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L’espace d’un an, Becky Chambers : un space opera inclusif, doux et positif

« Tout ce qu’on peut faire, Rosemary – tous autant que nous sommes -, c’est essayer de bien agir. Ce choix-là, chaque intell doit l’affronter chaque jour de sa vie. L’univers est ce qu’on en fait. C’est à toi de décider quel rôle tu joues. Et ce que je vois en toi, c’est une femme qui sait très bien ce qu’elle veut être. […] Tu essaies d’être quelqu’un de bien. » Jeune humaine ayant endossé une nouvelle identité afin d’éviter que sa parenté avec une riche famille de trafiquants d’armes ne soit révélée, Rosemary embarque sur un tunnelier. Un vaisseau fait de bric et de broc, à moitié rafistolé, chargé de tracer des voies de circulation en creusant des trous dans l’espace. À son bord, le capitaine Ashby est le chef d’orchestre d’un équipage multi-espèces bigarré, composé d’un alguiste aussi talentueux qu’irascible, d’une tech méca impossible à canaliser, d’un tech info amoureux de l’IA du vaisseau, de Sissix la pilote, une Aandrisk toute d’écailles et de plumes à la sexualité libérée, du docteur Miam, un grum dont l’apparence se rapproche d’un flan sur pattes, ainsi que d’une paire de Sianates sur le déclin. Alors que chaque espèce doit faire face à ses propres difficultés, s’ajoute les contraintes de la vie en communauté. Comment concilier harmonie sociale et diversité ethnique ? S’émancipant des romans de science-fiction centrés sur les guerres de colonisation, la reine de la SF positive questionne, par le biais d’une héroïne en quête d’identité, la place innée que l’on occupe et celle que l’on se choisit, en se créant une nouvelle famille. Bienveillant mais jamais mièvre, L’espace d’un an est un space opera doux et enveloppant. Un feel-good book où Becky Chambers renouvelle sa foi en l’humanité en imaginant des personnages incarnés et attachants, tout en touchant du doigt des sujets d’actualité : la non-binéarité, les dynamiques communautaires, la religion, le polyamour, la crise écologique, la capacité de l’être humain à se réinventer… Autant de défis pour notre monde globalisé qui peine à faire de la diversité un atout plutôt qu’une fragilité.


Mon appréciation : 4/5

PRIX HUGO DE LA MEILLEURE SÉRIE LITTÉRAIRE


Date de parution : 2014. Grand format aux Éditions de l’Atalante, poche aux Éditions du Livre de Poche
, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers, 600 pages.

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1Q84, Haruki Murakami : clin d’œil malicieux à la dystopie de George Orwell

1984, Tokyo. Une tueuse à gage d’une trentaine d’années, la symphonie d’un compositeur tchèque, les conseils abscons d’un chauffeur de taxi, un écrivain rêvant d’être publié, deux enfances sacrifiées, l’apparition d’une deuxième lune dans le ciel, des rêves brumeux… De tous ces événements souvent insignifiants, bien que troublants, l’univers d’Haruki Murakami surgit. Altérant par touches successives la réalité, l’imagination foisonnante du romancier japonais la grignote, jusqu’à plonger ses héros dans un abîme de perplexité. Qui sont les little people, dont l’existence sert de point de jonction entre les vies de Tengo et d’Aomamé ? Des personnages imaginaires présents dans le premier roman brillant d’une adolescente de 17 ans – La chrysalide de l’air, dont Tengo est chargé par son éditeur de remanier le manuscrit, ou les adeptes d’une secte religieuse dangereuse ? Que ce soit dans l’opposition sémantique entre les Little People et Big Brother ou dans le titre qui varie à une lettre près, 1Q84 est un clin d’œil malicieux et assumé à la dystopie de #GeorgeOrwell. Si dans l’imaginaire collectif, Big Brother est devenu une figure métaphorique de la surveillance au sein des régimes totalitaires, les little people, au contraire, tel un cheval de Troie, agissent à couvert. Quant à la lettre Q – pour Question, elle cristallise l’univers hypnotique de Murakami et symbolise la jonction avec l’univers altéré, énigmatique et troublant dans lequel évoluent parallèlement les deux héros, avant que leur trajectoire ne finisse par se croiser. Satire caustique des milieux littéraires, histoire d’amour, roman féministe radical – incarné par une tueuse de haut vol supprimant les hommes violents, critique du système judiciaire japonais, de son impunité, d’une société patriarcale où le machisme est profondément enraciné, 1Q84 est une œuvre riche et mystérieuse, qui m’a toutefois laissé un arrière-goût mitigé. La puissance imaginative étant gâchée par la sexualisation systématique des personnages féminins, notamment l’obsession du romancier pour leurs seins. Le ton libidineux achevant de rendre malaisant un roman par ailleurs captivant.


💪 Héroïne Badass : Aomamé

« Transformée » par le suicide de sa meilleure amie terrorisée par son mari, l’héroïne de la trilogie 1Q84 déclare la vendetta aux hommes « du genre à ne se défouler que sur les femmes », agissant en toute impunité dans une « société japonaise encore très indulgente vis-à-vis des hommes ». Armée d’un pic à glace à la pointe aiguisée, Aomamé assassine avec sang-froid, méticuleusement, sans laisser de traces, suivant un procédé sophistiqué qu’elle seule maîtrise. Justicière ou criminelle ? Résolument badass en tout cas !

« Le problème, c’est la manière dont on vit. Le plus important est d’être toujours en mesure de se protéger soi-même. Quand on se résigne à être agressé, ça ne vous mène nulle part. Le sentiment d’impuissance chronique finit par détruire un être humain. »

« Elle n’aurait pas hésité une seconde à mettre réellement en pratique ses techniques raffinées en cas de nécessité. Elle était tout à fait résolue, si de clairement ce qu’était la fin fin du monde. À bien lui faire voir en face la venue du Royaume. À l’envoyer droit sur l’hémisphère Sud rejoindre les les kangourous et les wallabys, et à faire pleuvoir sur lui une profusion de cendres radioactives. »

« Il s’agissait de sa dignité. Personne n’avait le droit de la fouler aux pieds. Quant au sentiment d’impuissance, c’était quelque chose qui rongeait les gens éternellement.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2009. Poche aux Éditions 10/18, traduit du japonais par Hélène Morita, 552 pages.

