Toutes les Publications De Books'nJoy

Trust, Hernan Diaz : succès mérité pour ce roman sur le capitalisme financier ? {Prix Pulitzer 2023}

« C’était la première fois que je lisais quelque chose qui existait dans un espace vague entre l’intellectuel et l’émotionnel. Depuis ce moment, j’ai identifié ce territoire ambigu comme étant le domaine exclusif de la littérature. » Et pourtant, le lauréat du prix Pulitzer 2023 semble avoir échoué à occuper ce territoire où la littérature se déploie. En faisant primer son projet intellectuel : user de la synecdoque en accrochant à son héros le visage du capitalisme financier ; sur la dimension émotionnelle : par une construction faussement alambiquée et résolument fabriquée, Hernan Diaz a vidé ses personnages de leur substance. Héritier d’une famille d’industriels, Benjamin Rask tire parti de son capital et de ses talents à déchiffrer les messages du téléscripteur boursier pour amasser une fortune phénoménale, lui conférant une aura mystique que renforce son mariage avec une jeune aristocrate énigmatique. Insaisissable, le couple vit dans leur hôtel particulier de la Cinquième Avenue, se partageant entre activités boursières et philanthropiques, en marge des mondanités rythmant la vie dans les années 1920 des riches new-yorkais. Découpant son récit en trois parties l’écrivain américain nous offre trois versions d’une même histoire, ne révélant qu’à la fin la clé du mystère entourant leur reclusion volontaire. Le scénario est poussif, les ficelles apparentes et le suspense inexistant. Le twist final échoue à rattraper un roman déjà maintes fois ; et bien mieux ; raconté. Chez les heureux du monde d’Edith Wharton dresse le portrait d’une élite aristocratique déconnectée de la réalité, évoluant dans une société superficielle où règne le luxe, l’argent et la vacuité. Le bûcher des vanités de Tom Wolfe retranscrit avec fureur, dans un souffle épique, la descente aux enfers d’un loup de Wall Street au sommet. Les fluctuations complexes de l’argent, le triomphe du néolibéralisme, les excès et krachs boursiers prennent vie sous la plume lyrique de Stefano Massini. Composé en vers libres, Les frères Lehman est le grand roman américain du capitalisme, incarné sous les traits d’une dynastie de banquiers. Trust fait pâle figure à côté.


Mon appréciation : 2,5/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions de L’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 400 pages.

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✨{Sélection spéciale} : Rentrée littéraire 2023 (#RL2023)

Timing parfait !

À croire que j’ai fait exprès de rentrer du tour du monde spécialement pour découvrir le nouveau roman de mon autrice contemporaine préférée (Zeruya Shalev, si vous aviez un doute❤️)

Ci-dessous, la liste des mes envies parmi les nouvelles parutions en librairie :

**UPDATE** : je compléterai au fur et à mesure que j’avancerai dans mes lectures l’article en glissant les liens vers les chroniques mises en ligne.


Stupeur de Zeruya Shalev

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Manhattan project de Stefano Massini

Les parts oubliées de Charmaine Wilkerson

Impossibles adieux de Han Kang

Le tiers pays de Karina Sainz Borgo

Western de Maria Pourchet

Ouragans tropicaux de Leonardo Padura

La vie nouvelle de Tom Crewe 


Trust d’Hernan Diaz 

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Le Portrait de mariage de Maggie O’Farrell 

La sentence de Louise Erdrich

*** 

Au format poche

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon 

Un profond sommeil de Tiffany Quay Tyson

Le Poids de cet oiseau-là d’Aline Bei 


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Le voyant d’Étampes, Abel Quentin : La tache de Philip Roth au tamis du wokisme

« Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Se revendiquant davantage de l’universalisme camusien, que de l’existentialisme sartrien, ancien militant de SOS racisme dans les années 80, universitaire spécialiste du maccarthysme – ironie quand on sait la chasse aux sorcières qui lui pend au nez, Jean Roscoff profite de sa retraite pour exhumer l’œuvre poétique de Robert Willow. Ce « sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine » ressemblant morphologiquement à un « poulet-bicyclette », a tout de l’anti-héros porté sur la bouteille dépassé par les évènements. Un intellectuel français brillant d’un autre temps. Un des derniers spécimens d’une gauche mitterrandienne, néophyte du concept d’intersectionnalité croyant en l’égalité, sarcastique, un brin aigre, d’une grande lucidité ; une intelligence qui doute, en mouvement. Dès lors, comment imaginer que son essai confidentiel portant sur un poète oublié provoquerait un tel tollé ? Alimentant le bûcher de la cancel culture, avant d’être récupéré par les extrêmes. Sa faute ? Avoir porté un regard non racisant sur son sujet : un poète américain, communiste, et noir – ce que le lecteur ne découvre que page 154. La polémique enfle, les réseaux s’enflamment. On hurle à l’appropriation culturelle. Dans cette époque des jugements hâtifs et des sentences expéditives, Jean Roscoff – incarnation du « privilège blanc » – a péché par omission. Suivant la même mécanique de discrédit arbitraire ayant fait plonger le professeur de lettres classiques dans La tache de Philip Roth, une cabale est lancée. Slalomant entre les écueils, Abel Quentin – loin de s’empêtrer, croque les dérives puritaines de notre société : l’esprit de système, l’idéologie plaquée comme grille de lecture avec pour corollaire le repli identitaire. La pensée dominante circonscrite à l’air du temps, d’un manichéisme appauvrissant. Impertinent, intelligent et jubilatoire, Le voyant d’Étampes est un tour de force ! On rit franchement, tout en réfléchissant avec inquiétude aux nouveaux visages que l’Inquisition revêt.


Mon appréciation : 4,5/5

PRIX DE FLORE 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions de L’Observatoire et poche aux Éditions J’ai Lu, 448 
pages.

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La plus secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr : enquête littéraire & quête identitaire {Prix Goncourt 2021}

« Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme ; l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain. » Qu’est-ce que cherche l’auteur en écrivant – à l’affût du mot précis comme il affûterait ses outils – et le lecteur en le lisant – cherchant avidement dans le récit des traces d’une résonance avec sa propre vie ? En 1938, un écrivain sénégalais publie sous le pseudonyme : T. C. Elimane ; abréviation aussi énigmatique que son absence médiatique ; un chef-d’œuvre. Livre unique aussitôt sous les feux de la critique : La Revue des deux Mondes vante les mérites de l’instruction dans les colonies, les colonnes du Figaro circonscrivent l’ambition littéraire à son enveloppe : « ce livre est la bave d’un sauvage », quant à l’avis plus nuancé de La Revue de Paris, il déplore tout de même un manque de « couleur tropicale, d’exotisme, trop peu de nègres », finalement… Pressenti pour les plus prestigieux prix, monté en épingle ou cloué au pilori, les journalistes s’étripent par journaux interposés à son sujet – ce qui sous la plume caustique et féroce de Mohamed Mbougar Sarr donne lieu à des joutes oratoires jubilatoires, un concentré de la médiocrité des médias français. Avant que des accusations de plagiat ne viennent éclabousser le « Rimbaud nègre » du journal l’Humanité. L’imposture révélée, Le Labyrinthe de l’inhumain apparaît comme un patchwork composé d’emprunts aux grandes œuvres classiques, tissés avec érudition – procédé forçant l’admiration, à une narration de sa propre invention. Les éditeurs ruinés et acculés ferment boutique. La polémique retombée, le livre rejoint la liste noire des œuvres controversées au parfum de soufre oubliées. En 2018, alors qu’il n’est plus édité depuis des décennies, Diégane Latyr Faye met la main sur l’un des derniers exemplaires. Envoûté par la prose hypnotique de l’écrivain sénégalais – comme lui – et le silence qui entoure sa vie, le primo-romancier part sur les traces d’Elimane de Paris à Buenos Aires, en passant par Amsterdam et le Sénégal.

