« Parlez de l’histoire que je vais vous apprendre et n’y ajoutez pas de mensonges, parce qu’elle n’en a pas besoin, elle est pleine à ras bord d’amour et de pertes […] Dites Corrag était innocente. Dites qu’elle ne méritait pas de mourir brûlée, et solitaire. » Dans l’Écosse superstitieuse de la fin du 17e siècle, une jeune femme toute menue, le corps si frêle que son geôlier peine à la discerner dans le coin reculé du cachot où elle est emprisonnée, attend d’être brûlée vive. Le châtiment des sorcières. Un supplice enduré par une lignée de femmes partageant avec elle un savoir ancestral. L’art de guérir par les plantes. Pour cela, sa grand-mère fut noyée, sa mère pendue, après lui avoir fait promettre de fuir vers le nord-ouest et de ne surtout jamais prendre le risque d’aimer. De nuit, Corrag chevauche à travers les landes battues par le vent, les sabots de sa jument foulant les terres enneigées des Highlands écossais. Une contrée escarpée, brumeuse et verdoyante, dont la nature sauvage accueille comme un écrin la jeune femme traquée. Au village de Glencoe, le clan MacDonald règne avec brutalité et refuse de prêter allégeance au souverain. Bien que vivant en marge au cœur de la forêt, Corrag se retrouve impliquée dans les intrigues politiques et les luttes de clan, assistant impuissante au Massacre de Glencoe, des seuls êtres à ne pas l’avoir chassée et à lui avoir offert l’hospitalité. En qualité de témoin privilégié de l’événement, le révérend Charles Leslie lui rend visite pour récolter sa version des faits. En échange de sa déclaration, Corrag lui demande d’écouter son histoire. Celle d’une femme libre qui dérange, puisque échappant au pouvoir des hommes. Poétique et lumineux, à l’image du regard que pose l’héroïne sur le monde qui l’entoure, Un bûcher sous la neige de Susan Fletcher est la longue confession d’une femme victime de la folie des hommes, accusée de sorcellerie et condamnée par superstition. Un destin d’exception offrant un tableau bouleversant et édifiant de la condition féminine à travers les siècles.
J’ai vécu dehors. Sur des landes, à tous les vents. J’ai habité une cabane que j’avais bâtie moi-même, de mes mains, avec des branches, des pierres et de la mousse. Les montagnes me regardaient d’en haut quand je m’y blottissais le soir.
Et à présent ? À présent, je suis ici.
Dans un cachot, enchaînée.
Tu me quittes à présent, et il ne faut pas revenir. Sois prudente. Sois courageuse. Ne regrette jamais d’être ce que tu es, Corrag, mais garde-toi d’aimer les gens. L’amour est trop douloureux et il rend l vie dure à supporter…
Sois bienfaisante envers tou ce qui vit.
Écoute la voix en toi.
Je ne serai jamais loin de toi. Et je te reverrai, un jour.
Chevauche. Au nord-ouest ! Va-t’en ! Va-t’en !
Chasse aux sorcières : une étape dans l’histoire de l’émancipation féminine ?
Comme tout processus, celui de l’émancipation féminine fut/est long. Le mythe de la sorcière pour qualifier des femmes en quête de liberté et d’indépendance ou vivant en marge de la société, détenant un savoir spécifique comme l’utilisation des plantes pour guérir… fut créer pour les stigmatiser et les associer dans l’imaginaire collectif à des êtres nuisibles que seul le bûcher ou autres joyeusetés libéreraient de l’emprise du démon. La société du XVI au XVIIIe siècle pouvant dès lors respirer à plein poumon ! Il faudra attendre le Witchcraft Act de 1735, pour que la loi abolisse la chasse et les exécutions de sorcières. En attendant, avant que la terminologie incarne un des symboles du féminisme, sur près de trois siècles, 100 000 femmes furent accusées de sorcellerie. Corrag est l’une d’entre elle. « Née sur une terre endurcie par un âpre mois de décembre, au moment où les gens à l’église chantaient en claquant des dents une histoire de trois rois mages », la jeune femme voit le jour dans un petit village anglais. Comme sa grand-mère et sa mère avant elle, elle doit lutter, sitôt née, contre les préjugés de l’époque : la sexualité des femmes se limitant au cercle marital, sa mère est traitée de putain, le savoir étant une exclusivité masculine, ses connaissances effraient. Toute sa vie, Corrag fuit. Que ce soit pour échapper à la tentative de viol de soldats anglais ou éviter de mourir brûlée, pendue ou bien noyée, puisque « les gens enfouissent ce qui les effraie, pour se protéger ».
