« Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l’océan des mots […] Les mots sont indispensables à la création, pensa Kishibé, qui s’imagina soudain la mer qui recouvrait la Terre avant que la vie ne s’y installe, un liquide trouble, épais, visqueux. Cette mer, chaque individu la portait en lui. Et la vie ne naissait qu’après que la foudre avait frappé la Terre. Tout comme l’amour et les sentiments, grâce aux mots qui lui donnaient une forme et la faisaient émerger. » Les cheveux en bataille, l’air d’être tombé du nid, Majimé est un être lunaire, plus à l’aise dans les livres qu’en société. Alors que le lexicographe Araki et le vieux professeur Matsumoto ont vieilli et cherchent un successeur à la hauteur de la tâche qui lui sera confiée, le choix de Majimé s’impose d’emblée. Au sein du département des dictionnaires d’une maison d’édition au Japon, les trois érudits unissent leur énergie pendant quinze longues années pour se dédier tout entier à la conception du plus grand dictionnaire jamais créé. L’œuvre d’une vie. Un travail de fourmis requérant une minutie infinie. Sur l’océan des mots, l’équipe soudée vogue dans une atmosphère chaleureuse et ouatée. Éloge de la lenteur, La grande traversée restitue leur force évocatrice, leur pouvoir de réminiscence : certains mots ouvrant rien qu’à leur évocation tout un chapelet d’émotions. Avec une maladresse attachante et une dévotion jamais entamée, Majimé relève le défi de fixer sans figer, de capter sur le papier toute la richesse sémantique de signes mouvants, « d’êtres vivants », l’impermanence d’un lexique qui s’enrichit continuellement. L’épopée linguistique devient amoureuse lorsque Majimé, qui à beau en connaître toutes les subtilités, réalise que le langage se révèle parfois insuffisant à embrasser toute la palette des sentiments. Il lui faudra dès lors vaincre sa timidité pour se déclarer et écrire noir sur blanc les mots d’amour qui semblent lui échapper. Tout en faisant la part belle à la gastronomie japonaise, Shion Miura nous convie à un voyage doux, humain et généreux sur le flot des mots.
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 2019. Éditions Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, 288 pages.
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