« Pour le moment, fais le point sur toi-même. […] Écoute la voix qui parle quand toutes les autres se taisent. Sois seul – sois entièrement seul. Je ne dis pas que tu vas faire une découverte de valeur ici – certainement pas une vérité cosmique – mais peut-être finiras-tu par te sentir aussi dépouillé, efficace et propre qu’un bâton fraîchement taillé. » Personnage attachant s’il en est, en quête de vérité et d’authenticité, Sven s’évade loin de son quotidien étriqué d’ouvrier textile en Suède au XXe siècle en lisant compulsivement les récits d’explorateurs arctiques. À travers ces expéditions au cœur d’une nature sauvage traversées par un puissant souffle de liberté, son imagination se déploie loin du fracas du monde – et de Stockholm en particulier où il est né. Mais au fil des années, l’inertie le gagne. Sven s’englue dans un quotidien avilissant. Avant qu’un accident à la mine ne le convainc d’embarquer pour une vie en solitaire aux confins du cercle polaire. Amer et confronté au dégoût qu’inspire son visage mutilé, Sven le borgne trouve refuge sur l’île de Spitzberg. Un lieu isolé, où le silence, une fois apprivoisé, creuse un chemin introspectif jusqu’au noyau dur de l’être, à l’image des étendues glacées du fjord, où notre ermite s’est s’encabané. Le flot de ses pensées se tarit, englouti par la nuit. Puisque la moitié de l’année la lumière cède la place à l’obscurité et avec elle vient une sensation de détachement, de flottement hors du temps. C’est dans ce désert blanc, uniquement perturbé par la faune sauvage, quelques marins, son chien Eberhard et ses fidèles amis : Tapio, le trappeur finlandais socialiste, Helga, sa nièce ou Charles MacIntyre, un géologue bibliophile écossais, que Sven pourra espérer trouver la paix tant recherchée. Bien que cédant à quelques facilités, L’Odyssée de Sven est un récit de survie en milieu hostile oscillant entre l’ombre et la lumière, au rythme des mouvements de l’âme d’un trappeur amateur : soit une existence sans filet, que l’Histoire finira invariablement par rattraper… Aventure épique en Arctique, roman d’apprentissage inspiré d’une histoire vraie, c’est surtout à un voyage intérieur d’une profonde humanité que Nathaniel Ian Miller nous convie dans ce premier roman touchant et dépaysant.
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L’aventure romancée d’un ermite, inspirée d’une histoire vraie
En 2012, Nathaniel Ian Miller, originaire du Vermont où il élève du bétail, participe à une résidence d’écriture : l’Artic Circle dans le Svalbard. C’est là-bas qu’il tombe sur la cabane de Sven, un ermite qui a vraiment existé, dont le destin solitaire près du cercle polaire, lui inspirera l’écriture de son premier roman.
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Sven, un bibliophile en quête d’une vie « loin de la foule déchaînée »
L’agitation de la ville, le bruit incessant, la promiscuité, la puanteur, le corps meurtri qui ploie sous « les tâches ingrates et monotones », l’esprit étranger aux gestes automatiques effectués, le vide intellectuel et spirituel, le temps qui file, les journées qui glissent avec une régularité de métronome… À l’adolescence, déjà, Sven se révolte contre ce quotidien aliénant qui l’attend et puise dans les romans le souffle qui lui permet de ne pas étouffer.
Je me sentais prisonnier et la Suède était ma cellule.
Je devins quelqu’un dont les journées ne composaient pas une vie, mais plutôt une mort en cours. Le temps était une chose qu’il fallait endurer.
Ses héros s’appellent Fridtjof Nansen – célèbre pour « ses brillantes explorations maritimes et l’histoire de sa survie spectaculaire » – et Salomon August Andrée – « pour ses idées ridicules et sa disparition geignarde dans le vide arctique ». Leurs épopées mythiques lui ouvrent un refuge, mais aussi un espace de liberté, une porte de sortie. Le faisceau d’opportunités considérablement rétréci devant lui s’élargit. L’ouvrier textile coincé à Stockholm se rêve explorateur, trappeur au cœur d’une nature sauvage préservée de la main de l’homme, un désert blanc. Le pays des Samis, peuple gardien de rennes.
En proie aux affres assez banales de l’aversion et de l’éloignement, je me tournai, comme tant de jeunes avant moi, vers les livres.
Personnellement, c’est dans l’exploration polaire que je m’évadais, et dans la myriade de souffrances qu’un individu pouvait endurer quand il mesurait sa volonté contre l’impitoyable mort blanche.J’avais toujours été un lecteur omnivore, disparaissant dans les livres […] mais à présent je les consommais avec une concentration singulière, fiévreuse, comme un toxicomane retrouvant son vice après une trop longue séparation.
