« La facilité avec laquelle on s’est adaptés me troublait tellement […] Je comprends à quel point il est facile de conditionner les gens à accepter l’esclavage. » Grande dame de la science-fiction et figure emblématique de l’afrofuturisme et de l’afroféminisme, Octavia E. Butler imagine dans Liens de sang un voyage dans le temps déroutant direction une plantation avant la Guerre de Sécession. Les liens entre Dana – l’héroïne, et l’autrice américaine, descendante d’esclaves également, sont troublants. Outre l’héritage familial, Dana vit à Los Angeles dans les années 70, où elle enchaîne les jobs alimentaires avant de pouvoir vivre de la publication de ses romans. Le jour de ses 26 ans, la jeune femme est prise de vertiges et bascule dans une faille spatio-temporelle. À son réveil en 1815 dans une plantation de maïs, le Maryland est encore un état esclavagiste et son arrière-grand-père – Rufus Weylin, un propriétaire terrien. Un maître lunatique et tyrannique qui ne laisse pas de répit à Alice, son aïeule, alors une jeune femme noire trimant comme esclave dans la bâtisse coloniale de style géorgien. Contrainte de veiller à la survie de son parent pour garantir la pérennité de la lignée, Dana s’évertue à inoculer dans son esprit des idées progressistes et humanistes, sans réaliser qu’elle-même perd pied. Se confrontant à la difficulté de s’extraire d’un lieu et d’une époque raciste et misogyne pour porter sur ces derniers un jugement distancé. Liens de sang est un roman d’anticipation brillant et addictif, abordant les relations interraciales, le conditionnement, notre degré de porosité à notre environnement, et nos facultés d’adaptation à un système coercitif où la survie est intimement corrélée aux arbitrages moraux effectués. De cette réflexion subtilement déroulée à travers une héroïne traversée par des sentiments ambivalents – haine, colère, dégoût, culpabilité, mais également affection et instinct de protection – émerge une question éthique fondamentale : quelle part de nous est sacrifiée en consentant à des compromis mettant en péril notre intégrité ?
Il n’aurait pas pu trouver pire, comme ange gardien : un gardien noir dans une société qui ne tenait pas les Noirs pour humains, un gardien femme dans une société qui tenait les femmes pour des êtres à jamais mineurs. J’aurais déjà beaucoup à faire pour me protéger moi-même.
Si Kevin était exilé ici pendant des années, quelque chose de ce lieu, de cette époque, déteindrait sur lui. S’il arrivait à survivre, ce serait qu’il aurait réussi à tolérer cette existence. Sans nécessairement l’approuver, mais en taisant ses opinions. Liberté de parole et liberté de la presse n’étaient pas en vogue dans le Sud d’avant la guerre de Sécession. Et Kevin en serait privé. Ou bien ce temps, ce lieu le tueraient d’entrée de jeu, ou bien ils graveraient leur marque sur lui à jamais.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1979. Grand format aux Éditions Au Diable Vauvert, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassié, réactualisée par Jessica Shapiro, 480 pages.
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