LITTÉRATURE FRANÇAISE

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson : journal d’ermitage sur les rives du lac Baïkal {Prix Médicis Essai 2011}

20 août 2022
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« Au fond de la taïga, je me suis métamorphosé. L’immobilité m’a apporté ce que le voyage ne me procurait plus. Le génie du lieu m’a aidé à apprivoiser le temps. Mon ermitage est devenu le laboratoire de ces transformations. » De février à juillet 2010, l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson troque la vie d’aventurier nomade pour celle encabanée d’ermite en Sibérie sur les rives du lac Baïkal. La solitude, le silence et l’immobilité visant à régénérer une paix intérieure malmenée par le mouvement permanent. Après avoir conquis l’espace en traversant les steppes d’Asie centrale à cheval ou l’Himalaya à pied, cherchant par ces expéditions à ralentir la marche du temps, Sylvain Tesson décide de le mettre à l’arrêt pour se le réapproprier. Émaillé d’aphorismes fulgurants, son « journal d’ermitage » se révèle, par le choix fait d’un pas de côté, un exercice d’humilité et une critique de la modernité. Un acte militant également, puisque « la retraite est révolte ». Échapper à la société étant une manière non-violente certes, mais ô combien signifiante, d’affirmer son refus d’adhérer au système de valeurs en vigueur, issu d’une tradition prométhéenne et anthropencentée, aux antipodes de la vision spinoziste invitant à contempler la nature, à la respecter en ne cherchant ni à l’exploiter, ni à la transcender, à exercer son œil à l’observation d’un paysage inchangé à travers la fenêtre d’une cabane en forêt. Des cigares, des litres de vodka, une liste idéale de 60 ouvrages pour la vie robinsonne, suffisent au quotidien sibérien ; une vie d’ascèse (ou presque) régulièrement perturbée par des invités avec qui partager la pêche du jour arrosée d’alcool à 40 degrés ; soit une vie à l’économie, où l’impact humain est minimisé, l’acuité et la sensibilité décuplés. Au fracas du monde lancé dans une course effrénée, Sylvain Tesson oppose une poétique de l’instant et « préfère moissonner les instants de félicité que s’enivrer d’absolu ». De son poste d’observation privilégié, le reclus volontaire en tire un enseignement : de maître et acteur, l’homme ferait mieux de redevenir spectateur, en acceptant que la seule certitude vérifiée reste que nous ne faisons que passer.


« L’homme libre possède le temps. L’homme qui maîtrise l’espace est simplement puissant. »

Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps. J’avais trouvé dans la marche à pied matière à ralentir. L’alchimie du voyage épaississait les secondes. Celles passées sur la route filaient moins vite que les autres. La frénésie s’empara de moi, il me fallait des horizons nouveaux. Je me passionnais pour les aéroports où tout invite à la sortie et au départ. Je rêvais de finir dans un terminal. Mes voyages commençaient comme des fuites et se finissaient en course-poursuite contre les heures.

Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix.

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado.

L’ennui est un compagnon passé de mode. On s’y fait, pourtant. Avec lui, le temps a un goût d’huile de foie de morue. Soudain, le goût se dissipe et l’on ne s’ennuie plus. Le temps redevient cette procession invisible et légère qui fraie son chemin à travers l’être.

L’ermite une figure contestataire non révolutionnaire…

Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital.

Un ermite ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-il la critique. Le vagabond chaparde. Le rebelle appointé s’exprime à la télévision.

…dont la réclusion aiguise l’acuité et la sensibilité

Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une attention extrême à sa plus petite facette.

Cette vie procure la paix. Non que toute envie s’éteigne en soi. L’ermitage resserre les ambitions aux proportions du possible. En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience.

Les villes : un espace coercitif, la cabane : un espace de reconquête de liberté

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

La cabane n’est pas une base de reconquête mais un point de chute. Un havre de renoncement, non un quartier général pour la préparation des révolutions. Une porte de sortie, non un point de départ.

L’homme, un loup pour l’homme

Il faudrait nous enlever un petit bout de néocortex à la naissance. Pour nous ôter le désir de détruire le monde. L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les arbres ses hochets.


 

Mon évaluation : 4/5

PRIX MÉDICIS ESSAI 2011

Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 304 pages.


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