« Toutes les familles heureuses se ressemblent. Chaque famille malheureuse, au contraire l’est à sa façon. » La clé du bonheur, à travers son double romanesque Lévine, Tolstoi semble l’avoir trouvée. Davantage que la chronique de la déchéance morale d’une femme adultère confinée dans un mariage arrangé au temps de la Russie des tsars, répudiée pour avoir sacrifié à la passion la raison, Anna Karénine – chef-d’œuvre de la littérature russe – est un autoportrait de l’écrivain tourmenté et une variation intemporelle sur le thème de l’amour conjugal et du bonheur marital. En faisant évoluer en miroir deux couples antagonistes de la haute société moscovite et pétersbourgeoise : Anna/Vronskï et Kitty/Lévine, figurant deux conceptions de l’amour : la passion exclusive enfermante hors des conventions versus la quiétude d’une union légitime, Tolstoï laisse affleurer les doutes existentiels qui le traversent : le sens de la vie, le vertige de la mort, la foi en « la loi du bien » et condamne le droit que s’octroie la société des hommes à porter un jugement moral, quand « toute la variété, tout le charme, toute la beauté de la vie ne sont qu’un mélange de lumière et d’ombre ». Influencé par les conceptions rousseauistes de la nature, les personnages d’Anna et de Lévine, éminemment tolstoïens, incarnent une forme de pureté et de spontanéité. Jugée immorale, Anna brûle du désir de vivre. En concentrant toute son ardeur sur le comte Vronskï, dont elle dépend affectivement et physiquement, elle le place dans la position délicate du libérateur et du bourreau responsable de sa chute. Déséquilibre qui fragilisera leurs sentiments et lassera son amant. Tandis que Lévine, animé par l’idéal familial de ses parents, est le pendant d’Anna. Un être tourmenté aspirant à la paix traversé par des questions ontologiques s’éclairant à la fin du roman. L’épilogue tragique et éblouissant transcende l’espace limité du roman. En adoptant le procédé narratif des flux de conscience, Tolstoï ouvre une porte d’entrée sur l’intériorité de ses personnages et atteint par ce biais une certaine forme d’universalité.
Le but d’un artiste n’est pas de résoudre une question de façon incontestable, mais de faire aimer la vie dans ses innombrables et inépuisables manifestations.
Léon Tolstoï
Le destin tragique d’une héroïne de roman…
Anna Arkadiévna lisait et comprenait sa lecture, mais elle était lasse de s’intéresser à la vie des autres ; elle brûlait de vivre elle-même.
La première rencontre entre Anna et Vronskï a lieu à la gare de Moscou. Ce dernier, venu chercher sa mère, est accompagné du frère d’Anna, le prince Stépan Arkadiévitch Oblonskï. L’attirance est immédiate. Le bal donné quelques jours plus tard achèvera de concrétiser cette première impression. Le train chez Tolstoï est particulièrement signifiant. Tous les événements tragiques du roman s’y déroulant : la mort accidentelle d’un mécanicien lors de cette première rencontre fera planer sur leur relation « un mauvais présage », matérialisé par le suicide d’Anna des années après, quand acculée, isolée et se sentant abandonnée elle capitulera. Le développement du chemin de fer au 19e est le symbole du progrès, de la modernisation de la Russie que Tolstoï n’aura de cesse de critiquer dans la seconde partie de sa vie. Préférant au modèle européen, le charme et la simplicité de la vie rurale.
Avec le flair particulier de l’homme du monde, Vronskï reconnut du premier coup d’œil que cette personne appartenait à la haute société. Il s’excusa et pénétra dans la voiture ; mais il éprouva le besoin de regarder la dame encore une fois, non à cause de sa beauté, de son élégance ou de la grâce discrète qui émanait de toute sa personne, mais parce qu’il avait remarqué, au moment même où elle passait devant lui, l’expression douce et tendre du joli visage. Elle tourna aussi la tête au même moment. Ses yeux gris et brillants qui semblaient noirs à cause des sourcils très épais, s’arrêtèrent amicalement et attentivement sur le visage de Vronskï, comme si elle l’eût reconnu, et ensuite se reportèrent vers la foule en mouvement comme y cherchant quelqu’un. Dans ce coup d’œil rapide, Vronskï remarqua l’animation retenue qui se peignait sur le visage de la jeune femme et dans ses yeux brillants, et le sourire à peine visible qui glissait sur ses lèvres rouges. Tout son être semblait déborder malgré elle, dans l’éclat de son regard et dans la joie de son sourire. Elle s’efforça d’atténuer le feu de son regard, mais il continua de briller à son insu, au fond du sourire imperceptible.