Enquête littéraire semée d’ombres ou quête identitaire, Mohamed Mbougar Sarr fusionne les deux, dans une œuvre métalittéraire virtuose, intercalant les différentes temporalités, six enquêtes, une double mise en abyme, des coupures de presse, des extraits de journaux intimes et des confidences dans une construction complexe et fluide. Au cœur : son amour pour la littérature. La seule qui vaille tous les combats, les sacrifices, ne supporte aucune concession, une illusion que l’on poursuit, un désir d’absolu vain, donc essentiel. Derrière l’identité de l’auteur « d’un livre-fantôme », « un craquement d’allumettes dans la profonde nuit littéraire », « un de ces astres qui n’apparaissent qu’une fois dans le ciel de la littérature », le narrateur se cherche lui-même en tant qu’écrivain. Se fantasme en auteur d’un seul livre à l’image d’Elimane qui le fascine, une œuvre-monde, totale : « Tu voudrais écrire le biblicide, l’œuvre qui tuerait toutes les autres, effaçant celles qui l’ont précédée et dissuadant celles qui seraient tentées de naître à sa suite, de céder à cette folie. » Comme toujours dans les grands romans – Don Quichotte et sa recherche d’éternité, Le Nom de la rose un génial cluedo intellectuel et spirituel, Les détectives sauvages l’amitié et la poésie pour résister, la quête est un prétexte. Ici, l’enjeu réside dans l’identification du point névralgique. La source d’où naît la vocation. Le puits où, enfant, son ami Musimbwa se bouche les oreilles pour ne pas entendre les soldats pénétrer dans la cour et massacrer ses parents, que plus tard l’on retrouvera sous la forme de personnages sourds peuplant ses romans ; par exemple. « Ce qu’on cherche, n’est peut-être jamais la vérité comme révélation, mais comme possibilité, lueur au fond de la mine où nous creusons depuis toujours sans lampe frontale. Ce que je poursuis, c’est l’intensité d’un rêve, le feu d’une illusion, la passion du possible. »

Diégane Latyr Faye sent que son destin est intimement lié non pas à l’homme, mais au Labyrinthe de l’inhumain. Que quelque chose de l’ordre du mystique s’est noué. Pour advenir en tant que romancier, il va devoir « descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de son humanité », arpenter les dédales de sa mémoire, regarder en face son passé, ce qu’il est, ne pas nier son histoire, ni son identité en absorbant une culture qui n’est pas la sienne, pour la recracher tel un singe savant étiqueté « maître-artificier d’une langue dont il ne domine qu’insuffisamment le feu subtil », sous les applaudissements moqueurs de ses dépositaires : le milieu littéraire français de Saint-Germain-des-Prés. Microcosme intellectuel à l’affût de la bonne formule et du trait singulier auquel se rattacher : la race, le sexe, les engagements, le milieu social, identité de genre, nationalité, orientation sexuelle… Cherchant à plaquer une grille de lecture idéologique là où seul le contenu devrait primer. Ironie du sort, au moment de l’attribution du prestigieux prix Goncourt 2021, les journaux titraient : premier écrivain d’Afrique subsaharienne à remporter le Goncourt… Quand Mohamed Mbougar Sarr nous rappelle qu’ « un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou à découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. »

Oui, peut-être ; mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret.


Mon appréciation : 4,5/5

 
PRIX GONCOURT 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Philippe Rey, poche au Livre de Poche, 576 pages.


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L’Ancêtre, Juan José Saer : l’histoire vraie d’un naufragé au sein d’une communauté anthropophage, chef-d’œuvre or not ?

