« La chasse aux aventures, aux femmes, aux millions, commençait enfin. […] son instinct de bête affamée saisissait merveilleusement au passage les moindres indices de la curée chaude dont la ville allait être le théâtre. » Rituel de la chasse à courre, la curée, ce sont les entrailles et viscères du gibier jetées en pâture aux chiens. Dans ce second tome de la fresque familiale des Rougon-Macquart, Paris est l’animal éventré, la meute les spéculateurs immobiliers véreux, qui à coup de montages financiers alambiqués bâtissent leur fortune sur une ville pillée. Alors que le 2 décembre 1851, Louis-Napoléon s’empare du pouvoir par la force, concomitamment Aristide Saccard, prend d’assaut Paris, flairant l’argent avec un instinct d’oiseau de proie. Les poches vides, mais la tête fourmillant de projets, il trouve les ressources pour se lancer en épousant Renée, l’héritière d’une vieille famille bourgeoise dont la vertu est mise sur le marché. En 1855, sous la houlette du baron Haussmann, la capitale devient un chantier à ciel ouvert, traversée par des grandes artères, dont la construction nécessite la démolition des vieux quartiers et l’expropriation des locataires. Le génie des affaires d’Aristide trouve là matière à spéculation : en achetant les biens promis à la délocalisation, il empoche des indemnités. Pour peu que les experts chargés de les estimer soient corrompus, la plus-value s’élève à des milliers. Tandis que projetée dans une société orgiaque de luxe et de débauche, Renée s’étourdit, écartelée entre l’immoralité et la fièvre de ses appétits frénétiques, quêtant la jouissance aiguë susceptible de la rassasier. Dans cette atmosphère viciée, la promiscuité avec son beau-fils Maxime se muant en une intimité incestueuse, achèvera de détraquer son esprit fragilisé. Tout le talent du romancier naturaliste qu’est Zola se déploie dans une écriture sensuelle et luxuriante retranscrivant magnifiquement les déchirements intimes d’une femme au destin épique, tragique, broyée par les hommes, ainsi qu’une construction circulaire exemplaire. La Curée se clôturant sur la scène inaugurale mâtinée d’une note amère par la déchéance de Renée.
Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair. L’artiste en moi se refusait à faire de l’ombre sur cet éclat de la vie à outrance qui a éclairé tout le règne d’un jour suspect de mauvais lieu. / J’ai voulu montrer l’épuisement prématuré d’une race qui a vécu trop vite et aboutit à l’homme-femme des sociétés pourries ; la spéculation furieuse d’une époque s’incarnant dans un tempérament sans scrupule, enclin aux aventures ; le détraquement nerveux d’une femme dont un milieu de luxe et de honte décuple les appétits natifs. Et, avec ces trois monstruosités sociales, j’ai essayé d’écrire une œuvre d’art et de science qui fût en même temps une des pages les plus étranges de nos mœurs.
Extrait de la préface d’Émile Zola
Le choix de La Curée comme titre – terme emprunté au lexique de la chasse à courre – sied parfaitement au roman. Il préfigure « la débâcle d’une société ». Frais émoulu de sa province méridionale, Aristide Rougon monte sur Paris faire fortune, accompagné de sa première épouse. Encore honteux d’avoir choisi le mauvais camp, en soutenant la République, alors que Plassans était à feu et à sang (La fortune des Rougon, tome I). L’œil brillant de la revanche qu’il s’apprête à prendre sur dix longues années de vache maigre, Aristide, sur les conseils avisés de son frère Eugène Rougon, qui « après avoir été un des agents les plus actifs du coup d’État, était à cette heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un grand homme politique », troque le nom de Rougon pour Saccard. Patronyme dont son frère, avec un plaisir non dissimulé, se plaît à souligner le caractère ironique des sonorités : « un nom à aller au bagne ou à gagner des millions » (note de bas de page : dans le nom de Saccard résonnent à la fois les sacs d’or et d’argent, et la finale de bagnard). Son épouse morte, son fils en pension et sa fille envoyée dans sa famille, Aristide a le champ libre pour prendre ses quartiers. Il épouse en seconde noce Renée. Tout juste sortie d’une pension de jeunes filles, Renée est abusée par le père d’une de ses amies. Du viol résulte une grossesse. Pour que le scandale n’entache pas les Béraud du Châtel, le père met aux enchères l’honneur de sa fille. La valeur de celui-ci est estimé à 100 000 francs. Montant qu’Aristide doublera aisément. Puisqu’il doit lui servir de trépied pour sa lancer dans le monde. Le mariage scellé, une vie de débauche les attend. Le fils d’Aristide est rappelé par son père à Paris. En vrai dandy, la mine efféminée, Maxime prend un plaisir indicible à cristalliser l’attention des femmes, à se vautrer dans le luxe. Son tempérament résultant du « mélange des appétits furieux de son père et des abandons, des mollesses de sa mère, il était un produit défectueux, où les défauts des parents se complétaient en s’empirant. » Un être où prédominent l’indolence et la lâcheté.
Inspiré de La Comédie humaine de Balzac, le cycle des Rougon-Macquart a pour ambition de suivre l’évolution d’une famille sur plusieurs générations, observant ainsi comment une tare initiale se transmet entre les différents membres d’une fratrie.
