« L’histoire est un acte d’imagination collective et continue, et la perception de la réalité une tractation permanente, éternelle, avec les autres, avec soi-même si l’on est seul. » La perception objective des faits n’existe pas. En passant par le tamis de celui qui les lit, ces derniers sont nécessairement altérés. Dès lors, comment expliquer un épisode d’illusion collective ? Que quatre médecins puissent se laisser abuser par un leurre grossier ? Si la confusion n’est pas liée à la nature de l’objet, elle l’est certainement eu égard aux motivations : les lauriers tressés sur la tête des témoins d’un miracle défiant les lois de l’humanité. En 1726, à Godalming, John Howard et son jeune assistant Zachary Walsh assistent médusés à un événement pour le moins surprenant. Coup sur coup, Mary Toft, une paysanne anglaise, accouche de lapins disloqués. Une des explications, résiderait-elle dans le passage dans le village du Surrey de l’Exposition des Curiosités médicales de Nicholas Fox ? Exhibition cathartique visant à mortifier l’âme des spectateurs, témoins des caprices divins. Alerté, le roi George envoie ses émissaires au chevet de « la reine des lapins » pour tenter de percer le mystère entourant le fait divers. Manipulation de l’opinion publique ou intervention divine ? Les praticiens réputés optent pour la seconde option. Mettant en péril leur réputation. Bientôt, la rumeur court, la foule stationne au pied des appartements londoniens, où Mary Toft est enfermée. Quelle jouissance pour les hommes riches de la finance blasés de tout cet argent dont ils ignorent le montant, prêts à payer cher pour assouvir leurs désirs lubriques et dépravés ! Le genre humain possède encore des secrets inexplorés, susceptibles de les étonner. En s’inspirant d’une histoire vraie, Dexter Palmer compose une fable déjantée traversée par des réflexions philosophiques, interrogeant : la crédulité des foules, notre capacité à nous laisser mystifier, pour oublier temporairement – en étant partagées les croyances gagnent en légitimité faute de gagner en véracité – les soucis du présent. Le style suranné dissimule un texte drôle d’une grande actualité.
Laissons au malade son esprit, laissons au roi ses croyances et à Dieu, les pensées de Dieu.
C’est en 1996, comme l’explique l’auteur à la fin du roman, que celui-ci prit connaissance de la folle affaire de Mary Toft, dans un cours donné à l’université de Princeton intitulé « La représentation de l’improbable ». Obnubilé par cette histoire, il lui consacre ce roman drôle et dérangeant. Il est tentant d’élucider les motivations qui ont conduit quatre éminents médecins à crier au miracle. Rien ne permet d’expliquer la facilité avec laquelle ils ont écarté toutes tentatives d’explication rationnelle, hormis l’envie d’y croire. Le plaisir de s’enorgueillir d’être le témoin privilégié d’un événement surnaturel. Et c’est précisément ce qu’il s’est passé à l’hiver 1726 dans un petit village anglais. John Howard et Zachary Walsh, le fils de son ami pasteur, se rendent à une manifestation où tout un catalogue de bizarreries humaines sont étalées sous les yeux des spectateurs : femme à deux têtes, mi-homme mi-ours… Les esprits échauffés par le spectacle, dès lors, deviennent perméables. D’ailleurs, nombreux sont ceux à croire encore aux pouvoirs guérisseurs du monarque, qui, en touchant les malades serait apte à les soulager – l’arrivée sur le trône du roi George mis fin à une pratique vieille de plusieurs siècles. D’autres affirment qu’une femme enceinte confrontée à la vision d’une difformité pourrait la communiquer à son bébé. Ainsi, le matin où Joshua frappe au cabinet du médecin de campagne, lui enjoignant d’assister sa femme qui, défiant les lois de la maternité serait enceinte, pire s’apprêterait à enfanter moins de mois qu’il n’en faut après une fausse-couche, John Howard le suit tout en exprimant sa perplexité. Le cœur au bord des lèvres, le médecin et son assistant, doivent se rendre à l’évidence, des lapins en morceaux : pattes sectionnées, fourrure sortent bien du vagin de la femme alitée. Ces accouchements vont se répéter avec régularité : tous les deux, trois jours, le matin. Dépassé, John Howard s’adresse à d’éminents spécialistes londoniens : Sir Richard Manningham, Cyriacus Ahlers et Nathanael St. André se précipitent au chevet de celle que la presse s’apprête à baptiser « La reine des lapins ». Tous plus pédants les uns que les autres, vont briller par leur incompétence à la soigner. Proposant en tout et pour tout de la saigner ! Réjouissant, le conte tient plus du pastiche que du roman historique et use des ressorts comiques du burlesque, sans jamais tomber dans le grotesque. Même si l’écriture désuète et le style fleuri semblent dépassés. Malgré ce bémol, l’auteur américain soulève des questions de fond : l’appropriation du corps de la femme, son éviction pour et simple des tractations en cours sur son cas, le poids des superstitions – le phénomène serait corréler à « une activité anormale de sa faculté imaginative », la manipulation des masses, le besoin de croire en un idéal, la légitimité des « experts » à poser un diagnostic… Autant de thèmes contemporains qui, sous le couvert de la fable, nous interpellent avec subtilité.
Il n’est pas de réconfort plus rare et plus précieux que celui-ci : quand un homme, seul possesseur d’une vérité et se sentant incompris du monde, fixe dans les yeux un autre homme et découvre enfin que ses croyances sont partagées, qu’il n’est plus seul.
Mon évaluation 3/5
Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions de la Table Ronde, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel, 448 pages.
HISTOIRE VRAIEHISTORIQUE
Qu'en pensez-vous ?