« L’inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l’entr’aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. » En 1515, l’explorateur Juan Díaz de Solís, émissaire de la couronne espagnole, s’en va défricher le continent américain, où il accoste sur les côtes du Río Parana à la jonction entre l’Uruguay et l’Argentine. Accueilli par une volée de flèches, l’équipage est décimé par les Indiens Charrúas. Sauf un jeune mousse, Francisco del Puerto. Dans un village au cœur de la jungle sud-américaine, le rescapé assiste médusé au spectacle de ses compagnons découpés, grillés, assaisonnés, puis dévorés au cours d’une bacchanale. De cet échec cuisant de la Conquête Espagnole, quoique épique et au potentiel romanesque incontestable, l’écrivain argentin Juan José Saer en tire un conte ethnologique déconcertant, prenant à rebrousse-poil les théories anthropocentrées solidement ancrées dans notre système de pensée européen. Festins cannibales, orgies sexuelles, folie collective, rien ne nous est épargné des dix ans que le jeune mousse passe dans cette communauté anthropophage. Soixante ans après les faits, à la lumière d’une chandelle, le vieil homme se confie sur cette expérience qui l’a transformé. Tenant davantage de l’étude ethnologique que du roman d’aventures exotique, ses réflexions se modulent autour d’un doute qui ne cesse de le hanter : Pourquoi l’ont-ils épargné ? Très écrit, dans une langue verbeuse voire ampoulée, L’Ancêtre n’en est pas moins une tentative déstabilisante de renverser notre regard, et par là, notre lecture de l’Histoire. À la manière d’un compte-rendu clinique d’une civilisation perdue, et le sait ; peut-être par une forme de prescience de la marche de l’Histoire et des jeux de pouvoirs. Quant à lui, de ce voyage, il n’en reviendra jamais tout à fait : « J’étais argile tendre lorsque j’abordai à ces rivages de délire, et pierre immuable lorsque je les quittai […] ». Désabusé du monde occidental et ce qu’il charrie de concepts creux et de vacuité. C’est ce chemin-là précisément qu’il est intéressant d’arpenter… Un texte audacieux et ambitieux, certes. Chef-d’œuvre ? Non.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1998. Poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, 170 pages.

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Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio : la quête d’identité d’un des 500 bébés volés de la dictature argentine

« Je crois que lorsqu’on vit avec quelque chose qu’on ignore, on pressent que c’est horrible, inquiétant. Pendant des années cette inquiétude m’a habitée… L’angoisse de quelque chose d’amorphe qui ne tenait à rien de précis, qui surgissait comme ça, sans raison, comme faisant partie de moi-même. » En 1976, l’Argentine entre dans les temps sauvages. La junte militaire d’idéologie « national-catholique » est très claire : les subversifs communistes seront traqués et systématiquement éradiqués. Dans les centres de détention clandestins, les dissidentes enceintes subissent la torture à l’électricité, avant qu’on ne leur arrache leurs bébés pour les confier à des familles proches du régime. Luz née la même année, en captivité. Alors que la fille chérie d’Alfonso Dufau – lieutenant-colonel et poids lourd de « la guerre sale », accouche d’un fils mort-né, ce dernier saisit l’occasion pour le remplacer à la maternité. L’acte de naissance est falsifié, la mère liquidée, sur le papier le plan est parfaitement exécuté. Ce n’est que le jour où Luz devient mère à son tour que le déclic se fait. Le contact d’une tétine en caoutchouc active sa mémoire traumatique. Comme si ce simple toucher avait extirpé des abîmes de sa conscience une scène enfouie. Elle le sait, le sent dans ses tripes, n’en démord pas, elle est la fille d’un couple de disparus, et n’arrêtera « sa folle course » que lorsque la vérité aura éclaté. Sinon comment expliquer les cauchemars et crises d’angoisse à répétition, le dégoût que trahissent les yeux de sa mère, sa virulence, cette manière d’imputer à la génétique les comportements « malsains » de sa fille, l’atmosphère électrique, le silence qui entoure la mort de son père tué d’une balle dans la tempe et cette phrase énigmatique glissée par une inconnue dans la rue : « ce n’est pas ta maman ». Dans cette quête identitaire magnifiquement orchestrée, Elsa Osorio explore un pan sombre de l’histoire argentine : l’impunité avec laquelle ont opéré les militaires, l’institutionnalisation aux plus hautes instances étatiques des enlèvements d’enfants et l’obstination féroce des Grands-Mères de la place de Mai à les récupérer. Poignant.


Mon évaluation : 4,5/5


Date de parution : 1998. Grand format et poche aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, 480 pages.


