« Jegor Holbek prenait plaisir à faire souffrir son ennemi Jegor Karnovski. » Écrit en 1943, La famille Karnovski est une formidable saga familiale qui, à travers trois générations, livre une réflexion magistrale sur l’identité juive, le concept de métissage culturel et de mixité sociale avec en toile de fond la montée du nazisme. Comment dans un pays obsédé par la pureté de la race, un adolescent juif peut-il se construire alors que se cristallisent en lui toutes les contradictions d’une nation ? Les Karnovski sont une lignée d’hommes juifs, érudits et fiers qui, en troquant la Pologne pour l’Allemagne ont fui l’obscurantisme religieux. La première génération s’est brillamment intégrée. En épousant une « aryenne », le gynécologue Georg Karnovski devenu en peu de temps une sommité du milieu médical berlinois a entériné un processus d’assimilation initié par la précédente génération. Cette rupture avec son héritage juif fait naître chez son fils « Mishling », puisque issu d’un mariage mixte, un sentiment de répulsion à l’égard d’une communauté avec laquelle il n’entretient aucun lien et lui vaut par sa filiation les pires humiliations. Le conflit qui sévit à l’échelle du pays migre à l’intérieur de lui, où des forces antagonistes se mènent un combat à mort. S’il a hérité des yeux bleus et de la peau diaphane de sa mère, les traits sémites de son père trahissent ses origines. Son ostracisation alimente un processus d’autodestruction puisque, les racines du mal qui le ronge étant en lui, ce rejet est pour son esprit endoctriné à moitié justifié. Sa colère, ne trouvant d’exutoire, se retourne contre lui, l’avilissant et le torturant. Il aimerait rompre avec cet héritage lourd à porter, purifier son sang de cette toxine qui agit comme un poison. Son corps est sa prison, lui causant d’infinis tourments. Pris dans un schéma dont il ne parvient pas à s’extirper, il peine à circonscrire son identité, à savoir qui il est. Quelle part de lui finira par triompher ? Parviendra-t-il à se désintoxiquer de la doctrine nazie et à trouver la paix en faisant cohabiter ces deux facettes de son identité ?
Au lieu de mépriser ceux qui l’avaient humilié, c’est lui-même qu’il méprisait pour avoir été humilié. Au lieu de détester ses bourreaux, c’est lui-même qu’il détestait, ce côté étranger et inférieur en lui, cause de l’humiliation subie. Comme il se détestait, il se vengeait de lui-même, prenait plaisir à la souffrance qu’il s’infligeait à lui-même – du persécuteur au persécuté.
Dans la haine que lui inspirait son infériorité, il en était arrivé à justifier ses bourreaux.
Ce qui frappe à la lecture de La famille Karnovski c’est l’angle adopté par Israël Joshua Singer, qui fait de ce roman non pas une énième saga familiale pendant la Seconde Guerre mondiale – même si cela est anachronique puisque l’ouvrage a été écrit en 1943 – mais une analyse très intéressante du métissage judéo-chrétien. Lorsque la première génération des Karnovski s’installe en Allemagne, il y a une première rupture faite avec la communauté juive. Pour que l’intégration se fasse correctement, les Juifs émigrés dissimulent leurs origines. Juifs à l’intérieur, ils sont allemands à l’extérieur.
Fidèle au précepte de ses maître, David Karnovski veillait scrupuleusement à ce que son fils soit un Juif à la maison et un individu comme les autres à l’extérieur. Les chrétiens de la rue quant à eux voyaient dans le petit Georg, non pas un individu comme les autres, mais un Juif.
Georg Karnovski tranche net en épousant une « goy », s’attirant les foudres de son père. Ici se situe la seconde rupture qui va participer à l’effondrement psychique de Jegor Karnovski, leur fils. La souffrance de Jegor ne peut être imputée uniquement à la montée de l’antisémitisme de manière factuelle, qui atteindra son paroxysme avec le IIIe Reich. Elle découle aussi du mutisme de sa famille face aux exactions dont la communauté juive est victime et du silence de ses parents qui refusent de mettre des mots sur le climat ambiant. Même ceux qui parviendront à échapper au régime nazi et à s’installer aux États-Unis feront vœu de silence, faisant le jeu de leurs bourreaux et preuve d’une forme de résignation. Dans la préface de La mort est mon métier Robert Merle explique que « les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent par leur nom ». Jegor Karnovski pâtit de cette injonction à se taire et à accepter un sort qui semble attribué au peuple juif depuis des millénaires, alors que son oncle Hugo Holbek incarne le fantasme du héros guerrier, de la force et de la bravoure.
La famille Karnovski est également un roman sur la force de l’embrigadement et notre incapacité à faire preuve de discernement. D’où la nécessité de libérer la parole de ne pas ériger des murs avec ceux que l’on considère comme étant des étrangers, ni même à l’intérieur de sa famille. Cet atavisme ressurgit chez Jegor Karnovski qui ne parlera jamais de ce qu’il a subi comme humiliation au lycée et a été à l’origine de sa lente descente aux enfers. À l’intérieur même de la communauté juive, chaque entité revendique sa supériorité et fait en sorte de ne pas se mélanger. Ainsi, les Juifs de Berlin Ouest tiennent à distance les Juifs de Berlin Est, les Juifs allemands ne souhaitent pas être assimilés aux juifs hongrois, ni avec les polonais… La discrimination qui sévit à l’échelle du pays, se retrouve au sein même de la communauté qui en fait les frais. Israël Joshua Singer propose une réflexion non manichéenne sur la manière avec laquelle la montée du nazisme a été perçue par les Juifs installés à Berlin. Comment elle les a divisés. Chacun se rejetant la faute. Si certains n’avaient pas autant affiché leur judaïcité, ils n’auraient pas réveillé le monstre endormi, « la vieille haine du Juif ».
Eux, les Allemands de religion mosaïque, ont toujours vécu en bonne harmonie avec leurs voisins chrétiens. Ça aurait continué comme ça éternellement s’il n’y avait pas eu cette invasion de Juifs polonais et russes. C’est ces gens, avec leurs fanfaronnades juives et leur yiddish, avec leurs blagues et leurs mauvaises manières, qui ont réveillé la vieille haine du Juif et ranimé un feu éteint. […] On va les renvoyer d’où ils viennent, de l’autre côté de la frontière, chez les Polaks. Seuls vont rester les vrais, les bien enracinés.
Les mots d’Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme apportent un éclairage essentiel sur ce qu’Israël Joshua Singer nous explique dans son roman.
HISTORIQUE« Le fait que le même sort avait frappé une masse d’individus n’empêcha pas ceux-ci de se juger eux-mêmes en terme d’échec individuel, ni de juger le monde en terme d’injustice spécifique. Cependant cette amertume, ce repli sur soi, tout en se reproduisant dans de multiples cases individuelles et isolées ne constituait pas un trait commun. Malgré sa tendance à effacer les différences individuelles, cela ne se fondait sur aucun intérêt commun. Par conséquent, le repli sur soi alla de pair avec un affaiblissement décisif de l’instinct de conservation. Le désintérêt de soi, au sens où on n’a pas d’importance à ses propres yeux, le sentiment de pouvoir être sacrifié n’était plus l’expression de l’idéalisme individuel, mais un phénomène de masse. »
Qu'en pensez-vous ?