Solitude
Faible est ma voix, mais mon vouloir ne cède pas,
Et même, sans amour, je me sens plus légère.
Dans les hauteurs du ciel un vent souffle ample et pur
Et mes pensées ignorent la souillure.
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La servante Insomnie a quitté mon chevet ;
Je ne me morfonds plus près de la cendre grise,
Et sur la tour l’aiguille courbe de l’horloge
Ne me fait plus l’effet d’une flèche qui tue.
∴
Donc le passé sur moi perd son pouvoir.
La délivrance est proche. Je pardonne
En regardant la lumière qui joue
Sur le lierre mouillé par le printemps.
Anna Akhmatova – – surnommée « la reine de la Neva », née en 1889 à Odessa et décédée en 1966 à Moscou, est une icône des lettres russes. Censurée, persécutée et muselée par le régime soviétique, qui tenta d’éradiquer ses écrits, la poétesse par sa poésie expérimenta un espace de liberté infini. Comme ses vers, le message politique est clair. Acculée en Russie, elle ne s’exilera pas. Faible est sa voix, mais sa volonté ne cédera pas. Tant qu’elle vit, son souffle, même sous la forme d’un mince filet, traversera la chape de plomb censée étouffer toutes velléités de liberté. Si l’amour participe au sentiment de légèreté, ce serait un leurre que de la faire dépendre de l’extérieur. D’ailleurs, Anna Akhmatova insiste en tournant le curseur vers un travail intérieur : « Et même, sans amour, je me sens plus légère. » Autrui ne délivre pas. La liberté s’obtient à force de volonté. La femme de lettres russe ne se morfond plus près de ce qui a été (« cendre grise »). Son regard, initialement tourné vers le passé, opère un revirement à cent quatre-vingt degrés. En coupant le fil qui la tirait en arrière, elle s’affranchit du passé. Le temps cesse d’être une source d’angoisse. Telle une éclipse masquant le soleil et obscurcissant le ciel, la peur de la mort provoquant l’inertie s’évapore. Délestée des scories du passé, la vie s’épanouit. Le « printemps » symbolise ce renouveau : l’espoir après le noir.
Date de parution : 1963. Éditions Gallimard, collection Poésie/Gallimard, traduit du russe par Jean-Louis Backès, 384 pages.
POÉSIE
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