« À ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui d’autre obtient d’office. » Premier volet d’un triptyque dystopique écologique dont chaque volume a été récompensé par le prix Hugo – la plus prestigieuse distinction remise à une œuvre de science-fiction, La Cinquième Saison est un excellent tome d’introduction. La construction astucieuse embrasse le destin de trois femmes orogènes évoluant dans un décor post-apocalyptique. Dotées d’une sensibilité aux mouvements sismiques, leur don se révèle précieux dans un monde perpétuellement au bord de l’effondrement. En plongeant sous Terre, elles en captent les mouvements et peuvent en maîtriser les tremblements. En cela, les orogènes sont la condition de la survie de la civilisation. Essun est mère, partie sur la route chercher sa fille que son mari a kidnappée après avoir tué son fils de trois ans. Syénite – élément prometteur du Fulcrum, voit son monde basculer lorsqu’au cours d’une mission, elle réalise qu’elle n’est qu’un pion au service d’un système esclavagiste. Adolescente dont les facultés viennent de se révéler, Damaya intègre une académie où on lui enseigne dans une atmosphère inquiétante à maîtriser son orogènie. Dans ce cycle romanesque ambitieux, N. K. Jemisin s’emploie à décrire les fondations d’une société coercitive, notre degré de soumission à l’autorité, l’inertie, l’acceptation des conditions de sa propre soumission, ainsi que les dynamiques communautaires permettant de s’en extraire. Alors que leur pouvoir devrait en faire des citoyens vénérés, les orogènes acceptent leur condition d’objets, d’armes, dont la menace potentielle justifie qu’ils soient surveillés. La ségrégation raciale, la destruction de notre écosystème, les relations de domination, sont autant de sujets dont l’autrice féministe afro-américaine engagée multi-récompensée s’est brillamment emparé. À la fois histoire de vengeance – celle d’une planète dévastée « prête à tout pour détruire la vie qui infeste sa surface autrefois immaculée » – Les livres de la Terre fracturée est aussi un puissant récit d’émancipation – les orogènes étant appelés à se révolter pour gagner leur liberté.
N. K. Jemisin : la première autrice de l’histoire à recevoir trois années consécutives le prestigieux prix Hugo du meilleur roman
Le prix Hugo du meilleur roman (Hugo Award for Best Novel) est la plus prestigieuse distinction littéraire récompensant un ouvrage de science-fiction. Créé en 1953, le prix est remis chaque année. L’autrice afro-américaine l’a reçu coup sur coup en 2016, 2017 et 2018 pour chacun des tomes des Livres de la Terre fracturée. Consécration qui invite à se pencher sur les raisons d’un tel succès.
Orogénie & géologie : un word-building exigeant et immersif
Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant. […] La fin commence dans une cité – la plus ancienne, la plus grande, la plus magnifique cité vivante du monde : Lumen, qui fut le cœur d’un empire. Lumen est toujours le cœur de bien des choses, quoique l’empire ait dépéri passé son épanouissement, ainsi que font les empires.
