« Il y avait des événements qui ouvraient devant vous l’abîme du temps. » À la fois ancré dans les terres agricoles de la Haute-Autriche labourées après la chute du Reich allemand, profondément réaliste, dense comme du granit, le roman de Reinhard Kaiser-Mühlecker contrecarre cette horizontalité symbolisée par l’écoulement inéluctable du temps, par une verticalité, une légèreté, à l’image de la vulnérabilité des êtres l’habitant. Tendus vers deux directions opposées : plombé par les secrets et « le métal lourd du passé », les silences signifiants recelant en eux plus de vérité que la parole ne saurait en exprimer, Lilas rouge est traversé par des élans poétiques fulgurants, comme des éclairs venant percer un ciel noir de jais. Tels des équilibristes, Goldberger père, Ferdinand, Anna, Martha, Paul, Thomas…évoluent sur une corde raide surplombant le gouffre du temps, condamnés par une malédiction à expier les péchés commis par le patriarche de la lignée. De cette faute, tout au plus savons nous que l’étranger au visage sombre, en uniforme, juché sur une carriole et venu s’installer dans une ferme abandonnée à Rosental de nuit avec sa fille, a fui son village de l’Innviertiel, où il officiait en tant que chef de section du parti nazi. La malédiction, qui se répercutera par ricochets et dont les vibrations s’amenuiseront au fil des générations, trouve racine dans cette collaboration, dont les ressorts demeureront jusqu’à la fin cachés. Fresque familiale éblouissante tissée de silences et de secrets, portée par des personnages ambivalents d’une profonde humanité, chef-d’œuvre élevant son auteur – lui-même agriculteur – au même rang que les plus grands romanciers de la Mitteleuropa : Thomas Mann, Stefan Zweig, Joseph Roth, Sándor Márai…alliant poésie, psychologie et sens du récit, Lilas rouge fait s’entrelacer le destin d’un pays confronté à son héritage nazi avec la vie d’une famille de paysans. Tout en charriant des flots d’émotions, Reinhard Kaiser-Mühlecker soulève des réflexions à jamais en suspens : comment composer avec un passé ignoré et de quel libre arbitre l’homme dispose-t-il réellement ? Magistral.
Lui, Ferdinand Goldberger, avait dénoncé les gens de son propre village. Une foule de personnes. Or il se trouvait qu’une seule de ces accusations – la première – était réellement fondée. Il ne parvenait pas à s’expliquer pourquoi il s’était alors acharné, comme possédé, ce qui l’avait conduit à cette infamie. À présent, comme il basculait dans le sommeil, il lisait ces mots comme s’ils étaient ceux d’un rapport. Il était écrit là qu’on s’était mis un jour à lui adresser des lettres. Quelqu’un les déposait – sans signature, mais au nom du village tout entier – devant sa porte, lestées par un gros caillou. On les menaçait de mort, lui et sa fille, puis enfin on lui avait posé un ultimatum : soit ils quittaient le bourg et la région jusqu’à nouvel ordre, soit on les pendait au premier arbre venu.
Chaque homme était cerné de toutes parts par son passé – personne n’avait droit à une échappée vers le sud, pas même Goldberger. Le croire était une illusion.
Dans l’esprit des convives, les souvenirs affluèrent peu à peu, divers et propres à chacun ; mais tous partageaient cependant la sensation profonde que le passé n’était pas apaisé et remuait encore, bouillait en eux comme un sang vif.
Ferdinand ne savait pas pourquoi Martha n’adressait plus la parole à son père ; il n’avait jamais cherché à le savoir. Naturellement, il en avait d’abord été troublé ; mais il avait tout aussitôt accepté ce silence. Car secrètement, et sans pouvoir mettre des mots sur ce refus, peut-être même sans en prendre pleinement conscience, il supposait qu’elle gardait rancune à son père de leur départ de l’Innviertel, de même que lui, Ferdinand, n’arrivait pas à le lui pardonner, et que le mutisme de Martha n’était rien d’autre qu’une vengeance.
En l’espace d’une seconde, d’une oscillation de pendule, le timbre de sa voix avait changé, pour toujours. Il n’emploierait plus désormais que ce ton avec son père. Chacun avait pu l’entendre.
Combien de temps s’écoula ainsi ? C’était impossible à dire – même une horloge n’aurait pas su prendre la mesure de ces instants. C’est que le temps qui s’égrenait lentement dans cette pièce n’était pas composé de minutes ou de secondes ; il était tissé d’histoires.
Peu à peu, il comprit enfin ce qu’il savait en lui-même depuis très longtemps : le précipice, c’était lui. Ce fut comme s’il tombait en chute libre. Ce fut comme s’il tombait en chute libre. Il n’avait plus de sol sous les pieds. « Rien d’autre », répondit Alfred. « Juste ceci : Dieu punit jusqu’à la septième génération. Je ne sais pas si tu es le premier touché ou s’il s’agit de Martha. Je n’en sais rien. Mais il vous châtiera jusqu’à la septième génération. Et maintenant laisse-nous en paix. Nous ne voulons plus entendre parler de toi. »
Toute sa vie durant, il avait été habité du besoin impérieux d’être quelqu’un. Son existence entière avait été tendue vers cet objectif. Cette époque était révolue. Il ne voulait plus être personne. À l’instant où il en prit conscience, il ne put se défendre de rire. C’était plus fort que lui. Sa vie toute entière n’avait-elle pas été au fond qu’une erreur ? Une sotte impasse, un vaniteux fourvoiement ? Et quand bien même il en aurait été ainsi : ce temps-là n’était plus. On ne lui demanderait plus jamais son nom. Il était devenu personne. […] tout aurait pu être différent, si seulement il s’était défait plus tôt de cette stupide ambition, ou s’il ne l’avait jamais eue.
Mettre la main sur un chef-d’œuvre, avoir attendu (trop) longtemps avant de se décider (enfin) à se le procurer, puis craquer et être cueillie par une plume dense qui à travers les silences dit tout sans jamais rien formuler, capte le point de basculement des êtres, là où se joue l’inversion des rapports de force dans les relations. Rester coite devant des images d’une telle précision, des phrases d’une telle puissance d’évocation, qu’elles creusent des sillons en vous. Tel est est le talent de Reinhard Kaiser-Mühlecker. Fatalité et volonté de s’émanciper, de composer avec un passé qui nous a précédé et ne nous nous appartient pas, sont au cœur de ce très très grand roman.
Mon évaluation : 4,5/5Date de parution : 2021. Éditions Verdier, traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay, 704 pages.
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