier nazi qui lui a confié le « plus grand trésor de cette guerre »… Alors qu’il est pris dans une tempête de neige, sa formation d’alpiniste pourrait se révéler cruciale. Non loin de là, dans une auberge, un homme contemple par l’une des fenêtres la même bourrasque déchaînée. Après une ultime hésitation, il croque sa capsule de cyanure.

Une matinée d’automne, de nos jours, à Varsovie. Chef du Département de recouvrement de biens culturels rattaché au ministère des Affaires étrangères, le Dr Zofia Lorentz est convoquée par le Premier Ministre : le Portrait de jeune homme du peintre Raphaël, tableau le plus précieux jamais perdu et recherché depuis la Seconde Guerre mondiale, vient d’être localisé… Accompagnée d’un marchant d’art cynique, d’un officier des services secrets à la retraite et d’une voleuse légendaire, Sofia s’envole pour New York. C’est la première étape d’une quête contrariée qui pourrait inverser la lecture de l’Histoire et la politique internationale moderne…

Fleuve Éditions

booksnjoy - inavouable - zygmunt miloszewski

Une intrigue bien ficelée et efficace 

Dès les premières pages d’Inavouable Zygmunt Miloszewski nous met dans le bain : de nos jours un terroriste en pleine montagne s’attaque à un téléphérique transportant une soixantaine de touristes alors qu’au même endroit, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, une série d’événements qui auraient dû changer le cours de l’Histoire survient. Aucune corrélation logique ne semble lier ces deux événements en apparence indépendants. Quelque temps s’écoule après cet acte de terroriste survenu dans les Tatras – chaîne de montagnes à la frontière entre la Slovaquie et la Pologne, avant que le Dr Sofia Lorentz ne se voit attribuer une mission d’envergure nationale. Elle se retrouve à la tête d’une expédition avec pour objectif de localiser et de rapatrier le tableau disparu de Raphaël, le Portrait de jeune homme, en Pologne. L’enquête nous entraîne de Varsovie à New Rochelle – ville de la banlieue nord de New York, de la Suède aux Tatras en passant par d’innombrables cachettes telles qu’un enclos à lions ou une cabane en pleine forêt. Zygmunt Miloszewski signe un thriller haletant, où le rythme ne faiblit jamais. Entre un cambriolage rocambolesque, un passionné d’oeuvres d’art se faisant appelé le Comte et des histoires de famille irrésolues, le lecteur a à peine le temps de reprendre son souffle. Malgré tous ces rebondissements, l’intrigue m’a paru totalement crédible.

Faire du monde de l’art la toile de fond de l’intrigue m’a beaucoup plu. Zygmunt Miloszewski ne nous perd pas dans les méandres de la peinture impressionniste. Au contraire, c’est avec beaucoup de pédagogie et sans lourdeur qu’il guide le lecteur à travers ces notions. On sent que Zygmunt Miloszewski s’est documenté en amont, qu’il connaît son sujet. C’est ce qui explique que l’on soit pris dans cette histoire de tableaux volés et de collection manquante. Le risque avec le polar c’est de perdre en cours de route le lecteur, qui aurait décroché quelques secondes ou qui aurait loupé un coche, un élément du raisonnement… Zygmunt Miloszewski fait en sorte à travers notamment les dialogues entre ses personnages de laisser en permanence une porte ouverte au lecteur pour qu’il puisse justement s’y glisser et reprendre l’enquête avec toutes les clés en main. On sent que l’auteur écrit à destination du lecteur et c’est très agréable.

Zygmunt Miloszewski égratigne l’image des États-Unis au passage et leur assigne un rôle terrible dans l’Histoire. J’ai trouvé cette réécriture de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale plutôt vraisemblable. D’une intrigue prenant source dans le monde de l’art, nous nous trouvons en pleine crise diplomatique. Il reprend les méthodes qui ont fait le succès d’auteurs comme Dan Brown. Soit un thriller qui repose sur des énigmes propres au monde de l’art et sur des jeux de pouvoir.

Des personnages attachants constituant une équipe hétéroclite

À la tête de cette équipe de choc, se trouve le Dr Sofia Lorentz. Brillante fonctionnaire, elle est la chef du Département de recouvrement de biens culturels, organisation unipersonnelle…dirigée par elle donc et uniquement composée de sa personne. Elle est mandatée par le gouvernement polonais pour localiser et rapatrier les oeuvres d’art revenant de droit à la Pologne. Menant une vie rangée de trentenaire célibataire, rien ne la prédestinait à devenir l’ennemi numéro 1 des États-Unis prêts à déclencher un conflit diplomatique pour l’éliminer. La seconde femme n’est autre que Lisa Tolgfors, la cinquantaine, aristocrate et voleuse de haute voltige dont le tableau de chasse affiche principalement des impressionnistes tels que Monet, Renoir… À cela s’ajoute, Karol Boznanski, marchand d’art aux méthodes douteuses, ainsi que le Major Anatol Gmitruk, ancien militaire, agent secret sur le point de partir à la retraite. Chacun des membres du commando amateur a été choisi puisqu’il est le meilleur dans son domaine. Zygmunt Miloszewski les décrit avec beaucoup d’humour tout en évitant de tomber dans la caricature.

Conclusion 

Il est compliqué d’en dire plus sans dévoiler l’intrigue, ce qui serait dommage. Je vous conseille ce roman policier, qui remplit tous les critères d’un bon polar ! 🙂 Vous ne vous ennuierez pas une seconde, je vous le garantis. Zygmunt Miloszewski rejoint donc la liste d’auteurs dont chaque année j’attends la sortie d’un nouvel opus : Fred Vargas, Ian Manook, Sophie Hénaff, Jussi Adler-Olsen… Je précise tout de même qu’Inavouable est un polar, que l’auteur ne se démarque pas par son style littéraire, ni par une écriture particulièrement travaillée. Mais il me semble que ce n’est pas ce que l’on attend d’un polar, certes la langue doit être correcte mais je m’attache plus au rythme qu’à la prose de l’auteur.

Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :

Catégorie « Romans » :

Catégorie « Polars » :

Catégorie « Documents » :

  • La tête et le cou, Maureen Demidoff
  • Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018

Partager

L’urgence et la patience, Jean-Philippe Toussaint : essai sur les origines de la passion pour l’écriture et la lecture

C’est en écoutant mon émission littéraire préférée, Le Masque et La Plume présenté par Jérôme Garcin sur France Inter, que j’ai découvert ce court essai L’urgence et la patience – deux notions antinomiques mais pourtant complémentaires et même indispensables pour qui souhaite écrire – aux Éditions de Minuit. L’événement est rare, tous les chroniqueurs de l’émission semblaient s’accorder pour dire que l’essai de Jean-Philippe Toussaint devait impérativement être lu ! Que n’était pas mon étonnement en découvrant pour la première fois, depuis que j’écoute cette émission, que les critiques jetaient leur dévolu sur un même ouvrage 😉 Il me fallait dès lors vérifier par moi-même cet ovni capable de faire converger les avis. La lecture de L’urgence et la patience fut un moment hors du temps. Avec une franchise désarmante, Jean-Philippe Toussaint nous livre un autoportrait emprunt d’humour et terriblement passionnant. Il explique comment il est devenu écrivain, ou plutôt comme l’écriture est venue avec lui. Il évoque les oeuvres qui ont marqué sa vie à jamais, celles de Dostoïevski, Proust, Kafka, Beckett… Il confie au lecteur ses petits secrets de fabrication et s’émancipe du poncif qui veut que les écrivains soient touchés d’une grâce divine leur transmettant l’inspiration. D’anecdotes savoureuses en expériences passionnantes, cet essai sur la passion d’un homme pour l’écriture et la lecture est tout simplement magnifique !

Résumé

L’urgence, qui appelle l’impulsion, la fougue, la vitesse – et la patience, qui requiert la lenteur, la constance et l’effort. Mais elles sont pourtant indispensables l’une et l’autre à l’écriture d’un livre, dans des proportions variables, à des dosages distincts, chaque écrivain composant sa propre alchimie, un des deux caractères pouvant être dominant et l’autre récessif, comme les allèles qui déterminent la couleur des yeux.

Éditions de Minuit

L’autoportrait d’un écrivain passionné

C’est avec une grande honnêteté dans le propos et une simplicité dans l’écriture, que Jean-Philippe Toussaint se souvient de son parcours d’écrivain. L’urgence et la patience est écrit sur un ton léger, pétillant, vif, dénué d’effets de style. L’auteur s’adresse directement au lecteur, dans un style direct sans artifices. Cette manière d’écrire révèle un homme simple et sympathique. J’avais l’impression en lisant ce document d’échanger avec Jean-Philippe Toussaint et de l’interroger sur son métier d’écrivain. Cette netteté dans l’écriture contribue à renforcer l’impact de cet ouvrage. Son projet n’est pas d’écrire une notice dont le suivi à la lettre des indications permettrait à tout un chacun de devenir écrivain. Il livre son expérience propre, qui adaptée aux spécificités de chacun peut s’avérer fructueuse. Avant de devenir écrivain on apprend que Jean-Philippe Toussaint se rêvait cinéaste, sans affinités particulières avec la littérature, sa soudaine vocation n’est pas le fruit d’un long cheminement de pensée mais plutôt une révélation. Elle s’est imposée comme une évidence pour ne plus jamais le quitter. Et c’est sur cette phrase que l’auteur décide de commencer son ouvrage :

J’ai oublié l’heure exacte du jour précis où j’ai pris la décision de commencer à écrire, mais cette heure existe, et ce jour existe, cette décision, la décision de commencer à écrire, je l’ai prise brusquement, dans un bus, à Paris, entre la place de la République et la place de la Bastille.

Cependant, toute inattendue qu’elle est, cette vocation n’apparaît pas ex-nihilo. C’est après avoir lu Dostoïevski et s’être identité au personnage de Raskolnikov, que Jean-Philippe Toussaint s’est mis à écrire. L’auteur emploie à plusieurs reprise le terme « d’infusion ». Je le trouve très juste, on lit un ouvrage, on entend une phrase, un mot, puis cet ouvrage, cette phrase, ce mot, se met à infuser jusqu’à faire émerger quelque chose en nous. Ici, la lecture du génie russe a fait sortir à la surface une vocation d’écrivain. C’est cette force qu’à la littérature qui explique la passion que j’ai pour elle. Sans que le mécanisme soit conscient, la lecture d’un ouvrage peut ouvrir des espaces mentaux, faire évoluer les mentalités, avoir des conséquences incroyables sur nos vies… Bref, je m’éloigne du sujet qui nous intéresse 😉

Une sélection de passages savoureux 

Ne sachant pas exactement comment aborder l’ouvrage sans tout vous raconter, j’ai décidé de choisir quelques passages qui m’ont particulièrement touchés. Tout d’abord pourquoi ce titre ? Deux notions antinomiques l’urgence et la patience. L’urgence suppose une rapidité d’exécution, quand la patience est synonyme de réflexion. Finalement on pourrait tout aussi nommer l’ouvrage Action et réflexion. Mais bon la encore je m’égare 😀 En réalité Jean-Philippe Toussaint lie les deux notion par une relation de complémentarité qu’il résume page 34 :

L’idée, c’est de durcir toujours les conditions d’entraînement pour n’atteindre l’aisance que le jour venu […]

La patience est un travail en amont, qui bien exécuté permettra une aisance rédactionnelle décuplée lors de la rédaction de l’ouvrage. Tout comme un étudiant s’entraîne pour un concours, il va intensifier son travail à mesure qu’il se rapproche de l’échéance, pour une fois l’échéance atteinte être au summum de ses capacités. La « phase d’infusion et de maturation » , selon les termes employés par l’auteur, passée, arrive l’urgence. L’urgence, c’est cet élan nécessaire à la rédaction d’un ouvrage. En rien inée, Jean-Philippe Toussaint balaie « le grand mythe romantique de l’inspiration » associé à l’idée de « passivité ».

[…] l’urgence n’est pas un don, c’est une quête. Elle s’obtient par l’effort, elle se construit par le travail, il faut aller à sa rencontre, il faut atteindre son territoire.

L’auteur utilise la métaphore du tennis pour évoquer l’aisance rédactionnelle consécutive d’un travail sérieux en amont. Le joueur fourbu d’un entraînement intensif, verra tout d’un coup son jeu se délier, ses gestes devenir fluides, son jeu s’améliorer. On voit tout de suite ce que veut dire Jean-Philippe Toussaint, tout le monde a déjà fait cette expérience, au tennis ou ailleurs.

L’autre association qui m’a beaucoup plue est le couple littérature et cinéma. Jean-Philippe Toussaint affirme que le cinéma est à la littérature ce que la biologie sont aux mathématiques. D’un côté nous avons des disciplines – littérature et mathématiques – purement intellectuelles, qui supposent une certaine solitude, une coupure avec le reste du monde et donc avec le réel. Ce qui permettrait d’expliquer l’éventuelle inadaptation dont sont frappés les acteurs de ces deux disciplines. À contrario, le cinéma et la biologie suppose un lien constant et ténu avec le monde. Le travail se fait en équipe, le contact avec autrui est donc au coeur de l’activité même.

