Il n’y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L’une d’elle est chrétienne et humanitaire, elle déclare l’individu sacré, et affirme que les règles de l’arithmétique ne doivent pas s’appliquer aux unités humaines – qui, dans notre l’équation, représente soit zéro, soit l’infini. L’autre conception part du principe fondamental qu’une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l’individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté.
Inspiré des Procès de Moscou (1936-1938), Le Zéro et l’Infini est un texte critique au contenu engagé et subversif préfigurant l’échec du projet politique soviétique comme application littérale de l’idéologie marxiste. Un manifeste anti-stalinien, écrit entre 1938 et 1940, devenu une œuvre culte, universelle, visant à travers la disgrâce de Roubachof, un ancien leader de l’Internationale, membre de la vieille intelligentsia et Délégué du Comité Central, à alerter des dangers d’une lecture idéologique du monde. Selon un revirement ironique, somme toute logique, de bourreau le héros se meut en victime de l’épuration politique permettant le renouvellement régulier des dirigeants. Reconnu coupable de chefs d’accusation aussi variés que grotesques : sabotage industriel, collaboration avec des puissances étrangères, complot d’assassinat du N°1, mentalité contre-révolutionnaire, impulsions sentimentales en contradiction avec la nécessité historique… En éliminant les cadres bolcheviques, les Grandes Purges staliniennes coupent le cordon reliant la population russe à sa mémoire historique. Entrecoupé d’interrogatoires et d’extraits de son journal de détention, la narration suit le cheminement intellectuel du détenu dans sa tentative d’identifier à partir de son expérience personnelle les causes de l’échec du modèle auquel il a consacré sa vie. Qui s’achève sur une farce grotesque et la vague promesse d’une réhabilitation future. Le jour où le peuple, ayant atteint un degré de développement suffisant, saura à même de jauger la valeur du sacrifice consenti. Comment une idéologie plaçant l’humain au cœur de son système de pensée, en vient-elle à l’annihiler ? Qu’en est-il de la légitimité d’un régime affirmant la primauté du collectif sur l’individu ? Qui demande à l’homme de s’effacer – différant son droit au bonheur – pour mieux triompher ? L’échec réside précisément dans la dichotomie absurde entre l’application empirique d’un projet politique – donc humain, qui fonde son programme sur la logique froide des mathématiques. L’approche holistique du courant marxiste noyant l’individu dans la masse ; « la définition de l’individu était : une multitude d’un million divisée par un million » ; et un postulat de départ erroné ; « le principe selon lequel la fin justifie les moyens est et demeure la seule règle de l’éthique politique » ; conduisent inéluctablement à une équation déshumanisante et faussée. De là, découle le risque totalitaire.
Faire de la politique, c’est opérer avec x sans se préoccuper de sa nature réelle. Faire de l’histoire, c’est reconnaître x à sa juste valeur dans l’équation.
C’est par le corps, la confrontation avec la douleur physique de ces anciens camarades, la vision de leur visage ravagé par la torture, que Roubachof comprend l’absurdité de la poursuite d’un idéal de raison pure. Qu’il reprend contact avec la matière, s’émancipant d’une doctrine politique déconnectée de son sujet. Peu à peu, la démence du projet auquel il a participé lui saute aux yeux.
À présent, dans l’accès de nausée qui lui retournait l’estomac et séchait la sueur qui baignait son front, son ancien mode de pensée lui semblait toucher à la folie. Le pleurnichement de Bogrof bouleversait l’équation logique. […] Le facteur sans importance était devenu l’infini, l’absolu.
L’expérience montre que la tentation a toujours été grande pour l’homme de concevoir des grilles de lecture explicatives de la société, souvent manichéennes et simplificatrices, que ce soit par le biais du matérialisme dialectique hier ou de l’intersectionnalité aujourd’hui, d’une opposition claire dominants/dominés, bien que l’expérience ait démontré la partialité d’une telle polarisation de la réalité. L’écrivain juif hongrois, Arthur Koestler a tiré de son passé militant, puis de son désengagement du Parti communiste allemand, la matière d’un livre culte. Un témoignage exhaustif et édifiant, à lire absolument !
Le Parti n’a jamais tort, dit Roubachof. Toi et moi nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres que toi et moi. Le Parti c’est l’incarnation de l’idée révolutionnaire dans l’Histoire. L’Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. […] Quiconque n’a pas une foi absolue dans l’Histoire n’a pas sa place dans les rangs du Parti.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1940. Grand format aux Éditions Calmann-Lévy (nouvelle traduction), poche aux Éditions Livre de Poche, traduit de l’anglais par Jérôme Jenatton, 320 pages.
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