« Parlez de moi. De moi. De ma petite vie. Parlez-en quand j’aurai disparu, car où sont ceux qui pourraient dire qui j’étais ? Personne ne connaît mon histoire. Personne n’est plus là pour en parler, alors faites-le du haut de la chaire, ou écrivez-la à l’encre. Parlez de l’histoire que je vais vous apprendre et n’y ajoutez pas de mensonges, parce qu’elle n’en a pas besoin, elle est pleine à ras bord d’amour et de pertes et je crois qu’elle fournit de quoi raconter dans les veillées au coin du feu telle qu’elle est, entièrement vraie. Dites Corrag était innocente. Dites qu’elle ne méritait pas de mourir brûlée, et solitaire. J’ai toujours tâché d’être bonne. »
Une ode à la nature & une invitation à la spiritualité
De nos jours, qui prend le temps de soigner son âme ? Peu de gens, à mon idée. Je vais vous dire, monsieur Leslie : je pense que peut-être, avec la vie qu’on mène, à gagner son pain, se laver, se chauffer, livrer des petites batailles quotidiennes, on oublie son âme. On ne s’en occupe pas, comme si elle avait moins d’importance que tout ça. Et elle n’en a pas moins, je crois.
Outre le très beau portrait de femme réalisé, la beauté du roman de Susan Fletcher réside dans la rapport qu’entretient l’héroïne à la nature et à la spiritualité. Ironie du sort, puisque persécutée par les autorités religieuses, la « sorcière » nourrissait justement un lien étroit avec la spiritualité et vivait davantage en harmonie avec la nature, plus soucieuse du respect du vivant que l’immense majorité des gens. Son refus de se plier aux dogmes religieux lui valant sa mise au ban de la société, considérée comme une criminelle au motif de l’usage de forces surnaturelles. Tout phénomène inexpliqué ou étrange leur est systématiquement attribué : « un enfant né tout bleu, et mort », « un lièvre accompagné d’une pleine lune », le regard concupiscent d’un homme dont l’épouse jalouse accuse la mère de Corrag de l’avoir ensorcelé. Loin de son village anglais natal, c’est à Glencoe en Écosse que Corrag trouve la paix qu’elle est venue chercher. Elle cesse de vagabonder et se construit une cabane au cœur de la forêt, faite de boue séchée et de bois trempé. Près du Glen, la nuit elle observe le ciel étoilé et le jour les étendues sauvages, où elle s’approvisionne en baies. Poursuivant un savoir occulte qui lui vaudra l’estime et l’affection du clan de guerriers venus la solliciter, lui procurant la sensation réconfortante, pour la première fois, d’appartenir à une communauté. Bonheur de courte durée, puisque dès le début l’issue est connue : le clan a été décimé et Corrag emprisonnée. Alors, il lui reste à confier son histoire à l’homme d’église assis sur un tabouret venu l’écouter. Le cœur durci par une vie nourrie de préjugés, le révérend Leslie regarde la captive d’un air dégoutté. Sale, affamée, menottée et le corps brisé, Corrag ressemble à une créature ainsi recroquevillée dans son cachot écossais. Mais au fil de son récit, l’hostilité du révérend faiblit. Un glissement s’opère. Son jugement se modifie à mesure qu’il se laisse bercer par l’art narratif de la jeune fille. Sa puissance d’évocation, le regard sensible qu’elle pose sur le monde. Le fait de côtoyer la personne que son ignorance condamnait d’emblée, lui a permis d’entrevoir dans les ténèbres un être lumineux. Le sort de notre héroïne pourra peut-être en bénéficier.
Je marche là où elle marche, je vois ce qu’elle voit. Quel don ! J’écris ceci de ma chambre comme toujours. Mais elle parle avec tant d’éloquence de sa vie sauvage, dans la bruyère et parmi les rochers, que je m’y sens plongé. Est-ce de la sorcellerie ? Ce don ? Ses propos s’incrustent en moi. […] Les récits de la prisonnière me font l’effet d’une magie.
Il y a des gens qui parlent du destin. Moi, je n’utilise pas ce mot. Je pense que nous avons des choix à faire. Je pense que c’est nous qui traçons le chemin de notre vie et qu’il ne faut pas mettre tous nos espoirs dans les songes et les étoiles. Peut-être pourtant que les songes et les étoiles peuvent nous guider. Et la voix du cœur est forte. Toujours.
L’écouter, voilà mon conseil. Si mon récit doit s’arrêter, prenez ça comme la seule chose que j’ai à dire sur la vie et la manière de la mener (car ma vie ne touche-t-elle pas à sa fin ?). La voix du cœur est la voix de la vérité. C’est plus facile de ne pas l’entendre, parce qu’elle donne quelque fois un avis qui nous contrarie, et risquer de perdre ce que nous avons est bien dur. Mais quelle vie menons-nous si nous refusons d’écouter notre cœur ? Une vie qui n’est pas vraie. Et la personne qui vit n’est pas vraiment nous.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2010. Grand format aux Éditions Plon, Poche chez J’ai Lu, traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux, 480 pages.
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