Éric Vuillard avec L’ordre du jour, réitère le procédé littéraire utilisé dans ses précédents ouvrages – 14 Juillet, La bataille d’Occident, Congo, Conquistadors. Il se saisit d’un moment de l’Histoire qu’il décortique, démystifie à l’aide d’une plume incisive comme un scalpel. L’ordre de jour, fait référence aux années 30, celles qui ont précédées la Seconde Guerre mondiale. Période pendant laquelle la machine infernale allemande se met en branle en se nourrissant de la faiblesse humaine. Éric Vuillard révèle l’implication de la grande industrie allemande dans la naissance du monstre, étape cruciale qui permettra au parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) de prendre de l’ampleur. Il évoque la crédulité et l’insouciance des dirigeants européens, notamment au moment de l’Anschluss – annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie le 12 mars 1938. Éric Vuillard retrace les étapes qui ont conduit à l’hégémonie de l’Allemagne nazie. Dans un style dépouillé, concis et incisif, en seulement 150 pages, il offre un autre regard sur cette période. Éric Vuillard ne prétend pas refaire l’Histoire, ni apporter des éléments nouveaux. Son talent réside dans sa capacité à retourner les événements dans tous les sens afin d’envisager l’Histoire autrement que sous la forme d’une fatalité que rien ne pouvait empêcher. Au contraire, il montre que la réussite de l’Allemagne nazie se base sur des fondations fragiles et sur la faiblesse humaine, qu’elle est le fruit d’une succession d’hésitations et de mauvaises décisions de la part des Alliés. Elle est le produit du culot d’un seul homme, qui au respect des règles diplomatiques à su substituer la force et n’a connu aucune résistance. On assiste ainsi à la déconstruction du mythe de la nation allemande superpuissante.
Résumé
Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d’épaules rembourrées de daube, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l’Assemblée ; mais bientôt, il n’y aura plus d’Assemblée, il n’y aura plus de président, et, dans quelques années, il n’y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants.
Actes Sud collection « un endroit où aller »
Une autre lecture de l’Histoire
L’ordre du jour s’ouvre sur la réunion à laquelle participent les vingt-quatre patrons de la grande industrie allemande, dont les entreprises ont su traverser sans encombres les époques jusqu’à aujourd’hui. Siemens, Opel, Krupp, Thyssen autant de grands noms sont présents à cette réunion qui fera basculer le cours de l’Histoire. Éric Vuillard dénonce les relations de connivence entre la finance et le pouvoir. Il démontre preuve à l’appui que la parti national-socialiste n’avait en 1933 pas un sou et que ce sont les dons de ces pontes de l’industrie qui ont permis au parti de prendre son essor.
On voit que l’ingénierie financière sert depuis toujours aux manoeuvres les plus nocives.
La corruption est un poste incompressible du budget des grandes entreprises, cela porte plusieurs noms, lobbying, étrennes, financement des partis.
Éric Vuillard évoque le malaise qui consiste à avoir passé sous silence l’implication de ces entreprises sous prétexte d’être des personnes morales et non physiques. Or, leurs représentants à l’époque étaient bien faits de chair et d’os et étaient conscients de leurs actes…
Ce qui interpelle, c’est la crédulité des acteurs présents ce 20 février 1933. À la tête des plus grandes entreprises allemandes, on pourrait supposer qu’ils soient dotés d’un tant soit peu de jugeote. Mais non, aucun des hommes présents face à de tels personnages, ne pressent le pire. Ils mettent la main au porte monnaie comme s’ils avaient à faire à une énième transaction financière parmi tant d’autres. Les intérêts du pays n’entrent pas en compte tant que la conservation de leurs avantages est maintenue. Intéressant et terriblement d’actualité comme analyse. 😉 Cette réunion a donc donné les moyens de ses ambitions au parti nazi. Que ce serait-il passé si quelques-uns des patrons présents avaient fait preuve de lucidité ? Éric Vuillard prouve que l’Histoire aurait pu être autre et qu’elle est le produit non pas d’une fatalité mais d’erreurs humaines, qui mises bout à bout ont conduit à la catastrophe que l’on connaît.
Autre événement intéressant abordé par l’auteur, l’Anschluss. Le grand enseignement à tirer selon Éric Vuillard de la facilité déconcertante avec laquelle Hitler a bafoué les règles de la diplomatie internationale et envahi sans autre forme de procès l’Autriche, est le rôle du bluff dans l’Histoire. Tous les manuels d’Histoire et la plupart des ouvrages que j’ai eu l’occasion de lire décrivent l’Allemagne de cette époque comme une machine infernale parfaitement équipée. Or, il apparaît en lisant L’ordre du jour que l’Allemagne n’était pas du tout au point. Éric Vuillard fait référence à un épisode particulièrement burlesque qu’il intitule « un embouteillage de panzers » au cours duquel les panzers – blindés allemands – qui devaient entrer victorieux à Vienne tombent en panne. Ces blindés symboles de la puissance de l’armée allemande ne parviennent plus à avancer, bloquent toute la circulation, chacun s’active pour les faire redémarrer, alors que la foule autrichienne attend maintenant depuis de longues heures l’arrivée des troupes allemandes. Dans l’ordre du jour, nous sommes bien loin de l’armée invincible qu’elle se targuait alors d’incarner. L’Histoire semble avoir oublié cet événement pour ne retenir que ce qui justifie une capitulation aussi rapide des Alliés. Elle ne gardera en mémoire que l’invincibilité de cette armée et non sa déroute. Les pays ont cédé à l’époque au bluff et se sont laissés convaincre de la puissance allemande par le simple fait qu’un fou avait su les en persuader.
Et ce qui étonne dans cette guerre, c’est la réussite inouïe du culot, dont on doit retenir une chose : le monde cède au bluff. Même le monde le plus sérieux, le plus rigide, même le vieil ordre, s’il ne cède jamais à l’exigence de justice, s’il ne plie jamais devant le peuple qui s’insurge, plie devant le bluff.
Un style dépouillé et une plume scalpel
La manière qu’a Éric Vuillard de procéder m’a fait penser à une autre auteure, Maylis de Kérangal. Pas du tout au niveau du style, particulièrement travaillé et dense chez Maylis de Kérangal quand il est concis et lapidaire chez Vuillard, mais dans la manière de choisir un sujet et de le traiter. Tout comme Maylis de Kérangal pourrait écrire sur n’importe quel sujet – un voyage en train, la construction d’un pont, une greffe de coeur… – Éric Vuillard pourrait s’attaquer à n’importe quel événement historique et transmettre la même émotion au lecteur. Il entre dans les coulisses de l’Histoire et offre une autre lecture au lecteur. En peu de mots il dit l’essentiel et c’est ce qui fait la force de sa plume. Son style épuré crée un effet de réalité impressionnant, j’avais l’impression d’être témoin de la scène qui m’était rapportée. Autre élément qui m’a enchantée, les apartés que fait l’auteur. En effet, il arrive souvent que celui-ci intervienne et ponctue son récit de commentaires personnels succincts montrant ainsi sa désapprobation. Teintés d’ironie, ces commentaires apportent au récit une certaine causticité.
Conclusion
Je vous conseille L’ordre du jour ! Ce court ouvrage, que vous lirez d’une traite est une vraie réussite. Le sujet est admirablement traité et l’écriture puissante par sa concision.
>>> Chronique du Prix Goncourt 2004, par ici !
>>> Chronique du Prix Goncourt 2016, par ici !