Depuis petite, N. K. Jemisin éprouve une fascination particulière pour les volcans. Mais c’est en participant à un atelier organisé par la NASA, que prend forme dans son esprit le world-building de ses romans. Les groupes de discussion auxquels elle participe portent – comme elle le confie dans une interview au micro de la BBC – sur des aspects techniques relatifs a la géologie. Des sujets très précis, qu’elle confesse avoir oubliés depuis. Forte des connaissances glanées et d’une excursion en hélicoptère au-dessus d’un volcan actif à Hawaï, l’autrice commence à élaborer ce qui deviendra le cadre de son triptyque dystopique : un univers post-apocalyptique instable ; le Fixe : un continent soumis à des éruptions volcaniques et des tremblements de terre permanents. « Le Fixe a eu d’autres noms. Il a été jadis plusieurs masses terrestres distinctes, il est à présent vaste continent sans solution de continuité, mais un jour, à l’avenir, il sera une fois de plus divisé. » Les plaques tectoniques s’entrechoquant constamment, les installations humaines demeurent précaires. En privant les humains de sécurité, en les contraignent à s’adapter, le Père Terre en colère se venge de ce que ses habitants lui ont fait. Dans ce monde sur le fil du rasoir, le pouvoir orogénique représente un atout. Les orogènes puisent dans ce qui les entoure, gelant tout ce qui vit à proximité, l’énergie nécessaire pour s’enfoncer dans la Terre et apaiser ou provoquer – en fonction des intentions exprimées – les secousses sismiques. Au moyen de leurs valupinae – sortes de capteurs sensoriels, ils manipulent les lignes de faille, les déplacent. Conscient du danger que peuvent représenter les orogènes, le Fulcrum a pour mission, sous la supervision des gardiens, de les entraîner à contrôler leur pouvoir. À l’aiguiser et l’ajuster pour être le plus précis possible. Circonscrire leur force de frappe pour éviter que sous le coup d’un emportement non maîtrisé, un orogène ne soit à l’origine d’une nouvelle saison. Leur impulsivité faisant des « gêneurs » – qualificatif peu flatteur qui leur est attribué, eux qui selon les textes officiels ne bénéficient même pas du statut d’être humain (d’après la Déclaration sur les droits des malades de l’orogénie) – une menace potentielle pour la société. L’organisation modèle les élèves les plus performants – la hiérarchie sociale dans la cité de Lumen étant fonction du nombre d’anneaux ornant leurs doigts – en des armes aiguisées dont les services sont chèrement vendus aux plus offrants. Pour assurer la pérennité des orogènes les plus doués – à l’instar des croisements visant à garantir la pureté d’une race, le pouvoir administratif les contraint à avoir des relations sexuelles entre citoyens les plus performants. Les éléments les plus faibles étant éliminés. « Je suis maintenant ton Gardien. Il est de mon devoir de m’assurer que tu restes utile et ne deviennes jamais nuisible. » Ainsi, la prometteuse Syénite, possédant quatre anneaux, partage la couche de son nouveau mentor : Asphalte – un dix-anneaux, avec qui chaque soir elle est contrainte de s’accoupler. Au contact de cet homme marqué, la jeune femme va peu à peu prendre conscience de la docilité avec laquelle elle se plie au règlement – uniforme noir et chignon resserré ne laissant pas une mèche dépasser – et de son asservissement à un système lui ayant retiré toute liberté de mouvement. Leur relation gagnera en profondeur, passant de l’inimitié à la complicité, au fil du temps, différant de la relation typique du maître-élève – le premier dispensant de manière unilatérale l’enseignement qui permettra à son élève de s’élever – pour embrasser une forme plus complexe. Et donc plus intéressante. Loin de la représentation masculine de l’homme fort, puissant, se maîtrisant parfaitement, Asphalte est un être fragilisé, en proie à des tourments profonds. Il est vulnérable, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement doué. En cela, N. K. Jemisin ne joue pas la carte de la facilité en brossant des personnages manichéens. Leur densité née de son observation attentive de la société. Son œil y puisant la matière de personnages aux portraits psychologiques fouillés.
Ils nous tuent parce que la lithomnésie leur dit et leur répète qu’on est mauvais de naissance…qu’on est des monstres au service du Père Terre et qu’on est tout juste humains.
L’orogénie est une curieuse équation. Extrayez le mouvement, la chaleur et la vie de votre environnement, amplifiez-les par un procédé indéfinissable de concentration, de catalyse ou de hasard plus ou moins prévisible, tirez et éloignez de la terre le mouvement, la chaleur et la mort. Énergie entrante, énergie sortante. Empêcher de sortir celle qui était entrée – ne pas transformer la nappe aquifère de la vallée en geyser, ne pas réduire la roche en éboulis – a exigé de vous un effort tel que vous en avez mal aux dents et derrière les yeux. Vous êtes une arme censée déplacer les montagnes.
C’est un instinct. L’orogénie. Elle naît de la nécessité de survivre au danger.