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Ton absence n’est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson : chronique d’une famille islandaise, une généalogie sublime de la mélancolie

« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. » Variation sublime de cette citation de Sören Kierkegaard, Ton absence n’est que ténèbres interroge la nature de cette force capable de soustraire à l’oubli les êtres ensevelis, ainsi que le rôle de l’écrivain consistant à conjurer la mort par l’écrit. Serait-ce l’amour paralysant Haraldur – vieil homme ayant perdu sa moitié dans un accident et refusant depuis d’avancer ; l’écriture, puissance créatrice qui, fixant sur le papier la vie d’une famille d’un fjord islandais, lui confère une forme d’immortalité ; ou la transmission intergénérationnelle, cette continuité qui, tel un pic aiguisé, lie des destins en traversant les couches du temps ? Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création. Sur le sens de nos vies, alternance d’ombres et de lumières : « Même en plein soleil nous abritons en nous des vallées de ténèbres. Est-ce le prix à payer pour être humain ? », résidant dans le courage qu’il faut pour dépasser ce paradoxe et ne pas capituler quand la lumière peine à percer.

 

Le plus important, Les choses qui vous marquent durablement, grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses – épreuves ou violences qui viennent secouer la société ou votre existence -, peuvent laisser en vous des traces si profondes qu’elles s’impriment dans votre patrimoine génétique, lequel se transmet ensuite de génération en génération – façonnant les individus qui naîtront après vous. C’est une loi fondamentale. Vos gènes charrient vos émotions, souvenirs, expériences et traumatismes d’une vie à une autre, et dans ce sens, certains d’entre nous sont vivants longtemps après leur disparition, y compris lorsqu’ils ont sombré dans l’oubli. Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. Un continent dont lets montagnes et les océans influent en permanence sur les couleurs du temps et les chatoiements de lumière que nous abritons.

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Une héroïne qui sort de sa condition, point de départ d’une saga islandaise sur cinq générations

Cet immobilisme, ciment entre les siècles et les générations, traçait une ligne continue tandis que tout se morcelait et se désagrégeait dans le vaste monde où le cœur des choses s’était perdu, où ne restait plus que l’incertitude qui avait propulsé les sociétés en avant depuis presque deux siècles. Ici, au sein de cette nature tourmentée, dynamique, et en perpétuel mouvement, la stagnation a continué de nous lier les uns aux autres comme elle l’a toujours fait.

Peut-on se risquer à dire qu’Eiríkur Halldórsson est le point final et mélancolique d’une interminable phrase que le destin a commencé d’écrire au moment où Guðríður s’est assise au bord du lit qu’elle partageait avec Gísli, son époux légitime, en se servant de ses genoux comme d’un bureau, pour rédiger un article sur le lombric ?

Tu dois tenter ta chance, dit-elle, il y a des femmes à qui une telle occasion n’est jamais offerte, ou qui n’ont pas le courage ni la force de la saisir et de façonner elles-mêmes leur destin. Va là-bas et vois ce qui t’attend. Tu pourras toujours revenir. Tu comprendras peut-être que ce n’est qu’un rêve imbécile, mais qu’importe. C’est en commettant des erreurs qu’on en apprend le plus. En revanche, ce n’est qu’en partant qu’on a la possibilité de revenir.

🇮🇸 Pourquoi (il faut) lire Jón Kalman Stefánsson ?

L’auteur islandais, né en 1963 à Reykjavik, a fait de son pays natal l’épine dorsale de son œuvre. La charpente autour de laquelle il bâtit, pièce après pièce, une œuvre romanesque cohérente, dense, éblouissante, alternance d’ombres et de lumières, d’une virtuosité inouïe. Jón Kalman Stefánsson joue avec la matière et avec nos nerfs, fragmentant la narration, perdant son lecteur pour mieux le rattraper, quelques pages après, dans une courbe majestueuse télescopant les époques, faisant fi de toute linéarité. La singularité des génies, des grands romanciers en particulier, est ce trait distinctif, comme un fil rouge, reconnaissable d’emblée, un apport significatif à la littérature recoupant chacun de leur roman. Ainsi, Virginia Woolf a poussé à son acmé dans Les vagues le flux de conscience, Stefan Zweig sa plongée dans la psyché humaine, Marcel Proust son travail sur la mémoire sensorielle et le temps, Mishima son obsession pour la perfection et la beauté, pour Stefánsson, il me semble que son génie réside dans une exploration non linéaire, à l’instar de notre mémoire sélective, du cœur des hommes. Des différentes formes que prend l’énergie déployée par l’être humain dans un environnement hostile pour, des ténèbres qu’il renferme, des doutes existentiels qui l’assaillent, faire émerger la beauté, la lumière. Il est évident que pour lui, l’écrivain est investi d’une mission, d’un devoir de mémoire : écrire la vie des gens, les soustraire à l’oubli. Conjurer et transcender l’oubli, et donc la mort, par l’écrit.

« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. »

Sören Kierkegaard

Mon appréciation : 5/5

5/5
PRIX DU LIVRE ÉTRANGER FRANCE INTER - LE POINT 2022


Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 608
 pages.