Conclusion

Comme je ne souhaite pas vous gâcher le plaisir de découvrir ce merveilleux petit essai, je ne vous en dirai pas plus – d’ailleurs je n’en ai presque rien dit, juste de quoi j’espère aiguiser votre curiosité. Il est d’ailleurs surprenant qu’en 107 pages, Jean-Philippe Toussaint parvienne à réunir autant d’anecdotes délicieuses et de réflexions pertinentes. Je vous conseille vraiment de lire et relire L’urgence et la patience, tout comme La conquête du bonheur, il ne quittera pas ma table de chevet. C’est tout simplement un indispensable !


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2012. Éditions de Minuit, 116 pages.


 

Mes recommandations

 

Partager

Notre vie dans les forêts, Marie Darrieussecq : sélection jury de septembre Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018

Marie Darrieussecq publie pour la rentrée littéraire 2017 une dystopie formidable intitulée Notre vie dans les forêts. Ouvrage qui paraîtra le 18 août prochain en librairie. Ce roman d’anticipation sous la forme d’une fable fataliste est en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018. En effet, faisant partie du jury de septembre je dois m’atteler pour mon plus grand plaisir à la lecture de sept ouvrages au total. Parmi ces sept ouvrages, on trouve trois romans, deux polars et deux documents. Cet ouvrage fait donc partie des trois romans à départager, afin que parmi les trois initiaux, il n’en reste plus qu’un. Marie Darrieussecq s’inscrit en plein dans le renouveau de ce genre littéraire, qui ces dernières années avait connu un léger déclin. Une littérature d’anticipation, de science-fiction projetant le lecteur dans une société imaginaire, basée sur des craintes humaines et reflétant les déviances poussées à l’extrême de notre fonctionnement présent. On observe dans Notre vie dans les forêts la volonté de la part de Marie Darrieussecq de dénoncer le caractère inéluctable du progrès et les effets pervers qu’il engendre. Contrairement à d’autres fameuses dystopies – telles que Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley (1932), 1984 de Georges Orwell (1932) ou encore Ravage de Barjavel (1943) – l’accent n’est pas mis sur un système politique autoritaire mais sur les dangers liés au progrès scientifique. Les problématiques soulevées sont celle de la définition de l’Être, la question de l’éthique, de l’identité, de la liberté… Notre vie dans les forêts présente de nombreux points communs avec le film The Island (2005) de Michael Bay avec Scarlett Johansson.

Résumé

Une femme écrit au fond d’une forêt. Son corps et le monde partent en morceaux. Avant, elle était psychologue. Elle se souvient qu’elle rendait visite à une femme qui lui ressemblait trait pour trait, et qu’elle tentait de soigner un homme.

Éditions P.O.L – Collection Fiction

Parution 23-08-2017

booksnjoy - notre vie dans les forets - marie darrieussecq

Synopsis

Tout commence par une femme dont on perçoit l’urgence de nous raconter son histoire et l’angoisse de sa situation. Elle s’adresse directement au lecteur, ce qui renforce l’impression de vraisemblance et de réalité. On comprend assez vite qu’elle souhaite laisser un témoignage pour la postérité. Pour laisser une trace de son passage sur terre et de ce dont elle a été témoin. Elle emploie des termes inconnus au lecteur, telle que la notion de moitié, qu’elle prend soin de ne pas expliciter. Tout au long du roman un certain nombre de termes obscurs seront employés. Si l’auteure a fait le choix de ne pas les expliquer tout de suite, il me semble que c’est tout simplement pour renforcer l’idée que nous avons à faire à une femme qui pense se confier aux générations futures. Ces notions leurs seront donc familières, contrairement à un lecteur du 21e siècle. En effet, plus on avance dans la lecture du roman, plus les événements sont contextualisés. Le décor se met peu à peu en place. Contrairement, aux purs romans de science-fiction qui ont tendance à planter le décor dès le début de l’intrigue. Ce n’est pas pour autant que l’on a l’impression d’être perdu, bien au contraire le choix de l’auteure est particulièrement judicieux. Il contribue au suspense et fait travailler l’imagination du lecteur. Il faudra attendre la page 174, soit 15 pages avant la fin du roman, pour véritablement comprendre la société décrite par la narratrice. Marie Darrieussecq tient en haleine le lecteur jusqu’au bout, j’ai pour ma part été réellement surprise. Je ne m’attendais pas du tout à découvrir un fonctionnement si complexe. Aucune précision ne nous est fournie, il n’y a aucune indication de lieu, de date… Néanmoins, la narratrice semble avoir dû fuir et se réfugier dans une forêt. À partir de là, elle va nous raconter son histoire. La société décrite est à la fois glaciale et glaçante. Le virtuel semble avoir pris la place sur le réel et tout est automatisé, robotisé. Aucune indication ne permet de conclure à l’origine de ces changements de civilisation. Y a t-il un événement ou une combinaison d’événements à l’origine de ces changements, comme dans la dystopie écrite par Jean Hegland Dans la forêt ? Ou, cette évolution doit-il être mis sur le compte de la marche naturelle du progrès scientifique et technologique ?

L’inéluctabilité du progrès scientifique et l’éthique : deux notions centrales du roman

Si la marche naturelle du progrès scientifique est le moteur de ce changement de civilisation, se pose la question du sort inexorable que nous réserve la science. Marie Darrieussecq expose une vision pessimiste du futur de la science, lié à une désintégration, décomposition des corps et à la perte d’identité. Les propos énoncés par l’auteure sont très forts. Les humains disposeraient de clones. Ces clones sont des « assurances-vie », des « réservoirs de pièces détachées », des « sarcophages », des « non-personnes ». Je pense que vous avez saisi l’idée, les êtres humains sont clonés afin de leur permettre en cas de problèmes de santé de subir des greffes d’organes. L’enjeu pour l’homme est d’augmenter sa longévité. C’est ici que se pose le dilemme entre éthique et science. Je rappelle juste que l’éthique peut se définir comme une réflexion sur le rapport entre moi et autrui, sur les valeurs de l’existence. Ainsi comment se fait la distinction entre un être et un non-être ? Le clonage est-il justifiable pour des raisons thérapeutiques ? Un être humain cloné, donc produit par la science, peut-il être envisagé comme une simple boîte à outils ? Autant de questions éthiques relatives au clonage humain, sujet épineux et controversé. Si la distinction entre sujet et objet, fin et moyen, que soulève la notion d’éthique est centrale, le rapport entre le corps et l’esprit est également important dans ce roman. La réalité qui nous est présentée est désincarnée et fait froid dans le dos. Les membres de cette société sont suivis à la trace. On leur incorpore dans la boîte crânienne un boitier, ainsi que deux implants « un sous la peau de l’avant-bras, et un sous l’oreille, sans compter le badge du Centre sous le poignet. » Marie Darrieussecq aborde un sujet d’actualité : la liberté vs la sécurité. Sous couvert d’une sécurisation du monde dans lequel on vit, se mettent en place des dispositifs de sécurité quadrillant le territoire quitte à mettre en péril la libre circulation de ses citoyens.