Idées de lecture…

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{Le tour des librairies} : Las Mil y Una Hojas, la librairie française de Buenos Aires #Argentine 🇦🇷

Lors de mon passage dans la capitale de la bibliophilie (oui, oui, élue capitale mondiale du livre par l’UNESCO en 2011, Buenos Aires est l’une des villes les plus bibliophiles du monde et compte pas moins de 25 librairies pour 100 000 habitants 🥳✨), je n’ai pas pu résister à l’idée d’interroger Candela, libraire à Las Mil y Una Hoyas – la dernière librairie française de la ville, sur ses coups de cœur du moment 🩷

Et c’est parti pour une incursion dans la littérature argentine…mais pas que !


1️⃣ Qui êtes-vous et quelle lectrice êtes-vous ?

Je m’appelle Candela, je suis argentine et j’étudie le français par plaisir depuis très longtemps. 

En ce moment, je suis libraire dans une librairie franco-argentine (@lasmilyunahojas) et j’adore lire un peu de tout.

Si mes genres littéraires de prédilection sont les essais philosophiques, artistiques et narratifs, j’apprécie aussi la poésie, les contes et les romans.

Je suis le type de lectrice qui lit plusieurs livres à la fois et choisit sa lecture en fonction du mood du jour 😉


2️⃣ Quels livres conseillerez-vous pour découvrir l’Argentine ?

Ce n’est pas possible de réduire l’histoire de l’Argentine en un seul livre ou sous le prisme de l’œuvre d’un.e unique auteur.ice ! Mais voici quelques suggestions…

Pour découvrir les classiques argentins je vous conseille de parcourir les livres des écrivains suivants :

Rodolfo Walsh, ¿Quien mató a Rosendo?

Adolfo Bioy Casares, La invención de Morel

Jorge Luis Borges, El Aleph

En revanche, pour une introduction à la littérature contemporaine, je vous propose les écrivaines suivantes :

Mariana Enriquez, Las cosas que perdimos en el fuego

Samanta Schweblin, Distancia de rescate

Leila Guerriero, Una historia sencilla


3️⃣ Quelle est la particularité de Las Mil y Una Hojas – la dernière librairie française de Buenos Aires ?

Las Mil y Una Hojas (Les mille et une feuilles, traduit) est une librairie francophone de référence située dans le centre-ville de Buenos Aires.

Elle s’intéresse surtout à la littérature française et à la promotion du français comme langue-culture.

On travaille non seulement avec des livres d’édition française, mais aussi d’édition locale.


4️⃣ Pouvez-vous nous dire un petit mot sur les livres que vous avez sélectionnés ?

La nuit sexuelle est une œuvre d’art. Un incroyable travail de recherche sous le regard de – l’admirable – Pascal Quignard. 

Si vous êtes amateurs d’art, n’hésitez pas à fouiller ces pages pour connaître un point de vue sur l’origine du monde. Et du nôtre. 

Un livre unique à ne pas rater !

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Objeto Satie raconte la vie du rare et génial musicien Éric Satie. Comme son nom l’indique il s’agit d’un objet littéraire. 

Il nous invite à parcourir les promenades de cet artiste hors du commun. 

C’est un petit essai musical, d’une écriture soignée par Maria Negroni, une journaliste reconnue pour ses œuvres singulières.

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Exercices de style est l’un des premiers livres que j’ai lus en cours de phonétique française. On l’utilisait pour trouver les diverses manières de dire dans cette langue du jeu. 

Ces 99 récits m’ont interpellée, pas seulement du fait de la renommée de Raymond Queneau, mais plutôt par leur grande originalité. Une histoire simple et drôle qui a touché mon cœur à chaque exercice.

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La más recóndita memoria de los hombres (La plus secrète mémoire des hommes) est un pavé qui traite de la recherche d’un texte perdu. Pour le moment, je n’ai lu qu’une centaine de pages, mais je peux déjà vous dire que c’est un livre en or. Une invitation à voyager dans la mémoire et dans le tunnel du temps. Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021. (Rien d’autre à dire)

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Douze contes vagabonds (Doce cuentos peregrinos

Les douze contes merveilleux du créateur du réalisme magique. Gabriel Garcia Márquez nous remplit avec ses mots précieux, son style onirique mêlant fantastique et réalité. Cet ouvrage est tiré des expériences vécues par l’auteur lui-même. Je n’ai pas les mots pour décrire un tel trésor. Allez-y, lisez-le, et après, vous me direz. Comment décrire la magie dans la réalité ? Ce livre le suggère.