Une vie dissolue
Au premier étage de la rue de Rivoli, puis plus tard à l’hôtel particulier des Saccard, les portes claquent, l’argent ruisselle, les plantes exotiques de la serre encapsulent tout le luxe et la volupté d’une période d’excès. Le trio vit dans un tourbillon de plaisir.
Appartement de tapage, d’affaires et de plaisirs, où la vie moderne avec son bruit d’or sonnant, de toilettes froissées, s’engouffrait comme un coup de vent.
« Tel un équilibriste sur la corde roide de la spéculation », Aristide multiplie les opérations, se grisant de cet état d’insécurité permanent, qui le condamne comme un joueur impénitent à faire tapis, et tenter le tout pour le tout quotidiennement. Dès son arrivée, Aristide a su capter l’air du temps, prédire du haut de la Butte Montmartre les changements dont Paris sera le chantier, traçant de sa main effilée comme un couperet les lignes de coupe, le quadrillage architectural encore à l’état de projet dans l’esprit des architectes.
Aristide Saccard, depuis les premiers jours, sentait venir ce flot montant de la spéculation, dont l’écume allait couvrir Paris entier.
Il vivait sur la dette, parmi un peuple de créanciers qui engloutissaient au jour le jour les bénéfices scandaleux qu’il réalisait dans certaines affaires. Pendant ce temps, au même moment, des sociétés s’écroulaient sous lui, de nouveaux trous se creusaient plus profonds, par-dessus lesquels il sautait, ne pouvant les combler. Il marchait ainsi sur un terrain miné, dans une crise continuelle, soldant des notes de cinquante mille francs et ne payant pas les gages de son cocher, marchant toujours avec un aplomb de plus en plus royal, vivant avec plus de rage sur Paris sa caisse vide, d’où le fleuve d’or aux sources légendaires continuait à sortir.
[…] D’aventure en aventure, il n’avait plus que la façade dorée d’un capital absent.
Aristide Saccard avait enfin trouvé son milieu. Il s’était révélé grand spéculateur, brasseur de millions.
Renée sacrifiée, tiraillée entre une morale bourgeoise et ses appétits aiguisés par une vie de mondanités
Renée est le grand personnage du roman. Plus qu’Aristide ou que Maxime, qui poursuivent le chemin de leurs inclinations. Renée est complexe, tiraillée par des forces contraires, broyée entre les intérêts du père et du fils, soumise aux assauts d’une éducation bourgeoise fermement enracinée qui vient se fracasser sur la réalité. Comme toujours chez Zola, tout est signifiant. L’épilogue du roman, les derniers mots posés, en ce sens, sont un exemple parfaitement maîtrisé des talents du romancier. Son entreprise est circulaire. Rien n’est laissé au hasard, tout compte. Émile Zola est une sorte de démiurge tout-puissant qui dirige ses personnages, ne leur laissant aucun libre arbitre. Leurs destins se devant d’épouser le projet qu’il a conçu en amont : démontrer à travers plusieurs générations la transmission d’une tare et observer comment celle-ci s’illustre en fonction des milieux. Sachant que les personnages et les milieux dans lesquels ils évoluent sont poreux. Le milieu influe sur leurs agissements, les déterminent. Ailleurs, Renée aurait peut-être pu espérer se sauver. Zola en a décidé autrement…
Cette folle de Renée, qui était apparue une nuit dans le ciel parisien comme la fée excentrique des voluptés mondaines, était la moins analysable des femmes. Élevée au logis, elle eût sans doute émoussé, par la religion ou par quelque autre satisfaction nerveuse, les pointes des désirs dont les piqûres l’affolaient par instants. De tête, elle était bourgeoise ; elle avait une honnêteté absolue, un amour des choses logiques, une crainte du ciel et de l’enfer, une dose énorme de préjugés ; elle appartenait à son père, à cette race calme et prudente où fleurissent les vertus du foyer. Et c’était dans cette nature que germaient, que grandissaient les fantaisies prodigieuses, les curiosités sans cesse renaissantes, les désirs inavouables. […] La faute qui amena plus tard son mariage avec Saccard, ce viol brutal qu’elle subit avec une sorte d’attente épouvantée, la fit ensuite se mépriser, et fut pour beaucoup dans l’abandon de toute sa vie. Elle pensa qu’elle n’avait plus à lutter contre le mal, qu’il était en elle, que la logique l’autorisait à aller jusqu’au bout de la science mauvaise. Elle était plus encore une curiosité qu’un appétit. Jetée dans le monde du Second Empire, abandonnée à ses imaginations, entretenue d’argent, encouragée dans ses excentricités les plus tapageuses, elle se livra, le regretta, puis réussit enfin à tuer son honnêteté expirante, toujours fouettée, toujours poussée en avant par son insatiable besoin et de sentir.
Mon évaluation : 4,5/5
Date de parution : 1871. Éditions du Livre de Poche, 416 pages.
Boujelba
novembre 19, 2023Bonsoir j’ai découvert ce jolis travail par une amie mais cela ne me prive pas d’applaudir avec les ailes des canards 🦆 pour approcher la valeur de ce critère d’évaluation et d’analyse.
Cordialement un utilisateur