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Les cygnes sauvages, Jung Chang : l’histoire vraie d’une famille prise dans les tourments de la Chine maoïste

« Pour la première fois, elle se prit à penser que, cette révolution étant l’œuvre d’êtres humains, elle subissait le poids de leurs travers. » Témoignage douloureux d’une famille chinoise prise dans les tourments de la révolution culturelle, Les cygnes sauvages est un document d’une valeur historique exceptionnelle. La narratrice, dissidente politique exilée en Angleterre, retrace dans les mémoires de sa famille l’ascension sociale et la chute brutale de ses parents, un couple de hauts fonctionnaires dévoués corps et âme au parti avant d’être répudiés, torturés et internés en camps de rééducation. Ironie d’une vie vaine passée au service d’une idéologie réclamant « un immense sacrifice personnel et une subordination absolue » pour finir taxés de « véhicules du capitalisme » et être victimes des purges révolutionnaires. À travers le destin de trois générations de femmes de sa famille, Jung Chang retrace l’histoire de la Chine au 20e siècle : du régime féodal des Seigneurs de guerre avec ses administrations inefficaces et corrompues, à l’invasion japonaise, en passant par la guerre civile opposant le Kuo-min-tang aux communistes, jusqu’à la dictature de Mao. Malgré une restitution didactique, la force de ce document autobiographique réside dans l’abondance de détails parsemés au fil du récit qui, mis bout à bout, tisse une tapisserie faite de la vie de millions d’inconnus brisées au nom du culte de la personnalité, de l’hubris d’un homme tout-puissant aux commandes d’un pays. Fresque historique édifiante, cette autobiographie est aussi une formidable saga familiale embrassant un siècle d’émancipation féminine. Marchandée par son père, un petit fonctionnaire ambitieux, Yu Fang devient à 15 ans la concubine d’un Seigneur de guerre. Agent communiste, éveillée intellectuellement, engagée politiquement et indépendante financièrement, Wia Dehong épouse l’homme qu’elle aime et privilégie sa carrière à son rôle de mère. Quant à Jung Chang, devenue paysanne dans les rizières, elle ouvrira les yeux et rédigera la chronique désillusionnée de sa famille. Une histoire tragique illustrant l’échec cuisant d’une idéologie.


📖 5 (bonnes) raisons de lire ce roman !

Parce que Les cygnes sauvages est…


1️⃣ Un récit autobiographique immersif, personnel et engagé

Écrit en 1991, ce best-seller qui a conquis le cœur de millions de lecteurs (dont le mien ❤️) est un témoignage de l’intérieur d’un régime despotique unique. Les mémoires de cette famille illustrent à la perfection l’influence de la grande histoire sur la petite, du collectif sur les trajectoires individuelles.

Ma mère n’avait pas encore pris conscience de l’existence d’une loi inviolable et tacite qui interdisait formellement à tout individu de sortir du système. Mais elle perçut l’urgence dans sa voix et comprit qu’une fois engagé dans le processus révolutionnaire il n’y avait plus moyen de s’y soustraire.

Ma grand-mère était un personnage hors du commun – très vive, talentueuse, incroyablement habile. Tant de dons gaspillés ! Fille d’un policier ambitieux mais sans envergure, concubine d’un seigneur de la guerre, marâtre au sein d’une famille profondément divisée, mère et belle-mère de cadres du parti, à aucune des étapes de son existence elle n’avait connu le bonheur ! Elle avait vécu presque toute sa vie dans la peur. […] Tout cela à cause de la Révolution culturelle. Comment cette révolution pouvait-elle être bénéfique si elle provoquait la destruction des hommes, pour rien ?

2️⃣ Une magnifique histoire d’émancipation féminine

À travers trois générations de femmes, on assiste à l’évolution de leur statut au cours du XXe siècle : une grand-mère aux pieds bandés concubine d’un Seigneur de guerre ; une mère engagée politiquement œuvrant dans la clandestinité avant d’occuper un poste à haute responsabilité ; et la narratrice/autrice, victime de la révolution culturelle, qui a fait le choix de s’exiler pour nous livrer un témoignage clé.

Ses confidences incitèrent cette dernière [sa mère] à se poser des questions sur la morne existence des femmes de sa propre famille et à réfléchir sur le sort tragique de tant de mères, filles, épouses et concubines. L’impuissance des femmes et la barbarie des coutumes ancestrales, sous couvert de « tradition », voire de « moralité », la mettaient hors d’elle. Même si les choses avaient changé, cette évolution demeurait ensevelie sous une masse de préjugés toujours aussi insurmontables. Aussi attendait-elle avec impatience qu’il se produisît un changement radical.

À l’école, elle entendit parler d’une force politique qui promettait ouvertement cette transformation drastique : le parti communiste.

3️⃣ Une fresque historique édifiante

Ce texte de première main fourmille d’anecdotes personnelles et de détails inédits, embrassant un siècle d’histoire Chinoise : du renversement de la dynastie des Qing, qui a régné pendant 268 ans (1644-1912), à la révolution chinoise marquée par des luttes intestines, la perte de pouvoir des Seigneurs de guerre, l’affrontement entre nationalistes et communistes, à la dictature de Mao Zedong.

À l’âge de quinze ans, la grand-mère devint la concubine d’un général, auquel le fragile gouvernement chinois avait confié la responsabilité de la police nationale. C’était en 1924 et la Chine sombrait dans le chaos. La majeure partie du pays, y compris la Mandchourie où demeurait mon aïeule, se trouvait sous la tutelle des seigneurs de la guerre. Ce « mariage » avait été monté de toutes pièces par son père.

À l’aube des années soixante, une terrible vague de famine s’étendit sur l’ensemble de la Chine. […] En 1989, un cadre du parti qui travailla jadis pour la campagne d’assistance contre la famine m’affirma qu’il estimait le nombre total des victimes à sept millions pour la seule province du Setchouan, soit environ 10% de la population globale de cette région, riche au demeurant. Pour l’ensemble du pays, le chiffre se situait aux alentours de 30 millions.

Pendant deux mille ans, la Chine avait été dominée par des empereurs cumulant le pouvoir et l’autorité spirituelle et morale. Les sentiments religieux qui, dans le reste du monde, s’appliquaient à un dieu, se sont toujours exprimés en Chine vis-à-vis d’un souverain. Mes parents, comme des centaines de millions de Chinois, ne pouvaient manquer d’être influencés par cette tradition.

Mao l’empereur cadrait avec l’un des schémas traditionnels de l’histoire chinoise : il avait présidé au soulèvement national de la paysannerie, grâce auquel une dynastie corrompue avait été balayée pour toujours, et il était ainsi devenu un souverain empreint de sagesse exerçant une autorité absolue sur son peuple. En un sens, on pouvait dire qu’il avait bien mérité ce statut d’empereur divin.