Un choix judicieux de construction narrative et une plume nerveuse

Notre vie dans les forêts commence par une phrase choc qui capte immédiatement l’attention du lecteur et annonce une prise de conscience de la narratrice. Dès la première phrase, j’ai senti que j’allais tout de suite apprécier la plume de Marie Darrieussecq et rentrer dans le récit. Parvenir en une seule phrase à créer une tension grâce à une plume que l’on sent nerveuse relève d’un talent littéraire indéniable je trouve.

J’ai ouvert l’oeil et boum, tout m’est apparu.

Le ton de la dystopie est emprunt d’humour. Marie Darrieussecq arbore un discours caustique pour mieux faire passer son message. Et c’est ce qui rend la lecture du roman jubilatoire. Ainsi la narratrice qui se désagrège peu à peu – elle perd son poumon, son rein puis son oeil – en parle avec détachement. De plus, pour ne pas être repérée, elle prend des précautions de langages. Elle évite de donner trop de détails pour ne pas mettre la communauté nomade qu’elle a rejoint en danger vis-à-vis des autorités. Le lecteur baigne par ces procédés dans une atmosphère électrique, sous tension.

Conclusion 

J’ai beaucoup aimé ce roman signé Marie Darrieussecq, tant pour l’écriture mordante que pour la manière d’aborder un sujet qui peut sembler galvaudé. En traitant avec humour un sujet sérieux, elle fait mouche. Notre vie dans les forêts est une très belle découverte de la rentrée littéraire et je le conseille vivement. Dans la même veine, vous retrouverez ma critique du roman Dans la forêt de Jean Hegland. La forêt, qui pourtant dans l’imaginaire collectif apparaît comme une source d’angoisse, puisqu’elle est sombre et mystérieuse, dans ce roman tout comme Dans la forêt est synonyme de protection. Actuellement, de plus en plus d’auteurs mettent en scène un retour à l’état de nature et une communion avec celle-ci. Néanmoins, l’écriture chez Jean Hegland s’avère plus lourde et le ton plus dramatique que chez Marie Darrieussecq. À vous de faire votre choix, ou de lire les deux 😉

Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :

Catégorie « Romans » :

Catégorie « Polars » :

Catégorie « Documents » :

  • La tête et le cou, Maureen Demidoff
  • Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018

Partager

Summer, Monica Sabolo : sélection jury de septembre Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018

Le roman Summer signé Monica Sabolo, dont la sortie est prévue pour le 23 août 2017, fait partie de la sélection de romans en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018. Ayant été sélectionnée par la magazine ELLE pour faire partie du jury de septembre, j’ai eu la chance de le découvrir en avant-première. Par conséquent, je vais pouvoir vous donner mon ressenti concernant cet ouvrage dès maintenant. Premier avertissement, Summer est un roman sombre ! Si vous souhaitiez découvrir une lecture estivale, légère et solaire, je vous conseille de passer votre chemin 😉 L’ouvrage porte le prénom d’une jeune fille issue de la haute société genevoise portée disparue l’été de ses 19 ans.  Cette disparition eut lieu au cours d’un pique-nique entre amis auquel son frère participait. Monica Sabolo donne la parole au frère cadet de Summer, Benjamin. On retrouve Benjamin 25 ans plus tard tiraillé par l’incompréhension et les souvenirs. L’enjeu du roman de Monica Sabolo est d’aborder le manque lié à l’absence d’un être aimé, ainsi que les mécanismes psychologiques qui se mettent en place dans l’esprit de celui qui reste. Le sujet traité aurait pu être passionnant, la disparition énigmatique d’une jeune fille cachant derrière ses airs de petite bourgeoise parfaite une personnalité bien plus complexe qu’elle n’en a l’air. L’auteur aurait pu prendre le parti de décortiquer le personnage pour nous offrir un roman psychologique puissant. Elle aurait également pu décider de faire de Summer une intrigue policière psychologique. Mais ce n’est pas le cas et le résultat je dois l’avouer m’a beaucoup déçue… 🙁 Il n’est jamais agréable de réaliser une critique négative puisque j’ai conscience que la rédaction d’un roman nécessite du temps, du travail et de l’énergie. Je vais donc tâcher de me montrer la plus précise possible dans les arguments que j’avancerai et qui serviront à étayer mon avis.

Résumé

Lors d’un pique-nique au bord du lac Léman, Summer, dix-neuf ans, disparaît. Elle laisse une dernière image : celle d’une jeune fille blonde courant dans les fougères, short en jean, longues jambes nues. Disparue dans le vent, dans les arbres, dans l’eau. Ou ailleurs ?

Vingt-cinq ans ont passé. Son frère cadet Benjamin est submergé par le souvenir. Summer surgit dans ses rêves, spectrale et gracieuse, et réveille les secrets d’une famille figée dans le silence et les apparences.

Comment vit-on avec les fantômes ? Monica Sabolo a écrit un roman puissant, poétique et bouleversant.

Éditions JC Lattès

booksnjoy - summer - monica sabolo

Un sujet de roman prometteur…

Summer a dix-neuf ans lorsqu’elle disparaît au cours d’un pique-nique auquel participe ses meilleures amies et son frère. Jeune fille gracile et gracieuse, elle incarne toutes les promesses de la jeunesse. Le roman s’ouvre sur les rêves dans lesquels apparaît Summer et qui hantent les nuits de Benjamin. Il évoque son incapacité à exercer sa profession et son besoin de consulter afin de trouver les réponses aux questions qui lui rendent la vie insupportable 25 ans après la disparition de sa soeur. Il nous dépeint le monde dans lequel il évolue : fait de paillettes, un monde enclin aux mensonges, à la dissimulation et aux non-dits. Ces parents appartiennent à un cercle de gens fortunés qui cumulent la beauté, le pouvoir et la richesse. Dans ce monde de privilégiés Benjamin détonne. Tant par son physique disgracieux que par son attitude, il ne parvient pas à se fondre dans le décor. Il tente en donnant un aperçu de sa vie au lecteur de comprendre ce qui l’empêche d’avancer depuis tout ce temps. Ce qui le pousse à s’infliger des blessures physiques en y prenant un plaisir malsain. Cette perversité tapie au fond de lui et qu’il s’évertue à dissimuler le ronge. Il tente avec l’aide du docteur Traub de la comprendre pour mieux la soigner.