La fascination pour ces récits de survie se mue en obsession. Avant que sa flamme intérieure, déjà vacillante, ne soit entièrement engloutie par l’obscurité, sa sœur lui trouve un poste d’ouvrier dans un institut minier dans le Spitzberg – une île de Norvège située dans le Svalbard riche en charbon. Ce premier pas vers le grand Nord se révèle une déception. Dans l’archipel, les interactions humaines se limitent à l’essentiel : une poignée de mots échangés et des grognements. Après six mois de ce régime, Sven sombre dans la dépression. Da rémission, il la devra à sa rencontre avec Charles MacIntyre, géologue de la Royal Society. Un homme affable et bibliophile. Une espèce rare dans ces contrées hostiles, où il fait bon passer ses soirées dans un baraquement chaleureux, à lire, écouter de la musique classique, boire et fumer. L’éclaircie est de courte durée puisqu’à l’issue d’un accident, sa vie bascule définitivement, réduisant à néant ses espoirs de trouver sa place dans la société. À la mine, un puits s’est effondré. L’avalanche emportant avec elle une partie de son visage et son œil droit. Répugnant à l’idée d’inspirer soit de la pitié, soit du dégout, Sven fait le choix radical de s’isoler. Ce coup du sort est dans doute le signe qu’il attendait pour se décider à entamer le grand voyage auquel, depuis tant d’année, il aspirait.
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D’ouvrier minier à trappeur amateur : une initiation au monde sauvage
Arrivé en 1917 au Camp Morton par l’intercession de son ami Charles MacIntyre, qui a fait jouer ses relations à la Compagnie d’Exploration nordique, Sven poursuit sa « dissolution dans l’anonymat ». Dans ce « trou paumé », il travaille six mois l’été en tant qu’intendant, et les six autres mois de l’année il reste quand tout le monde a déserté la station. Les longs mois d’hiver, alors que la détériorations des conditions météorologiques opposent un frein à l’exploration minière, Sven prend la décision de débuter son initiation à l’art du trappage et du piégeage, en tenant compagnie aux trois trappeurs chargés de surveiller les installations. Si Charles MacIntyre l’a empêché de s’effondrer psychiquement – « durant cette première saison en Arctique, je me réduisis à une enveloppe humaine, vide et désespéré, chassée du pied sous une pierre », c’est Tapio, le trappeur socialiste finlandais qui fait son éducation.
Tu veux apprendre le trappage ? C’est un objectif honorable tant que tu ne deviens pas insensible à la mort. Chaque vie est une vie – tu comprends ? Le trappage en soit est facile à enseigner, facile à apprendre. Ce qui est difficile, c’est de préserver son humanité.
Sa constance émotionnelle – proche de l’encéphalogramme plat et sa rigueur intellectuelle en font un professeur d’exception. Ses enseignements précieux permettront plus tard à Sven de survivre aux longs mois d’hiver qu’il vivra en solitaire. Misanthrope de nature, peu enclin à se lier d’amitié, Charles et Tapio seront des points d’ancrage dans la vie de Sven. Tout comme Hare, dont le décès met fin à la routine que Sven s’était constituée. Dans un geste d’amitié authentique, Tapio lui fait don d’une des concession les plus riches du Spitzberg : le Raudfjord. Un fjiord constitué d’étendues glacées à perte de vue cerclées par des glaciers. Dans ce lieu désolé d’un blanc immaculé, Sven trouve enfin sa place dans le monde. À lui, de prendre son destin en main.
Le destin est vide. N’importe quel explorateur de l’Arctique ou marin ordinaire te le dira. Alors tu dois faire les meilleurs choix que tu peux, en sachant qu’ils peuvent t’égarer, mais poursuivre hardiment de peur que ta vie devienne une longue dérive monotone entre la mort et ton dernier choix intéressant.
Pour calmer véritablement l’esprit, il faut de l’isolement et du silence. Du temps et du vide.
Mais il n’y avait rien à faire. J’étais esclave de la solitude. Elle flottait au-dessus de moi comme une lune malveillante, croissant et décroissant, mais toujours exerçant son attraction, maîtresse au cœur dur de toutes les marées.
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De l’importance de l’amitié & de la solidarité pour (sur)vivre en solitaire dans les grands espaces polaires
Sven a l’humilité de préciser que tout ce qu’il a appris, c’est son ami Tapio qui lui a enseigné. D’ailleurs, à aucun moment, malgré tous les enseignements, les heures à chasser, à traquer le gibier, à poser des pièges, le trappeur amateur ne se revendique expert, bien au contraire. Quand après l’avoir aidé à s’installer, Tapio lui annonce devoir le quitter, Sven masque péniblement son émotion. C’est la gorge nouée qu’il fait ses adieux à son mentor. L’Odyssée de Sven n’est pas le journal de bord d’un homme misanthrope, déçu par la société, rejetant en bloc tout ce que l’humanité a à offrir, mais un beau roman d’amitié. Sans effusion, authentique, aussi rude que le Grand Nord qui lui sert de décor. La solitude permet à Sven de s’ancrer dans le monde, d’y trouver sa place après s’être senti rejeté ou tout du moins en décalage avec la société. L’amitié, quant à elle, joue le rôle inverse, l’empêchant, après un isolement de longue durée, de perdre pied avec la réalité. Elle lui sert d’ancrage.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 2022. Aux Éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal, 480 pages.
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