Mariée avec un homme de vingt ans son aîné, mère d’un fils – Serge, qu’elle adore, Anna est d’une beauté ensorceleuse, voire dangereuse. Ses yeux gris, surplombés par des cils lourds, brillent d’un éclat vif. Altière, Anna est un être entier, pur, animé par une pulsion de vie qu’un mariage arrangé a affaiblie. Son visage si expressif, trahit les tourments intérieurs qui la saisissent, les sentiments qui la tiraillent et les tressaillements de son âme. C’est d’ailleurs sa physionomie gaie et ses traits exaltés qui dévoilent à une Kitty mortifiée par l’affront qu’elle subit de la part de Vronskï la joie contenue d’Anna. Charmée par le jeune officier, Kitty, dernière fille à marier d’une famille de l’aristocratie, vient de décliner la demande en mariage de Lévine, pensant le Comte prêt à se déclarer. Un bal est donné réunissant toute la haute société moscovite. Mais ce qui aurait dû sacrer le triomphe de Kitty, se révèle une humiliation que la beauté éclatante d’Anna habillée d’une robe noir décolleté laissant entrevoir l’arrondi délicat de ses épaules et que le mince sourire tout de joie contenue, trahissant le plaisir pris dans les bras de son cavalier, ravive douloureusement.
Elle n’avait pas revu Anna depuis le commencement du bal, et subitement, la jeune femme lui apparaissait de nouveau, mais sous un aspect tout à fait différent et inattendu. Kitty crut remarquer en son amie ce genre d’excitation qu’elle connaissait si bien par expérience et que provoque généralement le succès. Elle voyait qu’Anna était grisée par l’admiration qu’elle avait soulevée ; Kitty connaissait ce sentiment pour l’avoir éprouvé, et il lui semblait qu’Anna en révélait les symptômes ; elle voyait l’éclat tremblant dont brillaient les yeux de la jeune femme, le sourire de bonheur et de béatitude qui s’épanouissaient sur ses lèvres et la grâce particulière, pleine de sureté et d’élégance, de ses mouvements.
« Pour qui tout cela ? se demanda-t-elle, pour tous ou pour un seul ? » Sans venir en aide au jeune homme avec qui elle dansait, et qui ne savait pas comment renouer la conversation dont il avait perdu le fil, Kitty obéissant machinalement, joyeusement, aux cris aigus et impérieux de Korsounskï, lequel tantôt entraînait tous les danseurs dans une grande ronde, tantôt leur faisait former une chaîne, observait Anna et son cœur se serrait de plus en plus. « Non, ce n’est pas l’admiration de la foule qui l’excite ainsi, c’est l’admiration d’un seul. Mais lequel ? Serait-ce lui ? » Chaque fois que Vronskï reparaissait avec Anna, les yeux de celle-ci brillaient d’un éclat joyeux et un sourire de bonheur contractait ses lèvres rouges. Elle semblait faire un effort sur elle-même pour ne pas laisser transparaître une joie qui malgré cela, sur ses traits, se décelait d’elle-même. Et lui ? Kitty regardait Vronskï et s’effrayait. Ce qu’elle avait vu clairement sur le visage d’Anna, elle le remarqua également sur le visage de son cavalier. Où donc était sa contenance tranquille et assurée, l’expression inconsciente et calme qu’il montrait d’ordinaire ? À présent, chaque fois qu’il s’adressait à sa danseuse, il baissait un peu la tête, comme s’il eût voulu se prosterner à ses pieds et son regard exprimait la soumission et la crainte. « Je ne veux pas vous blesser, semblait-il dire, mais je veux me sauver moi-même et je ne sais comment. » Jamais, jusqu’à ce jour, Kitty n’avait observé chez le jeune homme cette expression qu’elle lui voyait à ce moment.
Le sens du détail, la minutie des descriptions et le soin avec lequel il restitue les oscillations de l’âme sont caractéristiques du style du romancier. Tolstoï invite le lecteur à observer le mouvement des sentiments avec un souci du réalisme. De toucher au plus près de ce qui est. De l’indifférence, au plaisir pris à être courtisée, jusqu’à la prise de conscience d’un amour naissant, Tolstoï fait en sorte que son lecteur suive chaque étape de l’évolution de la relation entre Anna et Vronskï, et ce, sur le même plan que ses personnages.
Les premiers temps, Anna se crut sincèrement mécontente de Vronskï parce qu’il se permettait de la poursuivre ; mais un soir, ne l’ayant pas rencontré à une soirée où elle comptait le voir, elle avait compris clairement, à la tristesse qui l’avait saisie, qu’elle s’était trompée et que cette poursuite non seulement ne lui était pas désagréable mais constituait au contraire tout l’intérêt de sa vie.