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Bonsai est un roman tout court. Un livre qui mêle le processus d’écriture à une histoire d’amour, qui commence par la douleur et qui nous déchire de la première page à la dernière. Je vous invite à connaître le début littéraire du poète chilien Alejandro Zambra.


5️⃣ À choisir : plutôt littérature argentine ou française ?

Je fais partie de deux mondes. Impossible de n’en choisir qu’un. Mais ce que je peux vous dire, c’est que je me suis d’abord formée comme lectrice avec la littérature argentine, pour après me jeter à l’eau avec la littérature française.


Contact :

📞 +549 11 2511 3422 / +549 11 3470 9986

📧 libros@lasmilyunahojas.com.ar

📍Av. Córdoba 960 – Buenos Aires – C1054AAV – Argentina

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Les Vilaines, Camila Sosa Villada : solidarité & excès, la vie nocturne argentine par un groupe de trans prostituées

« Alors la fraternité trans s’est remise en route. La musique de nos talons montant les escaliers de l’hôpital, le tintement de nos bijoux dans les couloirs semblait capable, un instant, de réhabiliter le monde. » Femme transgenre, et ancienne prostituée, l’autrice argentine Camila Sosa Villada a puisé dans son histoire personnelle chargée pour camper l’héroïne des Vilaines. Roman court, mais poignant, relatant le quotidien d’un groupe de travailleuses sexuelles trans dans le Parc Sarmiento à Córdoba. L’héroïne – double de l’autrice, nous introduit au sein d’une communauté soudée virevoltant autour du personnage flamboyant de Tante Encarna. Une louve protectrice au cœur d’or, seins siliconés et corps remodelé à coups d’injections d’huile de moteur, une guerrière à la poigne de fer, recueillant les âmes trans orphelines dans sa maison rose bonbon. Ses filles putatives fardées qui, au cœur de la nuit, arpentent le pavé, plateformes en plastique taille 44 aux pieds. Jonglant entre humiliations et clients refusant de payer. Un quotidien plombant rehaussé par une solidarité à toute épreuve, procurant le sentiment vivifiant de faire partie intégrante d’une communauté. Avec la violence pour fil rouge, la colère pour moteur et l’amour comme vecteur de cohésion, Camila retrace le chemin tortueux de la transidentité nous plongeant dans la vie nocturne argentine et ses excès. Une femme oiseau au plumage argenté, un bébé tombé du ciel, des hommes sans-tête…tous ces êtres de misère émeuvent par leur extrême vulnérabilité. Leur fébrilité nerveuse. Vibrant sans être larmoyant, ce premier roman est un manifeste engagé brossant un portrait brut d’une communauté mise au ban de la société. Un coup de projecteur qui, malgré les éclats de rire, les tenues clinquantes, paillettes, débordements d’amour et rituels visant à maintenir l’illusion, révèle sous une lumière crue des abîmes de solitude et des enfances gâchées. Au fil des persécutions, les masques se craquellent, jusqu’à ce que l’écosystème artificiel, enveloppé de réalisme magique et piqué de touches poétiques, périclite en un dénouement décourageant.


Mon appréciation : 3/5

 
Grand prix de l'héroïne Madame Figaro
catégorie roman étranger


Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, 216 pages.


Idées de lecture…

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💃🏻🇪🇸 {Pal de tour du monde : Argentina, España} #5

Ultime sélection sous le signe de l’hispanophonie avec un tour des lettres argentines contemporaines (Juan José Saer, Elsa Osorio, Ernesto Sábato, Camila Sosa Villada), une escale à Cuba (Leonardo Padura), avant de rejoindre les quartiers chauds de Mexico (Guillermo Arriaga), pour terminer à San Perdido, petite ville côtière du Panama.