…mais qui s’est avéré décevant 

En effet, tous les ingrédients sont présents pour que ce roman soit à la fois puissant et magistral. Les descriptions de ce milieu où l’argent règne en maître auraient pu être corrosives. L’intrigue policière et psychologique aurait pu s’avérer haletante. Mais cela ne prend pas. Le récit est plat. L’écriture est agréable mais neutre. Il n’y a pas d’alternances rythmiques. Les phrases sont longues, ce qui ne permet pas au récit d’être percutant. Le ton utilisé est le même de la première page à la dernière. Les révélations de la fin du roman arrivent comme un cheveu sur la soupe. Il n’y a aucune tension annonçant ce qui aurait du frapper le lecteur. Summer n’est pas un roman psychologique haletant. Tout le roman tourne autour de Benjamin et de sa personnalité névrotique sadomasochiste. De sa relation ambiguë avec sa soeur auquel il voue un culte malsain. Je ne me suis attachée à aucun personnage et passé un certain nombre de pages, je n’avais plus très envie de découvrir ce qui était arrivé à cette famille…

Une succession de clichés

La personnalité des personnages centraux – la mère, le père, le fils et la fille – est une accumulation de clichés. Au fil des pages, j’attendais que se manifestent des éléments permettant d’étoffer la description faite au début de l’ouvrage des personnages, et malheureusement rien n’est arrivé. Les membres de cette famille glaciale et glaçante, ne sont dotés d’aucune profondeur psychologique. Aucune particularité permettant de les rendre singuliers. La mère est d’une incroyable froideur, comme toute femme de businessman ou d’avocat riche et véreux qui se respecte. Mondaine, dénuée d’humanité, elle n’a qu’un rôle accessoire. Mère défaillante, dotée d’aucune sympathie, elle est dénuée d’une quelconque aspérité psychologique. Sans aucune consistance, cette femme est vide, creuse, une coquille vide en somme. Toutefois, une belle coquille semble-t-il. Le père, Thomas Wassner, est un avocat véreux, qui faute de défendre la veuve et l’orphelin, défend les intérêts des riches et des puissants… Véritable carnassier, il incarne l’homme viril dans toute sa splendeur, le père absent et dur, l’homme charismatique et séducteur. Je vous joins le passage qui se situe page 37. Vous retrouverez disséminé dans le roman un florilège du même acabit que la citation que j’ai relevée.

[…] Thomas Wassner, bien entendu, cet avocat qui défendait des hommes politiques, des oligarques ou des évadés fiscaux, toutes sortes de personnalités clinquantes qui semblaient narguer les lois, et le monde, et auxquelles il avait fini par ressembler. Mais il s’agissait aussi de ma mère, qui était plus belle et insaisissable que toutes les autres mères […].

Summer incarne tous les stéréotypes de la fille riche, belle et brillante. Bien éduquée, de bonne famille, elle cache en réalité de sombres secrets, des comportements d’adolescente dévergondée. Ainsi, elle enchaîne les conquêtes masculines pour manifester son désespoir… Summer évoque une lolita sans aucune profondeur. Ou ces étudiantes américaines, pom-pom girl, qui éveillent le désir de tous les hommes mais sont en réalité terriblement meurtries. Si vous avez déjà vu la série Pretty Little Liars, vous voyez très bien de quoi je parle. Je précise pour ceux qui ne connaissent pas cette série, que ce n’est pas vraiment un compliment.

Conclusion

Summer a été le premier livre que j’ai lu dans le cadre du Grand Prix des Lectrices de Elle 2018, et malheureusement ce fut une déception. Je ne parviens pas à percevoir la visée de Summer, ce que Monica Sabolo a cherché à communiquer à travers ce récit… Si certains d’entre vous décident de lire ce roman, j’aimerais beaucoup connaître vos avis afin de comprendre ce que j’ai loupé.

Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :

Catégorie « Romans » :

Catégorie « Polars » :

Catégorie « Documents » :

  • La tête et le cou, Maureen Demidoff
  • Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018

Partager

Mrs. Hemingway, Naomi Wood : la légende racontée par ses femmes, entre dualité et complicité

Mrs. Hemingway est sans conteste le roman de l’été 2017. Naomi Wood signe avec cet ouvrage solaire et estival, un roman savoureux ! Elle prend le parti de focaliser la narration sur les épouses d’Ernest Hemingway. Quatre femmes qui ont concouru à construire la légende. Naomi Wood dépoussière l’image que l’on a du romancier : un vieil homme barbu au visage marqué par le soleil, la mer et les activités physiques. On découvre un homme charismatique, irrésistible, charmeur et même Don Juan. Il accumule les conquêtes, mais ne se contente pas de passer du bon temps avec elles puisqu’il ne peut s’empêcher de leur passer la bague au doigt… Ernest Hemingway n’aura pas moins de quatre épouses. Ce roman leur rend hommage. Il dresse le portrait de ces femmes et décrit leur relation houleuse avec le génie littéraire. La force de ce roman réside dans le choix de l’auteur de traiter des relations entre ses différentes femmes, entre rivalité et complicité. Naomi Wood dépeint un homme lunatique, manquant cruellement de courage, qui impose à ses femmes la cohabitation avec ses maitresses. Ernest Hemingway reproduit un schéma amoureux similaire : celui du triangle amoureux. Incapable de faire un choix, toutes ses relations se chevauchent. Il laisse au bon soin de son épouse du moment de comprendre qu’elle est en trop et de s’effacer face à celle qui deviendra la nouvelle Madame Hemingway. Mrs. Hemingway est le fruit de recherches minutieuses qui ont conduit son auteure à voyager entre la France, les États-Unis et Cuba. Naomi Wood nous offre un roman détaillé dont elle maîtrise parfaitement le sujet. La plume précise de l’auteure et le choix judicieux de la construction ont rendu ma lecture très agréable et instructive.