4️⃣ Une saga familiale passionnante

À travers le portrait d’une famille : deux parents hauts fonctionnaires au sein du parti et 5 enfants (2 filles, 3 garçons) très différents, on assiste à une tragédie non seulement collective mais également intime. Ou comment la sphère politique empiète sur la vie privée par le biais des non-dits et des secrets.

Mes parents ne me parlèrent jamais de tout cela, pas plus qu’à mes frères et sœurs. Les craintes qui les avaient déjà incités si souvent à garder le silence en matière de politique les empêchaient de nous ouvrir leur cœur.

Les communistes avaient engagé une restructuration radicale des institutions, mais aussi de la vie des citoyens, des « révolutionnaires » en particulier. L’idée étant que toute part de l’existence individuelle prenait une dimension politique, l’intimité, le « privé » cessèrent d’exister.

Cette intrusion systématique du parti dans la vie privée des gens était l’un des piliers d’un processus qualifié de « réforme de la pensée ». Mao n’exigeait pas seulement une discipline rigoureuse, mais une soumissions absolue de tous les esprits, grands et petits. Toutes les semaines, les « révolutionnaires » devaient impérativement prendre part à une réunion dites « d’analyse de la pensée ».

Mao avait réussi à faire du peuple l’arme suprême de sa dictature. Voilà pourquoi sous son règne la Chine n’avait pas eu besoin d’un équivalent du KGB. En faisant valoir les pires travers de chacun, en les nourrissant de surcroît, il avait créé un véritable désert moral et une nation de haine. Quelle responsabilité incombait à chaque citoyen chinois dans cette sinistre affaire ? Je n’arrivais pas à le déterminer.

5️⃣ Un document fouillé questionnant la nature profonde de l’engagement politique

Endoctrinement, déification des dirigeants, culte de la personnalité, manipulation des masses, embrigadement de la jeunesse, fanatisme, mais aussi incorruptibilité, honnêteté intellectuelle, aveuglement, déchéance, folie… À travers l’histoire tragique d’une désillusion politique, c’est tout l’échec d’une idéologie qui a animé tant de pays qui est ici retranscrit.

Ce fût par l’intermédiaire des camarades de cette troupe que mon père entra pour la première fois en contact avec les communistes clandestins. Leur attitude de fermeté vis-à-vis des Japonais et leur volonté de se battre pour une société équitable embrasèrent son imagination et dès 1938, à l’âge de dix-sept ans, il ralliait le parti.

Au-delà du fait de considérer le dur traitement qu’il avait subi comme justifié, il y voyait une expérience noble, une sorte de purification de l’âme en vue de la mission de sauvegarde de la Chine dont il s’estimait investi. Seules des mesures de disciplines strictes, draconiennes même, passant par un immense sacrifice personnel et une subordination absolue, pouvaient permettre d’arriver à ses fins.

Il n’y avait pas de place pour lui [son père] dans la Chine de Mao, pour la bonne raison qu’il avait essayé d’être un homme honnête. Il avait été trahi par la cause même à laquelle il avait voué toute son existence, et cette trahison l’avait tué.

Ce système puisait toute sa force dans le sentiment de culpabilité des classes intellectuelles, conscientes d’avoir connu des conditions de vie préférentielles.

La nécessité d’obtenir une autorisation pour « tout » sans spécification allait devenir un des instruments fondamentaux du pouvoir communiste chinois. Cela signifiait aussi que les gens apprendraient à ne plus prendre la moindre initiative.

En fait, la meilleure manière de comprendre le régime de Mao est de le comparer à une cour médiévale, au sein de laquelle le souverain exercerait un pouvoir quasi ensorcelant sur ses courtisans comme sur ses sujets.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1991. Poche aux Éditions Pocket, traduit de l’anglais par Sabine Boulongne, 640 pages.

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{Pal de tour du monde} : Cambodge, Thaïlande, Népal, Indonésie 🌏 #2

Après avoir lu exclusivement de la science-fiction en Nouvelle-Zélande, j’ai opté pour une pile de livres à lire immersive. Composée essentiellement de lectures asiatiques : des valeurs sûres (ou pas 😅), des jolis pavés – histoire de les faire durer, et la présence d’un auteur islandais. Réceptionnés au Cambodge, grâce à Lireka, ces cinq livres vont m’accompagner au Cambodge, en Thaïlande, au Népal et en Indonésie. Retrouvez mes avis de lecture ci-dessous.


🎏 1Q84 d’Haruki Murakami

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Poursuivre l’œuvre hypnotique et onirique de l’immense romancier japonais – un jour nobelisé ? – qui imagine dans un Tokyo parallèle l’histoire d’amour entre Tengo et Aomamé. Tous deux liés par un indéfectible secret. Cette célèbre trilogie est considérée comme le chef-d’œuvre de Murakami, une plongée dans un univers romanesque envoûtant, où réalisme et magie se côtoient à travers une construction labyrinthique révélant toute la puissance de l’imagination du romancier.[Lire la chronique]


🏯Le pavillon d’or de Mishima


À partir d’un fait divers : l’incendie du Pavillon d’or de Kyoto par un jeune moine bouddhiste en 1950, Yukio Mishima fait du culte du beau l’intrigue maîtresse de son roman.

⇒ Mon avis : ABANDON

S’il y a un livre de cette sélection que je ne pensais pas abandonner, c’est bien celui-ci ! Après avoir eu un énorme coup de cœur pour Neige de printemps – premier tome de La Mer de la fertilité, j’étais confiante à l’idée de savourer Le pavillon d’or en Asie. Et quelle déception ! Le profil psychologique du héros, sa folie, m’a bloquée. M’empêchant de développer de l’empathie pour lui et de ressentir de l’intérêt pour son obsession pour la beauté. Agacée, je l’ai lâchement abandonné au Népal (destination que j’ai détestée, faisant ainsi une pierre deux coups 😝).