Cherry on the cake : un Goncourt métalittéraire qui me fait terriblement envie après avoir écouté l’auteur dans l’émission d’Arte Bookmakers. À suivre…

📖 La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mabougar Sarr

Enquête littéraire semée d’ombres ou quête identitaire, Mohamed Mbougar Sarr fusionne les deux, dans une œuvre métalittéraire virtuose {Prix Goncourt 2021}

🇦🇷 Luz ou le temps sauvage d’Elsa Osorio

la quête d’identité d’un des 500 bébés volés de la dictature argentine

🦴 L’ancêtre de Juan José Saer

L’histoire vraie d’un naufragé au sein d’une communauté anthropophage, chef-d’œuvre or not ?

🏳️‍⚧️ Les vilaines de Camila Sosa Villada

Solidarité & excès, la vie nocturne argentine par un groupe de trans prostituées

🇵🇦 San Perdido de David Zukerman

🖌️ Le tunnel d’Ernesto Sábato

🇲🇽 Le sauvage de Guillermo Arriaga

🇨🇺 Hérétiques de Leonardo Padura

Découvrez mes pals par destination !

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Les racines du ciel, Romain Gary : une épopée écologique au secours des éléphants d’Afrique & de la condition humaine {Prix Goncourt 1956}

Publié sur

« […] ils rêvaient tous plus ou moins confusément d’arriver à sortir un jour vainqueurs des difficultés de la condition humaine. Ils réclamaient une marge d’humanité. Ils y croyaient. » Légende africaine, anarchiste, humanitaire misanthrope, idéaliste soupçonné d’officier en tant qu’agent double à la solde des Français, Morel, l’alter ego de Gary, a pris le maquis pour défendre les éléphants d’Afrique. Si au milieu du 20e siècle, le combat écologique en est encore à ses balbutiements, le choix des éléphants dans une région colonisée par l’homme blanc revêt un caractère symbolique. Suggérant une modernité fatiguée en quête d’exotisme pour se ressourcer. Une cure de jouvence à coups de fusils sur des pachydermes encombrants, vestiges d’une Afrique primitive que les nationalistes panafricains dans un opportunisme éhonté auront vite fait d’annexer. À l’instar de son héros magnifique, Romain Gary transcende sa misanthropie, faisant surgir du fond de l’ignominie une nouvelle espèce d’homme. Sa croisade écologique est une lutte « pour l’honneur du nom d’homme ». Le dernier sursaut d’espoir d’une civilisation qui a créé tout au long du 20e siècle les conditions de sa propre disparition : Shoah, guerres civiles, bombe atomique…au nom du progrès, d’un matérialisme historique ou du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Comme le revendiquent les élites africaines passées sur les bancs des facs parisiennes qui reproduisent inconsciemment un mimétisme colonialiste confondant. Épopée humanitaire doublée d’une critique de l’idéologie comme outil génocidaire, Les racines du ciel s’est révélé un chef-d’œuvre visionnaire. Un cri de résistance et un éloge de l’engagement contre la suprématie de l’Homme sur son environnement. Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité. Lui, qui a puisé dans la vision de troupeaux d’éléphants cavalant librement l’énergie pour résister à sa détention en camp de concentration nazi. « Chacun associe les éléphants à ce qu’il y a en lui de plus propre », « une dimension de vie à sauver ».

L’alibi nationaliste, je le connais et je le vomis : de Hitler à Nasser, on a bien vu ce que ça cache… Les plus beaux cimetières d’éléphants, c’est chez eux. 


La liberté, « la plus tenace racine implantée dans le cœur de l’homme »

L’Islam appelle cela « les racines du ciel » pour les Indiens du Mexique, c’est « l’arbre de vie », qui les fait pousse les uns et les autres à tomber à genoux et à lever les yeux en se frappant la poitrine dans leur tourment. Un besoin de protection auquel les obstinés comme Morel cherchent à échapper par des pétitions, des comités de lutte et des syndicats de défense –  ils essaient de s’arranger entre eux, de répondre eux-mêmes à leur besoin de justice, de liberté, d’amour – ces racines du ciel si profondément enfoncées dans leur poitrine…


Les éléphants : un choix symbolique ?