Polyamour & sexualité fluide : la fin de l’hétéronormativité en science-fiction ?
Becky Chambers, Ursula K. Le Guin, Octavia E. Butler, N. K. Jemisin et nombre d’autres autrices de SF ont ceci en commun, que les auteurs masculins semblent peu enclin à explorer, d’embrasser les différents types de sexualité. Les auteurs de science-fiction ont une nette tendance à se limiter à une vision hétéronormée : un couple formé par un homme et une femme. Une représentation limitée de la réalité. Et assez pauvre in fine. Alors que sous la plume de ces autrices féministes, le genre disparaît, au profit d’une sexualité fluide, respectueuse, se vivant avec le consentement des participants. N. K. Jemisin prouve qu’il existe de multiple façons de s’aimer en introduisant avec subtilité ces sujets dans son roman. Comme la dynamique du trouple. Je ne m’explique pas les raisons pour lesquelles les hommes s’arrêtent à un type de représentation, plus que les femmes, dans ce genre littéraire. La littérature de l’imaginaire permettant justement de s’affranchir de certains codes sociaux, de ne plus coller systématiquement à la réalité pour proposer des modèles alternatifs. Néanmoins, c’est un constat qui saute aux yeux quand on prend en compte la notion de genre dans le traitement de la sexualité.
Dystopie écologique : la Terre se venge de ses habitants
Il y eut une époque, avant les Saisons, où la vie et son Père Terre prospéraient également. (La vie avait aussi une Mère. Il Lui arriva quelque chose de terrible.) Notre Père Terre savait qu’il aurait besoin d’une vie intelligente, aussi utilisa-t-Il les Saisons pour nous façonner à partir des animaux : des mains habiles capables de fabriquer des choses, des esprits habiles capables de résoudre les problèmes, des langues habiles capables de créer la collaboration, des valupinae habiles capables de nous prévenir en cas de danger. L’humanité devint ce dont le Père Terre avait besoin, puis elle se retourna contre Lui. Il nous voue depuis une haine incandescente.
La Terre ne serait-elle pas la véritable héroïne du roman ? Tsunamis, éruptions volcaniques, séismes, incendies, brumes toxiques…les cataclysmes se succèdent faisant de notre planète abîmée un personnage à part entière dont on suit les tressaillements. N. K. Jemisin imagine un scénario catastrophe. Une sorte de projection cauchemardesque de notre planète si l’être humain continue sur sa lancée. Si le propos est alarmant, c’est davantage le mystère qui plane autour des causes du déclin de notre civilisation, qui tient en haleine. Que s’est-il passé exactement ? N. K. Jemisin distille des éléments de réponse, sans jamais trop s’avancer. Laissant au lecteur l’envie se procurer les deux tomes suivants pour élucider cette question en suspens.
Une construction éblouissante & un récit d’émancipation puissant mêlant trois voix feminines se rejoignant
En imbriquant trois voix distinctes – bien qu’une s’exprimant à la deuxième personne du singulier nous laisse entrevoir une différence de traitement, N. K. Jemisin embrasse le destin d’une orogène à trois stades différents de sa vie. Et c’est cette construction, qui ne se révèle qu’à la toute fin du roman, quand le lecteur comprend que Damaya, Essun et Syénite ne sont qu’une seule et même personne, qui permet d’appréhender l’évolution complète du personnage féminin. Le processus allant de Damaya enfant, « sauvée » par un gardien de la grange glaciale de ses parents, devenue une étudiante assidue, un grain de poussière sérieux, curieux, quoique trop soucieux pour s’affranchir du règlement, à Syénite jeune femme révoltée ouvrant les yeux et touchant du doigt une liberté dont on l’avait trop longtemps privée, à Essun mère à qui l’ont a retiré ses enfants. Passer par trois temps de narration est un moyen pour l’autrice d’explorer une personnalité évolutive, en mouvement, non figée dans le temps.
Mon appréciation : 4,5/5
PRIX HUGO 2016
Date de parution : 2015. Poche aux Éditions J’ai Lu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier, 576 pages.
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