🇨🇳 Les cygnes sauvages de Jung Chang

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Autobiographie et saga familiale au cœur de la révolution culturelle chinoise, une histoire d’émancipation féminine sur trois générations inspirée par la vie des femmes de sa famille.[Lire la chronique]


🇻🇳 Terre des oublis de Duong Thu Huong


Un huis clos amoureux abordant les ravages de la guerre du Vietnam à travers le destin d’une femme contrainte de retourner auprès de son premier époux, revenu du front, et de quitter l’homme qu’elle avait épousé. Dissidente politique, l’autrice vietnamienne la plus connue au monde a, elle-même, rompu son mariage et quitté le Parti communiste au prix de l’exil et de la censure.

⇒ Mon avis : ABANDON

Échec cuisant avec ce roman que l’on m’avait vendu comme poignant. Une histoire d’amour sublime sous la forme d’une triangle amoureux tragique. L’héroïne m’a profondément agacée. Son dilemme amoureux m’a laissée de marbre. L’éloignement culturel y est peut-être pour quelque chose. Quoiqu’il en soit, je suis complètement passée à côté de ce roman et ne compte pas réitérer l’expérience 👋


🇮🇸 Ton absence n’est que ténèbres de Jón Kalman Stefánsson 

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« Même en plein soleil nous abritons en nous des vallées de ténèbres. Est-ce le prix à payer pour être humain ? » Si la noirceur et la lumière sont intimement liées au cœur de l’âme humaine, l’auteur islandais excelle à en restituer toute la complexité. Cette citation suffit à en attester.[Lire la chronique]


Bilan

💞 [Coup de foudre littéraire] : Ton absence n’est que ténèbres de Jón Kalman 

⇒ Article : Pourquoi (il faut) lire Jón Kalman Stefánsson ?

👍 Les cygnes sauvages de Jung Chang

⇒ Fresque historique ultra documentée, cette autobiographie est aussi une formidable saga familiale embrassant un siècle d’émancipation féminine. Plongez dans les dérives idéologiques, la corruption et le culte de la personnalité de la Chine maoïste par le biais d’un document édifiant faisant s’entrelacer la petite et la grande Histoire !

 🤷🏻‍♀️ [Avis mitigé] : 1Q84 d’Haruki Murakami

⇒ L’immense romancier japonais, adulé dans son pays, m’aurait-il déçue ? Il se pourrait bien que oui… Satire caustique des milieux littéraires, histoire d’amour, roman féministe radical – incarné par une tueuse de haut vol supprimant les hommes violents, critique du système judiciaire japonais, de son impunité, d’une société patriarcale où le machisme est profondément enraciné, 1Q84 est une œuvre riche et mystérieuse, qui m’a toutefois laissé un arrière-goût mitigé. La puissance imaginative étant gâchée par la sexualisation systématique des personnages féminins, notamment l’obsession du romancier pour leurs seins. Le ton libidineux achevant de rendre malaisant un roman par ailleurs captivant.

😤 Le pavillon d’or de Mishima 

⇒ Voir plus haut les raisons de mon abandon. Néanmoins, je vous conseille vivement la lecture de Neige de printemps.

👎Terre des oublis de Duong Thu Huong

⇒ Voir plus haut les raisons de mon abandon.

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L’élimination, Rithy Panh : au cœur de l’idéologie radicale des Khmers rouges

« Qu’ont-ils fait de leurs idées pures ? Un pur crime. » Fondé sur une « idéocratie » où l’homme n’est rien, le génocide cambodgien a été perpétué de 1975 à 1979 par un petit groupe d’intellectuels khmers marxistes. De leurs années universitaires à Paris, où leur a été inculquée l’utopie rousseauiste du « Bon Sauvage » sous un angle égalitariste, a germé l’image idéalisée du paysan cambodgien travaillant la terre comme ses ancêtres cent ans auparavant. Pour que la révolution soit totale, la purification doit être radicale. Une véritable saignée à blanc. Se matérialisant concrètement par des coupes systématiques dans la population. Le « nouveau peuple » est déplacé vers les zones rurales, Phnom Penh vidée. Le choix de la terminologie de l’idéologie d’une extrême neutralité (l’Angkar signifiant organisation) reflète cette quête de pureté. Quand Rithy Panh demande à Duch – le directeur du centre de torture S21 – de retenir un des slogans du régime, son choix atteste du peu de valeur accordé à l’être humain : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Rescapé à l’âge de 17 ans, Rithy Panh témoigne de l’enfer 35 ans après : « je ne connais pas d’exemples, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue. […] Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation. » Son récit formé d’un patchwork de réflexions, de souvenirs d’enfance de son calvaire à trimer dans les rizières, d’extraits de son travail documentaire, est un témoignage édifiant sur le processus de déshumanisation. Intellectuelle dans sa forme primitive, la révolution mise en pratique devient technique, administrative. « Le ressort de la « démocratie pure » : c’est la destruction. Aussi la démocratie pure n’existe-t-elle pas : elle est l’absence d’homme. Une formule mathématique appliquée à l’histoire. » Décousu, à l’image des souvenirs qui viennent le hanter, L’Élimination est un document qui doit être lu, puisque y est révélée la forme la plus aboutie de l’idéologie : l’élimination totale, qui confine à la haine de soi. La fin programmée de l’objet à reformater.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2012. Grand format aux Éditions Grasset, poche au Livre de Poche, 264 pages.

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La paix avec les morts, Rithy Panh & Christophe Bataille : le témoignage d’un rescapé du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges

« Il faudrait s’arrêter à chaque image ; non pour s’en repaître ; non pour y échapper. Il y a tant de messages, tant de vitesse, tant d’ailleurs possibles. Je cherche un point fixe : une façon d’observer le monde qui n’esquive rien. » Voir la réalité, embrasser d’un regard toute sa complexité, figer l’expression d’un bourreau ; et pour cela, face caméra faire répéter aux génocidaires la gestuelle mortuaire dix fois, mille fois, jusqu’à ce que le geste précis soit reproduit ; vaincre les effets du temps qui érode les faits, débusquer la vérité dans un détail : la bouche tordue d’un homme confronté aux fantômes de son passé, une dent déterrée ou un bout de tissu retrouvé, contrer la négation par la répétition, l’approximation par un travail de documentation, telle est l’ambition de Rithy Panh. « Le seul projet, c’est la connaissance du crime. » Quarante ans après l’instauration du Kampuchéa démocratique, Rithy Panh entrelace son histoire personnelle à celle de son pays et entame un pèlerinage sur les lieux où a été massacrée sa famille. Arpentant les rizières, interrogeant les femmes-devins et les derniers témoins, l’adolescent, qui a échappé aux Khmers rouges en s’abritant sous un jeune banian, cherche les tombes, dialogue avec les morts, traque la vérité pour offrir une sépulture et une forme de paix aux âmes égarées. « La documentation du crime de masse passe par la connaissance de l’idéologie ; mais aussi par les aspects pratiques et quotidiens de torture et de mort. » Rithy Panh aura consacré sa vie à ce travail de mémoire, se heurtant à l’impossibilité de pénétrer à l’intérieur d’un esprit emporté par l’idéologie. La folie meurtrière qui a suivi la tentative d’instauration d’un système égalitaire reposant sur une utopie agraire, restera à jamais étrangère à qui ne l’a partagée. Reste l’écriture et les vertus de la répétition pour contrer l’abstraction d’une idée pure dénaturée : « lutter contre le mal par la répétition. Se tenir dans une position juste, sans doute fragile, jamais naïve. […] Se faire l’historien de sa propre histoire. Mener le combat de la connaissance. Chercher la forme, les mots ou les images. Telle est ma ligne. »


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Grasset, poche au Livre de poche, 160 pages.

 

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Les livres de la Terre fracturée. La Cinquième Saison (t.1), N. K. Jemisin : vengeance et tremblements {Prix Hugo du meilleur roman 2016, 2017, 2018}

« À ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui d’autre obtient d’office. » Premier volet d’un triptyque dystopique écologique dont chaque volume a été récompensé par le prix Hugo – la plus prestigieuse distinction remise à une œuvre de science-fiction, La Cinquième Saison est un excellent tome d’introduction. La construction astucieuse embrasse le destin de trois femmes orogènes évoluant dans un décor post-apocalyptique. Dotées d’une sensibilité aux mouvements sismiques, leur don se révèle précieux dans un monde perpétuellement au bord de l’effondrement. En plongeant sous Terre, elles en captent les mouvements et peuvent en maîtriser les tremblements. En cela, les orogènes sont la condition de la survie de la civilisation. Essun est mère, partie sur la route chercher sa fille que son mari a kidnappée après avoir tué son fils de trois ans. Syénite – élément prometteur du Fulcrum, voit son monde basculer lorsqu’au cours d’une mission, elle réalise qu’elle n’est qu’un pion au service d’un système esclavagiste. Adolescente dont les facultés viennent de se révéler, Damaya intègre une académie où on lui enseigne dans une atmosphère inquiétante à maîtriser son orogènie. Dans ce cycle romanesque ambitieux, N. K. Jemisin s’emploie à décrire les fondations d’une société coercitive, notre degré de soumission à l’autorité, l’inertie, l’acceptation des conditions de sa propre soumission, ainsi que les dynamiques communautaires permettant de s’en extraire. Alors que leur pouvoir devrait en faire des citoyens vénérés, les orogènes acceptent leur condition d’objets, d’armes, dont la menace potentielle justifie qu’ils soient surveillés. La ségrégation raciale, la destruction de notre écosystème, les relations de domination, sont autant de sujets dont l’autrice féministe afro-américaine engagée multi-récompensée s’est brillamment emparé. À la fois histoire de vengeance – celle d’une planète dévastée « prête à tout pour détruire la vie qui infeste sa surface autrefois immaculée » – Les livres de la Terre fracturée est aussi un puissant récit d’émancipation – les orogènes étant appelés à se révolter pour gagner leur liberté.


N. K. Jemisin : la première autrice de l’histoire à recevoir trois années consécutives le prestigieux prix Hugo du meilleur roman

Le prix Hugo du meilleur roman (Hugo Award for Best Novel) est la plus prestigieuse distinction littéraire récompensant un ouvrage de science-fiction. Créé en 1953, le prix est remis chaque année. L’autrice afro-américaine l’a reçu coup sur coup en 2016, 2017 et 2018 pour chacun des tomes des Livres de la Terre fracturée. Consécration qui invite à se pencher sur les raisons d’un tel succès.


Orogénie & géologie : un word-building exigeant et immersif

Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant. […] La fin commence dans une cité – la plus ancienne, la plus grande, la plus magnifique cité vivante du monde : Lumen, qui fut le cœur d’un empire. Lumen est toujours le cœur de bien des choses, quoique l’empire ait dépéri passé son épanouissement, ainsi que font les empires.