Résumé

Un clou chasse l’autre, dit le proverbe. Ainsi la généreuse et maternelle Hadley Richardson a-t-elle été remplacée par la très mondaine Pauline Pfeiffer ; ainsi l’intrépide Martha Gellhorn a-t-elle été éloignée par la dévouée Mary Welsh. C’est un fait : Hemingway était un homme à femmes. Mais l’auteur de Paris est une fête ne se contentait pas d’enchaîner les histoires d’amour. Ces maîtresses-là, il les a épousées. Au fil d’un scénario ne variant que de quelques lignes, il en a fait des Mrs Hemingway : la passion initiale, les fêtes, l’orgueil de hisser son couple sur le devant de la scène – la Côte d’Azur, le Paris bohème, la Floride assoiffée, Cuba, l’Espagne bombardée… – puis les démons, les noires pensées dont chacune de ses femmes espéraient le sauver.

Naomi Wood se penche sur la figure d’un colosse aux pieds d’argile, et redonne la voix à celles qui ont sacrifié un peu d’elles-mêmes pour en ériger un mythe.

Collection Quai Voltaire, La Table Ronde

booksnjoy - mrs hemingway - naomi wood

Une construction narrative maîtrisée et un ouvrage détaillé 

Naomi Wood propose un découpage judicieux de son ouvrage : quatre partie, chacune consacrée à une des femmes de la vie du romancier. Cette manière de structurer le récit apporte de la clarté et permet d’avoir une vision d’ensemble. La spécificité de la construction narrative de l’oeuvre réside dans le fait que chaque partie débute par le même constat : l’essoufflement d’un mariage et l’entrée en scène de la future Madame Hemingway. Ainsi, sa première épouse Hadley Richardson (1891 – 1979) sera détrônée par la passionnée Pauline Pfeiffer (1895 – 1951) dans la première partie. Puis, la seconde partie marquera la fin de son mariage avec celle qui se faisait appeler Fife. L’aventurière Martha Gellhorn dans une troisième partie reprendra le flambeau jusqu’en 1945, pour finalement céder sa place à la dernière Madame Hemingway, Mary Welsh, qui accompagnera l’auteur jusqu’à la fin de sa vie en 1961. Le premier constat que l’on fait lorsque l’on se plonge dans le roman, c’est le niveau de détails du texte. Cette précision dans les descriptions que ce soit des personnages ou des lieux est impressionnant. Cela renforce l’effet de réalisme du roman. Le lecteur a l’impression de vivre dans l’intimité du couple. L’auteure décrit avec finesse la psychologie des personnages et l’état émotionnel dans lequel chacune de ces femmes se trouve à l’annonce imminente de la rupture. L’état de tension psychologique, la réaction qu’aura chacune d’entre elles en voyant son mariage lui échapper et s’étioler au gré des disputes et des infidélités. Réactions recouvrant un large spectre de comportements : de la résignation à l’obstination en passant par l’émancipation. La richesse des informations reflète le travail qu’a fourni Naomi Wood pour rédiger cet ouvrage, soit un réel travail d’investigation.

Les femmes de la vie d’Ernest Hemingway

La première épouse d’Hemingway se prénomme Hadley Richardson. De sept ans son ainée, elle partagera la vie de l’auteur de 1921 à 1927. Le roman s’ouvre sur le couple parti en vacances dans le sud de la France, à Antibes, en juin 1926. Dès le début le décor est planté :

Tout, désormais, se fait à trois. Le petit déjeuner, puis la baignade. Le déjeuner, puis le bridge. Le dîner, puis les derniers verres du soir. Il y a toujours trois plateaux, trois maillots de bain mouillés, trois séries de cartes abandonnées sur la table quand, brusquement et sans explication, la partie s’interrompt. Où qu’ils aillent, Hadley et Ernest sont accompagnés : cette femme se glisse entre eux comme une lame. Cette femme, c’est Fife : la maîtresse de son mari.

Cette première partie retrace la rencontre de l’auteur avec sa première femme, qu’il tirera de l’ennui d’une vie monotone aux États-Unis pour une vie pleine de rebondissements à Paris. La candide Hadley apparaît comme une épouse douce et attentionnée. Follement éprise de son mari, dont elle aura un garçon, elle saura se montrer lucide et « raisonnable » face à la situation. L’écriture de l’auteur est telle, que l’on s’attache à cette femme. On éprouve de l’empathie, de la compassion pour cette femme qui ne saura pas s’imposer face à la conquérante Pauline Pfeiffer. La flamboyante Fife la reléguera au second plan, Hadley n’aura d’autres choix que de vivre la fin de son mariage dans l’ombre de son amie proche. Puisqu’il faut tout de même le préciser, Hadley et Fife sont des amies proches lorsque cette dernière décide de lui voler son mari. Au-delà de la tension qui règne à Antibes, et qui trouve sa source dans ce triangle amoureux malsain, ce qui est intéressant c’est la relation qui lie les deux femmes. Toutes deux amies, toutes deux amoureuses du même homme et toutes deux souhaitant qu’il soit sien. Pauline Pfeiffer sort doublement victorieuse de cette bataille muette. Elle empochera un mari et conservera une amie.

Alors que la première partie se clôt sur le triomphe de Fife, la seconde partie débute par sa défaite écrasante. Treize jours se sont écoulés entre le divorce avec Hadley et le mariage de l’auteur avec Fife. Cette union durera de 1927 à 1940. D’après le récit de Naomi Wood, il est probable que Fife fut celle qui l’aima le plus passionnément. Totalement dépendante de lui, elle l’attend à Key West dans une villa richement meublée, tandis que celui-ci sillonne l’Europe en tant que correspondant de guerre. Son statut de journaliste le conduira en pleine guerre civile espagnole. Il y entraînera celle qui deviendra quelques années plus tard sa troisième épouse : la jeune et intrépide Martha Gellhorn, rencontrée à Key West alors qu’elle était en voyage avec sa famille. La séparation d’avec Fife s’avérera particulièrement conflictuelle, celle qui pourtant n’avait eu aucun remords à voler le mari de son amie intime, refusera d’abandonner si facilement la partie et par la même occasion son célèbre patronyme. Ce chapitre met l’accent sur la personnalité de Fife, si différente de celle d’Hadley. Femme orgueilleuse, tout lui est dû, elle sortira meurtrie du combat livré pour garder son mari près d’elle. La fin de son mariage marquera la fin de toute relation avec son ex-mari.

Martha Gellhorn marque une rupture avec les précédentes épouses d’Hemingway. C’est une femme moderne, indépendante, journaliste elle n’entend pas jouer le rôle d’infirmière qu’on pu endosser les précédentes épouses de l’écrivain, tentant de colmater les blessures d’un homme dépressif. Cette partie s’ouvre sur la décision prise par Martha de quitter l’écrivain. Elle fait le choix de s’émanciper de l’influence néfaste de son mari malgré l’affection profonde qu’elle éprouve pour lui.

[…] elle aime cet homme mais ce qu’elle désire par-dessus tout, c’est son entière liberté.