– J’ai fait de la résistance sous l’occupation…

C’était pas tellement pour défendre la France contre l’Allemagne, c’était pour défendre les éléphants contre les chasseurs… 

« Chaque individu », Gary insiste à plusieurs reprises là-dessus, est un éléphant. Chaque homme dans la rue est un animal encombrant, solitaire, menacé dans son intégrité puisque représentant une potentielle source de rentabilité. L’ambiguïté réside dans ce que Romain Gary se contredit dans ses déclarations, brouillant les pistes en affirmant que le combat de Morel est à prendre exclusivement au premier degré. Ce dernier déniant un quelconque message politique sous-jacent. La préservation de la faune et de la flore est sa seule visée. Si l’Homme est capable à terme de protéger son environnement, et à fortiori un animal source de protéine et cible des trafiquants d’ivoire, alors la race humaine a une chance de retrouver sa dignité, largement entamée par les inventions meurtrières du 20e siècle, les guerres idéologiques (capitalistes vs soviétiques, marxisme, léninisme, trotskistes, Guerre de Corée, du Vietnam plus tard, ingérences étatiques), les progrès scientifiques (guerres bactériologiques, bombe atomique)… Le regard franc, les cheveux bouclés, les traits tirés par son expédition dans la jungle africaine, la petite croix de Lorraine attestant de son engagement dans la résistance toujours impeccablement épinglée sur son veston, Morel a tout du héros populaire. De l’illuminé animé par un idéal qui le dépasse aux yeux de ceux incapables de rêver, de se révolter pour défendre à ses côtés cette marge d’humanité. D’entrer en croisade pour que « les nations, les partis, les systèmes politiques, se serrent un peu, pour laisser de la place à autre chose, à une aspiration qui ne doit jamais être menacée ». L’éléphant est à la fois chaque homme, chaque partie de nous vivants, porteuse d’espoir qu’il faut protéger, chaque combat juste, légitime dénué d’intérêts financiers, où notre dignité est en jeu. C’est notre liberté et conscience autant personnelle, que collective.


Morel : un héros misanthrope ou un activiste humaniste ?

Voilà pourquoi il était tellement important pour lui de continuer, pour montrer que c’était possible, pour réveiller les gens, les empêcher de croire toujours au pire, et qu’il n’y a rien à faire alors qu’il suffit de ne pas se laisser décourager…

Dans les interviews accordées par Romain Gary aux journalistes, suite à l’obtention du prestigieux prix Goncourt, le romancier aux multiples identités n’a jamais démenti avoir mis une grande part de lui dans son héros. Ayant même inventé le mot « esperado » pour le caractériser. Terme suffisamment éloquent pour illustrer l’espoir placé en lui. Morel est un être droit, qui ne se revendique d’aucun courant idéologique, refusant de se compromettre en endossant les traits grossiers que les journaux et politiques du monde entier aimeraient lui voir afficher : défenseur de l’indépendance africaine, misanthrope que son passage de deux ans en camp a brisé, le dégouttant à jamais de la race humaine. Peau qu’il a d’ailleurs quittée pour revêtir celle des éléphants. Ce désaveu est vécu comme une défaite de l’espèce humaine, provoquant la colère de ceux qui partagent une conception anthropocentrée. L’Homme est au centre de la création, le monde vivant son champ d’expérimentation, l’Afrique « un parc zoologique » et les éléphants une espèce exotique dont 30 000 spécimens disparaissent chaque année en AEF.


Opportunisme nationaliste

– Tu comprends, si je leur disais simplement qu’ils sont dégoûtants, qu’il est temps de changer, de respecter la vie, de s’entendre enfin là-dessus, de conserver une marge d’humanité où il y aurait de la place même pour tous les éléphants, ça ne les dérangerait pas beaucoup. Ils se contenteraient de hausser les épaules et de dire que je suis un illuminé, un excité, un humanitaire bêlant. Donc, il faut être malin. Voilà pourquoi je veux bien leur laisser croire que les éléphants, c’est seulement un prétexte, un camouflage, et qu’il y a derrière une raison politique, qui les vise directement. Alors là, il n’y a pas de doute, ils ont des chances de se réveiller, de s’alarmer, de faire quelque chose, de me prendre au sérieux.


Mon appréciation : 4,5/5

PRIX GONCOURT 1956

Date de parution : 1956. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 592 pages.


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