« Il entendait le grand roulement qui partait des Halles. Paris mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans toutes les veines. […] Les imbéciles avaient beau dire, toute l’époque était là. » Tour à tour comparé à un palais, à une machine à vapeur, à une cathédrale colossale aux fondations d’acier, où le Paris gorgé, engrossé de victuailles se brasserait, ou à un navire emporté par le flot montant, charriant les aliments pêle-mêle exposés impudemment : « les carottes saignant », « les navets devenant incandescents », le rouge sang de la viande ou encore les tons pastel des fleurs fraîchement coupées, les Halles, au cœur du roman, apparaissent comme la nature morte symbole de l’opulence d’un siècle décadent où l’argent règne tout-puissant. La dualité des corps maigres – incapables d’engraisser et dont il faut se méfier : les perdants – et des gros – corps repus synonymes de bonne chère et d’embourgeoisement : les gagnants, forme l’épine dorsale du Ventre de Paris. Dans ce troisième tome de la série des Rougon-Macquart d’Émile Zola, qui nous fait frôler l’indigestion à force d’accumulations, le personnage principal Florent se range du côté des perdants. Au lendemain du coup d’État de 1851, le jeune idéaliste ratissé par la police impériale sur les pavés parisiens embarque direction Cayenne. Exil qui durera sept ans. Entre-temps, le régime a prospéré, les petits boutiquiers se sont enrichis et son demi-frère bedonnant s’est marié à la belle Lisa, acquérant une boucherie florissante tout de marbre blanc, à la devanture chargée figurant un tableau de Manet. Tandis que Florent peine à dissimuler son passé officiant en tant qu’inspecteur au pavillon de la marée. Un an suffira pour qu’il soit avalé, broyé. Son secret éventé, les ragots filent à travers les étals, la rumeur enfle prête à exploser, les Halles bruissent de l’histoire d’un ancien bagnard menaçant le confort dans lequel les petits bourgeois replets baignent avec sensualité. Idéal républicain que « les honnêtes gens » lui feront chèrement payer…
Le bourgeois roi
Plus que dans le premier tome de cette Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire : La fortune des Rougon, dans lequel Zola pose les personnages de sa grande fresque familiale, ou dans le second : La Curée, portrait splendide d’un Paris éventré par les spéculateurs immobiliers, ce troisième volume s’attache à dépeindre l’embourgeoisement des petits commerçants de Paris. Le faste, l’abondance de nourriture, le trop-plein d’aliments qui débordent des comptoirs, remplissent les vitrines, faisant saliver Florent affamé à son arrivée dans la capitale. Les Halles, les étals de bouchers, poissonniers, maraîchers, fleuristes, fromagers…ainsi que les ruelles attenantes sont le décor d’une étude sociologique portant sur l’enrichissement d’une classe sociale autrefois pauvre, qui sut profiter de la gentrification et de la prospérité impulsées par le régime impérial. Dans cette perspective, le couple formé par la belle Lisa Macquart et le gras Quenu – demi-frère de Florent – est emblématique de cette réussite.
Mais Florent n’avait d’attention que pour la grande charcuterie, ouverte et flamboyante au soleil levant.
Elle faisait presque le coin de la rue Pirouette. Elle était une joie pour le regard. Elle riait, toute claire, avec des pointes de couleurs vives qui chantaient au milieu de la blancheur de ses marbres. L’enseigne, où le nom de QUENU-GRADELLE luisait en grosses lettres d’or, dans un encadrement de branches et de feuilles, dessiné sur un fond tendre, était faite d’une peinture recouverte d’une glace. Les deux panneaux latéraux de la devanture, également peints et sous verre, représentaient de petits Amours joufflus, jouant au milieu de hures, de côtelettes de porcs, de guirlandes de saucisses ; et ces natures mortes, ornées d’enroulement et de rosaces, avaient une telle tendresse d’aquarelle, que les viandes crues y prenaient des tons roses de confitures. Puis, dans ce cadre aimable, l’étalage montait. Il était posé sur un lit de fines rognures de papier bleu ; par endroits, des feuilles de fougère, délicatement rangés, changeaient certaines assiettes en bouquets entourés de verdure. C’était un monde de bonnes choses, de choses fondantes, de choses grasses.
Mon évaluation : 3/5
Date de parution : 1873. Éditions du Livre de Poche, 499 pages.
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