Ne supportant pas de la voir si libre, il lui adressera un télégramme pour le moins explicite :

ES-TU UNE CORRESPONDANTE DE GUERRE OU UNE FEMME DANS MON LIT ? ( et elle de répondre : JE SERAI TOUJOURS UNE CORRESPONDANTE DE GEURRE STP SERAI TA FEMME DANS TON LIT QUAND JE LE DECIDERAI STOP TA CORRESPONDANTE DE GUERRE, TA FEMME , TA MARTHA

Martha sera la plus lucide des épouses d’Hemingway. Consciente de ne pouvoir répondre à ses exigences tyranniques, elle se dérobera astucieusement de situations délicates. Dans ce chapitre à travers les yeux de Martha, l’auteure dresse le portrait brut de l’écrivain.

Martha pense que c’est typique d’Ernest : il veut sa femme, il veut sa maîtresse; il veut tout ce qui est à sa portée. Il est avide de femmes mais surtout il ne connaît pas ses vrais besoins, alors dans le doute il essaie d’attraper tout ce qui passe. Épouse après épouse après épouse. Ce n’est pas une épouse qu’il lui faut ; c’est une mère !

Là encore le chapitre se clôt sur la rencontre et le passage de flambeau consenti  entre la troisième et la quatrième épouse d’Hemingway. Cette complicité entre les deux femmes malgré un événement douloureux n’est pas sans rappeler l’amitié profonde qui lie Hadley et Fife. On observe une sorte de symétrie amicale entre la première et la deuxième épouse de l’auteur et entre la troisième et la quatrième.

Mary Welsh sera la dernière épouse du célèbre écrivain, elle l’accompagnera jusqu’à sa mort. Il se suicidera en 1961, tout comme son père l’avait fait, d’une balle dans la tête. Sa dernière épouse est certainement la plus courageuse puisqu’elle soutiendra Hemingway jusqu’au bout malgré sa descente aux enfers. Elle connaîtra les heures les plus sombres du génie littéraire nobelisé : alcoolique, dépressif, malade, son corps ne suivra plus. Enclin à des accès de violence, il perdra peu à peu pieds avec la réalité jusqu’à sa chute finale.

Ce qu’on apprend de lui 

Au-delà des personnalités féminines qui jalonnent la vie d’Hemingway, Naomi Wood distille tout au long du récit un certain nombre d’anecdotes exquises. On apprend ainsi que l’auteur vivait dans une pauvreté avec sa première femme et qu’il avait une façon bien particulière de nourrir la maisonnée. Il se rendait au jardin du Luxembourg avec la poussette dans laquelle dormait son fils et attrapait, une fois le garde retourné, un pigeon bien gras pour le faire rôtir…

Naomi Wood nous conte une sombre histoire de valise perdue par sa première épouse lors d’un voyage en train. Valise contenant ses premiers textes, des originaux d’une valeur inestimable. Un personnage particulièrement désagréable, nommé Cuzzemano, consacrera sa vie à retrouver cette valise et à soudoyer quiconque lui serait en mesure de lui obtenir des documents de la main de l’auteur afin de les revendre. Il harcèlera l’écrivain jusqu’à sa mort.

Une anecdote racontée par sa troisième femme, Martha Gellhorn, met à jour la dualité de la personnalité de l’écrivain. Le jour de la libération de Paris, Hemingway, avide de reconnaissance et de gloire, « libère » le Ritz – ou plutôt ses caves – et par la même occasion affiche son héroïsme. Quelques heures plus tard, après lui avoir annoncé sa séparation, elle le retrouve pieds nus, sale, les mains plongés dans les poubelles de l’hôtel à la recherche d’un poème composé pour sa maîtresse Mary Welsh. Cette anecdote est représentative de cet homme, qui toute sa vie oscillera entre un besoin d’attention démesuré et une folie que l’on impute à son statut d’artiste. En réalité Hemingway fait preuve d’un égoïsme incroyable dans ses relations avec les autres, et s’octroie le droit de se comporter comme un enfant en manque d’attention. Cela n’altère en rien son statut de légende littéraire et d’homme au charisme incroyable.

Conclusion

Si vous recherchez un roman à la fois passionnant, instructif et dépaysant alors aucune hésitation vous avez trouvé votre bonheur. Vous allez vous délecter en lisant Mrs. Hemingway de Naomi Wood.

Partager

Je vous écris dans le noir, Jean-Luc Seigle : le destin brisé de Pauline Dubuisson condamnée par les hommes

Fait marquant, la même année sortent deux romans biographiques sur Pauline Dubuisson Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle et La petite femelle de Philippe Jaenada. Tous deux s’attaquent à la femme la plus haïe de France dans les années 50. Pauline Dubuisson fut condamnée à la perpétuité pour avoir tiré trois coups de revolver sur son amant. Celui-ci ne souhaitant plus l’épouser après avoir découvert ses sombres secrets, elle fut tondue au moment de la Libération pour avoir entretenu une relation avec un médecin allemand. Elle fut présumée coupable des crimes les plus abjects par l’opinion publique avant de comparaître devant la justice. Rien ne lui fut épargné, ni les humiliations, ni les insultes. Elle fut toute sa vie victime de la violence des hommes. Alors que Philippe Jaenada nous livre un portrait extrêmement détaillé dans son roman La petite femelle, Jean-Luc Seigle prend le parti de romancer son histoire. Lorsqu’elle se suicida en 1963, on retrouva près d’elle une centaine de feuillets, qui depuis ont disparu. Jean-Luc Seigle part de ses feuilles pour imaginer les confessions que Pauline Dubuisson auraient pu laisser à la postérité. Ce roman écrit à la première personne est tout simplement magnifique, un petit bijou de littérature. Autant par son écriture, que par l’habileté avec laquelle il se glisse dans la peau d’une femme criminelle, Jean-Luc Seigle détonne. Il met le doigt sur ce qui a conduit Pauline Dubuisson à connaître un destin aussi tragique, il dénonce une société profondément misogyne. Il réhabilite l’image de celle qui fut surnommée « la Messaline des hôpitaux ». Décrite par ses bourreaux comme perverse, tentatrice et manipulatrice, Jean-Luc Seigle dépeint une femme qui toute sa vie fut à la recherche d’une seule chose, être aimée. Calomniée et soumise au jugement de l’opinion publique toute sa vie, elle se donne la mort pour trouver la paix le 22 septembre 1963. Le roman commence par cette citation de Vladimir Jankélévitch, qui annonce la teneur du récit :

Car la vie de quelqu’un, même la plus humble, est un déroulement inédit et original d’une suite d’expériences uniques en son genre. Le témoin ne peut donc juger qu’à la condition de rester témoin jusqu’au bout. Qui sait si la dernière minute ne viendra pas d’un seul coup dévaluer une vie apparemment honorable ou réhabiliter au contraire une vie exécrable ?