Depuis petite, N. K. Jemisin éprouve une fascination particulière pour les volcans. Mais c’est en participant à un atelier organisé par la NASA, que prend forme dans son esprit le world-building de ses romans. Les groupes de discussion auxquels elle participe portent – comme elle le confie dans une interview au micro de la BBC – sur des aspects techniques relatifs a la géologie. Des sujets très précis, qu’elle confesse avoir oubliés depuis. Forte des connaissances glanées et d’une excursion en hélicoptère au-dessus d’un volcan actif à Hawaï, l’autrice commence à élaborer ce qui deviendra le cadre de son triptyque dystopique : un univers post-apocalyptique instable ; le Fixe : un continent soumis à des éruptions volcaniques et des tremblements de terre permanents. « Le Fixe a eu d’autres noms. Il a été jadis plusieurs masses terrestres distinctes, il est à présent vaste continent sans solution de continuité, mais un jour, à l’avenir, il sera une fois de plus divisé. » Les plaques tectoniques s’entrechoquant constamment, les installations humaines demeurent précaires. En privant les humains de sécurité, en les contraignent à s’adapter, le Père Terre en colère se venge de ce que ses habitants lui ont fait. Dans ce monde sur le fil du rasoir, le pouvoir orogénique représente un atout. Les orogènes puisent dans ce qui les entoure, gelant tout ce qui vit à proximité, l’énergie nécessaire pour s’enfoncer dans la Terre et apaiser ou provoquer – en fonction des intentions exprimées – les secousses sismiques. Au moyen de leurs valupinae – sortes de capteurs sensoriels, ils manipulent les lignes de faille, les déplacent. Conscient du danger que peuvent représenter les orogènes, le Fulcrum a pour mission, sous la supervision des gardiens, de les entraîner à contrôler leur pouvoir. À l’aiguiser et l’ajuster pour être le plus précis possible. Circonscrire leur force de frappe pour éviter que sous le coup d’un emportement non maîtrisé, un orogène ne soit à l’origine d’une nouvelle saison. Leur impulsivité faisant des « gêneurs » – qualificatif peu flatteur qui leur est attribué, eux qui selon les textes officiels ne bénéficient même pas du statut d’être humain (d’après la Déclaration sur les droits des malades de l’orogénie) – une menace potentielle pour la société. L’organisation modèle les élèves les plus performants – la hiérarchie sociale dans la cité de Lumen étant fonction du nombre d’anneaux ornant leurs doigts – en des armes aiguisées dont les services sont chèrement vendus aux plus offrants. Pour assurer la pérennité des orogènes les plus doués – à l’instar des croisements visant à garantir la pureté d’une race, le pouvoir administratif les contraint à avoir des relations sexuelles entre citoyens les plus performants. Les éléments les plus faibles étant éliminés. « Je suis maintenant ton Gardien. Il est de mon devoir de m’assurer que tu restes utile et ne deviennes jamais nuisible. » Ainsi, la prometteuse Syénite, possédant quatre anneaux, partage la couche de son nouveau mentor : Asphalte – un dix-anneaux, avec qui chaque soir elle est contrainte de s’accoupler. Au contact de cet homme marqué, la jeune femme va peu à peu prendre conscience de la docilité avec laquelle elle se plie au règlement – uniforme noir et chignon resserré ne laissant pas une mèche dépasser – et de son asservissement à un système lui ayant retiré toute liberté de mouvement. Leur relation gagnera en profondeur, passant de l’inimitié à la complicité, au fil du temps, différant de la relation typique du maître-élève – le premier dispensant de manière unilatérale l’enseignement qui permettra à son élève de s’élever – pour embrasser une forme plus complexe. Et donc plus intéressante. Loin de la représentation masculine de l’homme fort, puissant, se maîtrisant parfaitement, Asphalte est un être fragilisé, en proie à des tourments profonds. Il est vulnérable, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement doué. En cela, N. K. Jemisin ne joue pas la carte de la facilité en brossant des personnages manichéens. Leur densité née de son observation attentive de la société. Son œil y puisant la matière de personnages aux portraits psychologiques fouillés.

Ils nous tuent parce que la lithomnésie leur dit et leur répète qu’on est mauvais de naissance…qu’on est des monstres au service du Père Terre et qu’on est tout juste humains.

L’orogénie est une curieuse équation. Extrayez le mouvement, la chaleur et la vie de votre environnement, amplifiez-les par un procédé indéfinissable de concentration, de catalyse ou de hasard plus ou moins prévisible, tirez et éloignez de la terre le mouvement, la chaleur et la mort. Énergie entrante, énergie sortante. Empêcher de sortir celle qui était entrée – ne pas transformer la nappe aquifère de la vallée en geyser, ne pas réduire la roche en éboulis – a exigé de vous un effort tel que vous en avez mal aux dents et derrière les yeux. Vous êtes une arme censée déplacer les montagnes.

C’est un instinct. L’orogénie. Elle naît de la nécessité de survivre au danger.


Polyamour & sexualité fluide : la fin de l’hétéronormativité en science-fiction ?

Becky Chambers, Ursula K. Le Guin, Octavia E. Butler, N. K. Jemisin et nombre d’autres autrices de SF ont ceci en commun, que les auteurs masculins semblent peu enclin à explorer, d’embrasser les différents types de sexualité. Les auteurs de science-fiction ont une nette tendance à se limiter à une vision hétéronormée : un couple formé par un homme et une femme. Une représentation limitée de la réalité. Et assez pauvre in fine. Alors que sous la plume de ces autrices féministes, le genre disparaît, au profit d’une sexualité fluide, respectueuse, se vivant avec le consentement des participants. N. K. Jemisin prouve qu’il existe de multiple façons de s’aimer en introduisant avec subtilité ces sujets dans son roman. Comme la dynamique du trouple. Je ne m’explique pas les raisons pour lesquelles les hommes s’arrêtent à un type de représentation, plus que les femmes, dans ce genre littéraire. La littérature de l’imaginaire permettant justement de s’affranchir de certains codes sociaux, de ne plus coller systématiquement à la réalité pour proposer des modèles alternatifs. Néanmoins, c’est un constat qui saute aux yeux quand on prend en compte la notion de genre dans le traitement de la sexualité.


Dystopie écologique : la Terre se venge de ses habitants

Il y eut une époque, avant les Saisons, où la vie et son Père Terre prospéraient également. (La vie avait aussi une Mère. Il Lui arriva quelque chose de terrible.) Notre Père Terre savait qu’il aurait besoin d’une vie intelligente, aussi utilisa-t-Il les Saisons pour nous façonner à partir des animaux : des mains habiles capables de fabriquer des choses, des esprits habiles capables de résoudre les problèmes, des langues habiles capables de créer la collaboration, des valupinae habiles capables de nous prévenir en cas de danger. L’humanité devint ce dont le Père Terre avait besoin, puis elle se retourna contre Lui. Il nous voue depuis une haine incandescente.

La Terre ne serait-elle pas la véritable héroïne du roman ? Tsunamis, éruptions volcaniques, séismes, incendies, brumes toxiques…les cataclysmes se succèdent faisant de notre planète abîmée un personnage à part entière dont on suit les tressaillements. N. K. Jemisin imagine un scénario catastrophe. Une sorte de projection cauchemardesque de notre planète si l’être humain continue sur sa lancée. Si le propos est alarmant, c’est davantage le mystère qui plane autour des causes du déclin de notre civilisation, qui tient en haleine. Que s’est-il passé exactement ? N. K. Jemisin distille des éléments de réponse, sans jamais trop s’avancer. Laissant au lecteur l’envie se procurer les deux tomes suivants pour élucider cette question en suspens.