Tolstoï ne laisse aucun doute quant à l’issue tragique du roman. Des indices sont glissés entre les pages. Anna et Vronskï incarnent le couple romantique, torturé par excellence, condamné d’emblée, puisque immoral. Il porte en germe sa fin. La quête de la fusion ne pouvant conduire qu’à la destruction, ou à l’absorption. En cela, les deux couples évoluent en miroir : l’un tendant vers la lumière, l’autre sombrant peu à peu.
– Ne savez-vous pas que vous êtes toute ma vie ? Mais la tranquillité ? Je ne sais que faire… Je ne puis pas vous la donner, je suis à vous tout entier, oui, mon amour vous appartient, je ne puis imaginer de séparation entre nous, car vous et moi ne sommes qu’un. Il ne saurait y avoir de calme ni pour vous, ni pour moi, mais au contraire, désespoir et malheur… au lieu du bonheur… et quel bonheur ! N’est-il pas possible ?
…ou un autoportrait du romancier ?
Anna Karénine – rien que le titre est éloquent – est davantage présenté comme le destin tragique d’une femme adultère condamnée par la bonne société russe du 19e siècle, que comme le roman d’un homme en quête d’absolu, de vérité. Un homme bon, guidé par un idéal vertueux, faisant écho aux questionnements qui ont intimement bouleversé Tolstoï à cinquante ans. Comme son personnage Lévine, c’est au chevet de son frère mourant que l’écrivain est confronté à l’épreuve de la mort. Épisode fondateur qui amorce une profonde crise existentielle marquant un tournant dans sa vie et son œuvre. La huitième partie d’Anna Karénine est dans cette perspective largement autobiographique. En se tournant vers la religion et la spiritualité, en décidant de suivre « la loi du bien », Lévine/Tolstoï trouve le sens que sa vie avait perdu. Si tout doit disparaître, à quoi sert-il d’exister ? Comment vivre en ayant conscience de notre finalité ? En faisant le bien. En faisant preuve d’humanité, d’amour. En refusant la guerre et en œuvrant pour la paix. La conversion de Tolstoï lui permettra d’appréhender sa propre mort avec plus de sérénité, tout comme Lévine que la pensée du suicide effleure. Les derniers mots du roman éclaire le projet romanesque de Tolstoï et prouve que la crise est passée et la paix retrouvée, faisant de l’immense romancier russe un humaniste convaincu.
[…] il ne savait pas et ne pouvait savoir en quoi consistait le bien général, mais il savait indubitablement que ce bien ne pouvait s’atteindre que par l’accomplissement strict de la loi du bien, qui est révélée à chacun. C’est pourquoi il ne pouvait désirer la guerre, ni la prôner à n’importe quelle fin d’ordre général.
« Qu’est-ce qui m’arrête ? » se demanda Lévine, qui sentait d’avance que la réponse, encore inconnue, à cette question était prête dans son âme. « Oui, la seule manifestation évidemment indiscutable de la divinité réside dans les lois du bien, données au monde par la révélation, et que je sens en moi, que je reconnais, m’unissant ainsi, bon gré mal gré, aux autres hommes… »
« À moi personnellement, à mon cœur, est révélée indiscutablement une connaissance, incompréhensible par la raison ; et moi je veux la connaître par la raison et l’exprimer par des paroles ! »
« Ce nouveau sentiment, de même que le sentiment paternel, ne m’a pas changé, ne m’a pas rendu heureux, ne m’a pas éclairé d’un coup, ainsi que je l’avais cru ; il n’y eut aussi aucune surprise. La foi, le manque de foi, je ne sais pas ce que c’est ; mais ce sentiment est entré imperceptiblement dans mon âme, par la souffrance, et s’y est installé solidement.
Je me fâcherai encore contre le cocher Ivan ; je continuerai à discuter bien ou mal à propos ; il y aura toujours le même mur entre les profondeurs de mon âme et les autres, même ma femme ; je l’accuserai de la même façon pour une crainte qui m’a effleuré, et je le regretterai ; je continuerai à ne pas comprendre par la raison pourquoi je prie, mais je prierai quand même. Cependant, maintenant ma vie, toute ma vie, indépendamment de tout ce qui peut m’arriver à n’importe quel moment, non seulement n’est plus dénuée de sens comme autrefois, mais a acquis un sens indiscutable, celui du bien que j’y puis faire entrer. »
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 1878. Éditions du Livre de Poche, traduit du russe par Boris de Schloezer, 1 024 pages.
ADAPTÉ AU CINÉMAAMOURCHEF-D'ŒUVRECLASSIQUECULTE
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