Il manquait des centaines de pages au récit de sa vie, Dorothée lui montrait qu’elles avaient toujours été là, collées les unes aux autres, elle les détachait une à une, lui désignant les liens, les transitions : il ne s’agissait pas d’une nouvelle histoire, c’était la sienne encore, à la fois plus tragique et plus belle, plus effrayante et plus passionnante que tout ce qu’il avait pu imaginer.
Un cambriolage qui a mal tourné, une mère alcoolique et prostituée, son meilleur ami Achille lynché par la foule hystérique, le quartier pauvre de New Bell au Sud de Douala et ses horizons bouchés empêchant de se projeter… à 18 ans, sans un regard en arrière, Zachary s’en va. Tel un culbuto, pendant vingt ans, il vivra sur la brèche, ballotté au gré des événements, délesté des repères identitaires vecteurs de stabilité le reliant à son passé. À défaut, soucieux de faire profil bas, il subit le racisme systémique du pays qui l’a accueilli. C’est le jour où il devient père qu’il se retrouve acculé. Le trou béant laissé dans sa poitrine par la culpabilité se réouvre, ravivant son « abyssale absence d’ancrage » et un sentiment de solitude extrême. Contraint de mettre fin aux stratégies d’évitement élaborées depuis des années, Zachary entame une quête identitaire le conduisant de Paris à Douala jusqu’à Campo. Le petit village de pêcheurs, situé à l’extrême Sud du Cameroun sur le littoral atlantique, dont est issue sa lignée. Dans un beau roman choral rendant compte des résonances entre quatre générations de Mecobé, Hemley Boum tisse une fresque familiale faite de drames, d’amour, de pertes et d’attente. Soulignant les perturbations causées par l’arrivée des compagnies forestières, des coopératives et le développement de la pêche industrielle sur un écosystème vierge. Corrompant des sociétés dont le fonctionnement encore aujourd’hui repose sur des coutumes millénaires et attirant dans leur filet des hommes ignorant les ressorts de l’exploitation financière dont ils ne sont qu’un maillon. D’une faute originelle : le rêve d’émancipation du pêcheur Zacharias, au déracinement douloureux qu’implique l’exil vécu par son petit-fils, Hemley Boum éclaire les ressorts de la transmission intergénérationnelle, soit la manière dont les descendants se retrouvent dépositaires d’une histoire – nécessairement parcellaire – qui les a précédée, scellant leur destin et guidant leurs choix. Pour cesser d’être un « homme empêché », Zachary devra confronter son passé. Puisque c’est de cette ignorance que découle son impuissance. À l’instar de son précédent roman, Les jours viennent et passent, Hemley Boum observe les mutations sociales, économiques et politiques de son pays à l’aune de leurs répercussions sur les trajectoires de vie des membres d’une famille. Tout en ne négligeant pas de pointer du doigt les mécanismes pervers du racisme intégré : « C’est comme ça que ça se referme le piège : ce que tu subis t’humilie tellement que tu n’oses pas le nommer. »
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 2024. Grand format aux Éditions Gallimard, 352 pages.
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