Une construction éblouissante & un récit d’émancipation puissant mêlant trois voix feminines se rejoignant

En imbriquant trois voix distinctes – bien qu’une s’exprimant à la deuxième personne du singulier nous laisse entrevoir une différence de traitement, N. K. Jemisin embrasse le destin d’une orogène à trois stades différents de sa vie. Et c’est cette construction, qui ne se révèle qu’à la toute fin du roman, quand le lecteur comprend que Damaya, Essun et Syénite ne sont qu’une seule et même personne, qui permet d’appréhender l’évolution complète du personnage féminin. Le processus allant de Damaya enfant, « sauvée » par un gardien de la grange glaciale de ses parents, devenue une étudiante assidue, un grain de poussière sérieux, curieux, quoique trop soucieux pour s’affranchir du règlement, à Syénite jeune femme révoltée ouvrant les yeux et touchant du doigt une liberté dont on l’avait trop longtemps privée, à Essun mère à qui l’ont a retiré ses enfants. Passer par trois temps de narration est un moyen pour l’autrice d’explorer une personnalité évolutive, en mouvement, non figée dans le temps.


Mon appréciation : 4,5/5

 

PRIX HUGO 2016

Date de parution : 2015. Poche aux Éditions J’ai Lu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier, 576 pages.

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La Parabole du Semeur, Octavia E. Butler : une dystopie survivaliste menée par une héroïne hyperempathique

« J’ai enfin trouvé un titre pour les versets de Semence de la Terre : Le Livres des vivants. […] J’essaie seulement d’écrire la vérité. Je ne tiens pas à être originale et créative. La clarté et la vérité me suffisent amplement, si toutefois je parviens à les exprimer. […] je me débrouillerai pour diffuser ma croyance auprès de ceux qui voudront m’écouter.
Je sèmerai. »
Dans un futur proche, une adolescente de 15 ans atteinte d’un syndrome d’hyperempathie – lié à la consommation par sa mère toxico de Paracetco, s’en va prêcher la bonne parole sur les routes de Californie ravagées par les incendies. Malgré le contexte d’insécurité permanent, qui aggrave sa porosité à la douleur d’autrui, l’hypersensibilité de Lauren Olamina se révèle un atout quand il s’agit d’absorber le monde dans lequel elle vit. De l’observer avec acuité, en vue d’établir une communauté selon les préceptes qu’elle a édictés. Ainsi, alors que les pénuries d’eau et d’énergie s’accentuent, que l’esclavage ressurgit, que la circulation d’armes à feu attisent les tensions, que se multiplient les privatisations, que les violences interraciales explosent, que les gens forment des milices armées et se barricadent dans des quartiers hautement sécurisés, Lauren pose sur le papier les préceptes d’une croyance pragmatique reposant sur la solidarité et la responsabilité de l’individu envers la collectivité. Une nouvelle religion ayant pour vocation d’éviter à l’humanité l’extinction. À la manière d’aphorismes, les versets de Semence de la Terre énoncent des vérités fondamentales : la réalité ; puisque Dieu est, tout simplement. Ni moralisateur, ni démiurge tout-puissant, le Dieu de Lauren est changement, le monde en mouvement. Visionnaire et anxiogène dans sa retranscription du déclin de notre civilisation, La Parabole du Semeur est une dystopie survivaliste magnifiquement portée par une jeune prédicatrice itinérante dispensant son enseignement. Grande dame de la science-fiction, Octavia E. Butler excelle dans cette littérature d’anticipation qui transcende les dérives de l’humanité grâce à la foi intacte qu’à l’autrice en sa capacité à se réinventer.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1993. Aux Éditions Au Diable Vauvert, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Rouard, 368 pages.


Idées de lecture…

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Replay, Ken Grimwood : Que changeriez-vous si vous pouviez voyager dans le temps et revivre vos 18 ans ?

« Il vivait ; c’était ce qui comptait. Et il vivait intensément. […] Il n’existait que cette fois, cet unique temps bien défini dont Jeff ne pouvait connaître ni la direction ni l’aboutissement. Il n’en gaspillerait pas un seul instant. N’en tiendrait pas un seul instant pour acquis. […] Sa vie dépendait de lui, et de lui seul. Les possibilités étaient infinies et il le savait. » 1988, New York. À 43 ans, Jeff s’effondre sur son bureau terrassé par une crise cardiaque. À son réveil, en 1963, dans sa chambre sur le campus de l’université d’Atlanta, Jeff a de nouveau 18 ans. Les 25 dernières années, et ce qu’elles ont compté d’échecs : un mariage raté, le goût amer d’une carrière à l’arrêt, se sont envolés. La promesse de tout recommencer différemment, riche des enseignements tirés de sa précédente vie, s’offre à lui. Puisque Jeff n’a rien oublié des compromis médiocres auxquels il a consenti, faute d’avoir pris le risque de vivre pleinement. Que fera-t-il de cette chance d’impulser une nouvelle direction à sa vie ? Avec à l’esprit que chaque choix fait individuellement implique une concession d’un autre côté et pour la collectivité un autre agencement de la réalité. Plus que tout, cette question lancinante, que nous nous sommes tous au moins une fois posée, ne cessera de le hanter : quelle est la meilleure manière de vivre sa vie ? À travers l’acharnement vain de Jeff à comprendre le voyage solitaire dans le temps auquel il est condamné, Ken Grimwood nous invite dans ce roman d’anticipation brillant à prendre conscience de la valeur du temps vécu et du nombre infini de possibilités à explorer dans une vie. Construit sur une variation du Mythe de Sisyphe, Replay explore – en rejouant différents moments de vies compris dans une boucle spatio-temporelle de 25 ans – des interrogations existentielles : l’absurdité de la vie, la peur de passer à côté et la nécessité de chercher des réponses à jamais en suspens au lieu de se laisser porter vers une direction inconnue en gardant à l’esprit que seul un temps limité nous est octroyé. Écrit en 1988, ce livre culte se dévore tout en véhiculant un message qui infuse dans le temps.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Points, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et Guy Casaril, 432 pages.

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