Résumé

1961. Après avoir vu La Vérité de Clouzot, inspiré de sa vie et dans lequel Brigitte Bardot incarne son rôle de meurtrière, Pauline Dubuisson fuit la France et s’exile au Maroc sous un faux nom. Lorsque Jean la demande en mariage, il ne sait rien de son passé. Il ne sait pas non plus que le destin oblige Pauline à revivre la même situation qui, dix ans plus tôt, l’avait conduite au crime. Choisira-t-elle de se taire ou de dire la vérité ?

Jean-Luc Seigle signe un roman à la première personne où résonne les silences, les rêves et les souffrances d’une femme condamnée à mort à trois reprises par les hommes de son temps.

Flammarion

booksnjoy - je vous ecris dans le noir - jean-luc seigle - pauline dubuisson

Un passé lourd tu au moment de son procès

Personne, durant mon procès, ne savait que j’avais été condamnée à mort, ni victime de cette série de viols. Mes juges ne savaient qu’une seule chose : la femme coupable avait été tondue.

Qui est Pauline Dubuisson ? C’est à cette question que les juges auraient du s’évertuer à répondre pour comprendre ce qui a poussé cette jeune fille de vingt et un ans étudiante en médecine, à tuer son ex-fiancé de trois balles de revolvers tirées à bout portant. Pauline Dubuisson porte le poids d’un passé lourd et douloureux dont l’examen minutieux aurait livré les clés de compréhension de sa personnalité. Cet examen au moment du procès n’a pas été fait. Il était plus simple de faire de Pauline Dubuisson une meurtrière sanguinaire, avide de sexe et pervertie. Il suffit de lire les articles de presse qui lui sont consacrés pour comprendre l’ampleur de la violence dont elle a fait l’objet. Pauline Dubuisson est la dernière de sa fratrie composée de trois garçons. Élevée à Dunkerque pendant l’entre-deux-guerres, elle connut une enfance préservée. Très proche de son père, elle lui voue un culte sans borne et entretient une relation oedipienne avec lui. Elle écarte sa mère, qui pourtant sera la seule à ne pas l’accabler. Jean-Luc Seigle analyse avec profondeur les liens familiaux qui unissent les membres de la famille Dubuisson. Son père la poussera dans les bras d’un médecin allemand sous l’occupation. Prête à tous les sacrifices pour obtenir son assentiment et sa reconnaissance, elle assistera ce médecin qui en guise de rémunération lui permettra de se servir en produits alimentaires. La libération marque le début de son calvaire. Tirée de chez elle de force, elle sera exposée sur la place publique, tondue – le crâne mais également les parties intimes, et soumise au regard de tous. Violée par ces « résistants » et « libérateurs » de la dernière heure, Jean-Luc Seigle date le moment de sa mort à ce moment précis. Victime d’une violence inouïe, elle sera marquée au fer rouge pour le restant de ses jours. L’auteur dénonce la cruauté dont a été victime Pauline Dubuisson. Cruauté qui ne fut pas prise en compte au moment du procès. Ce passé sera son fardeau puisqu’en révélant la vérité à son fiancé, celui-ci la quittera. Elle fut constamment rejetée et abandonnée par les hommes importants de sa vie. Son père se suicida de honte après qu’elle eut commit son crime et son ex-fiancé la quitta après avoir découvert qui elle était vraiment. Selon ses dires il ne pouvait décemment présenter une telle femme à sa mère. Pauline Dubuisson avait une peur bleue d’être abandonnée et désaimée. C’est cette femme violentée qui aurait du être jugée, non pas l’image que les hommes en avaient.

– Je crois qu’on ne peut mourir que d’être désaimée. Et ça, ce n’est pas mourir d’amour, c’est même l’inverse.

Pauline Dubuisson fut condamnée par la justice des hommes dans une société profondément misogyne 

Si j’ai échappé à la mort c’est uniquement grâce à la seule femme du jury.

Pauline Dubuisson fut condamnée avant même d’avoir été jugée. Elle fut pointée du doigts pour des agissements réprouvés par la morale de l’époque. Elle incarnait ce que les hommes craignaient. Elle avait des amants, souhaitait faire médecine pour avoir une situation professionnelle lui permettant d’être indépendante et libre. Elle tranchait avec l’image de la femme soumise de l’époque. Ce refus du conformisme et cette volonté d’émancipation furent les réels chefs d’inculpation retenus contre Pauline Dubuisson.

Jean-Luc Seigle excelle dans l’art d’incarner et par la même occasion de réhabiliter Pauline Dubuisson 

Je m’appelle Pauline Dubuisson et j’ai été condamnée pour meurtre en 1953. Ce n’est qu’une petite phrase, grammaticalement correcte, qui ne vaut rien d’un point de vue littéraire et qui pourtant a plus d’implication que n’importe quelle phrase écrite par le plus grand des poètes.

Jean-Luc Seigle se glisse avec adresse dans la peau de cette criminelle. Il restitue avec finesse le ressenti d’un personnage féminin complexe. Il réalise avec Je vous écris dans le noir un véritable tour de force. L’utilisation de la première personne du singulier confère à l’oeuvre un côté intimiste. Ce procédé narratif conduit le lecteur à éprouver une certaine empathie et compassion pour cette femme injustement jetée en pâture à l’opinion publique moralisante. La plume de Jean-Luc Seigle est fluide, musicale et délicate. Il tient son lecteur en haleine du début à la fin du roman. Ce n’est pas un roman violent, même s’il est rendu sombre par la vie de son sujet. L’auteur ne cherche pas à faire du sensationnel, il travaille sur la psychologie de son héroïne. Il lève le voile sur les raisons pour lesquelles elle décida de se suicider. En faisant le choix de commencer son roman une fois Pauline Dubuisson exilée au Maroc, Jean-Luc Seigle ne s’attarde pas sur le procès en lui-même. Le choix de l’auteur est intéressant et offre une autre vision de cette femme détestée.

Conclusion

Je vous écris dans le noir est un roman d’une grande beauté, tant par l’écriture de son auteur que par la finesse du portrait réalisé. Je vous conseille vivement de le lire, il fait partie de mes gros coups de coeur littéraires de l’année. Il m’a également donné envie de lire le livre que Philippe Jaenada consacre à Pauline Dubuisson. La vie tumultueuse de cette femme énigmatique est passionnante. 🙂

Partager