« Plus le gâteau est gros, plus on a les crocs. » Cette analyse militaire implacable d’une concision remarquable est signée Benvenuto Gesufal. Fine lame, truand hissé au rang de conseiller privé, tueur à gages membre de la Guilde des Chuchoteurs et maître espion du Podestat de Ciudalia, Benvenuto ne fait pas dans la dentelle lorsqu’il s’agit d’exposer les stratégies diplomatiques des nobles pourris jusqu’à la moelle. Leur fidélité étant chevillée à la position qu’occupe leur maison sur l’échiquier politique et tributaire de leur ambition. Embarqué sur une galère, Benvenuto est missionné pour assassiner l’héritier d’une grande famille qui, bien qu’appartenant au même camp, est promis à une brillante carrière et risquerait de faire ombrage au Podestat. À son retour, la gueule fracassée après avoir pourri un temps dans les geôles ennemies, la paix avec Ressine est entérinée. L’entente entre les partis est de courte durée. La duplicité du Podestat, œuvrant en secret pour servir ses intérêts, ainsi que l’implication de sa main armée dans des tractations de paix aux concessions douteuses, attisent les rivalités. Gagner la guerre ce sont les confessions de Benvenuto Gesufal, tête brulée lasse de jouer les marchepieds et d’être balloté au gré des conspirations fomentées, des alliances scellées et des trahisons réitérées. Couché sur le papier, le récit de ses tribulations à travers le Vieux Royaume s’avère un pied de nez efficace pour égratigner la postérité de celui qui l’a mandaté en dévoilant les calculs tactiques auxquels ce dernier s’est livré en vue de confisquer le pouvoir. Puisant dans les enseignements de Machiavel, Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski est un roman d’aventures épique et flamboyant. Digne héritier des romans de cape et d’épée à la Dumas, Gagner la guerre est gorgé de sang, porté par un souffle romanesque exceptionnel et une énergie vibrante à la Tim Willocks, par la gouaille truculente d’un héros tourmenté, un ferrailleur impénitent au charme railleur. L’univers baroque, le style pétulant, la verve de l’auteur font de ce premier roman un coup de cœur et une formidable initiation à la fantasy.
– J’aurai les moyens de durer, répondit lentement Leonide Ducatore, parce que j’ai les moyens d’acheter les fidélités. Les opérations financières conclues au cours de cette guerre vont me permettre d’élargir ma clientèle. Je vais étendre mon réseau, noyauter les corporations d’artisans, les guildes marchandes, les chapitres religieux, les maisons mineures. En contrepartie, je n’attendrai pas des services démesurés : je veillerai à ce que ma renommée brille toujours au firmament de Ciudalia. Citoyen privé, je demeurerai le Triomphateur de Ressine, bien plus longtemps que si j’étais resté aux commandes de l’État. Je me tiendrai en embuscade : et quand la République traversera une nouvelle crise, je m’imposerai comme l’homme providentiel.
Gagner la guerre s’ouvre sur l’assassinat politique commis par Benvenuto Gesufal sur la personne de Bucefale Mastiggia. Le descendant d’une illustre famille noble et un officier charismatique à qui l’on prédit une éblouissante carrière militaire. Bien que Benvenuto remplisse pleinement son contrat en plantant en plein cœur sa dague dans le thorax du jeune aristocrate, il est juste de souligner la facilité avec laquelle notre meurtrier – sujet au mal de mer et accroché au bastingage pendant toute la durée de la traversée telle une moule sur son rocher – excelle à faire preuve de duplicité sans qu’une once de remords ne vienne le taquiner. Le premier chapitre annonce la couleur, le reste du roman est de la même teneur. Du sang, des cadavres mutilés, des trahisons, des batailles épiques et un sens de la loyauté particulier. Gagner la guerre c’est Machiavel au pays de la fantasy. Don Benvenuto est né dans les bas quartiers de Ciudalia. Orphelin de père, dont le navire s’est perdu en mer, et en conflit avec sa mère, il s’enrôle dans l’armée. Après sept ans de service dans les Phalanges, il entame une carrière clandestine de tueur à gages en intégrant la Guilde des Chuchoteurs – « l’organisation criminelle la plus dangereuse de la République », avant d’entrer au service du Podestat. Son coup d’éclat en pleine mer et l’habileté avec laquelle il a mené les tractations de paix – ce qui lui a tout de même valu d’être défiguré – lui permettent de grimper les échelons de la truanderie et de devenir officiellement l’homme de main du chef de l’État. De retour à Ciudalia, exposé en pleine lumière, il est accueilli comme un héros de guerre et loué par la population. Ses réserves quant à sa nouvelle position au sein du clan Ducatore sont rapidement confortées par les événements qui surviennent après son arrivée : les ennuis ne font que commencer. Des bruits circulent en ville, comme quoi Sa Seigneurie Don Mastiggia ne serait pas tombée sous les coups de l’ennemi, mais aurait été supprimée par ses alliés. Le sénateur Tremorio Mastiggia, père du défunt, réclame justice et somme Leonide Ducatore de répondre de l’implication de son bras armé. On imagine aisément que Don Benvenuto, à ce moment précis, ainsi apostrophé, est dans ses petits souliers. Le parti belliciste associé au parti ploutocrate se soulève contre le parti souverainiste. Le maître assassin acculé n’a plus qu’à filer s’il ne souhaite pas finir pendu au gibet. C’est avec une drôlerie folle et un sens du rythme propre aux romans de cape et d’épée que Jean-Philippe Jaworski nous entraîne dans les aventures rocambolesques de son héros. Sa fugue hors du palais, ses orgies elfiques ou sa relation mouvementée avec le sorcier Sassanos. Les confessions de Benvenuto sont l’occasion de découvrir les dessous d’une ascension politique controversée, tenant plus du coup d’état que de l’élection démocratique. Et les ressorts d’alliances diplomatiques dont la longévité n’a d’égale que la versatilité. Toute ressemblance avec la réalité serait bien entendu fortuite. Les ententes sont régies par l’endogamie dont sont issues des lignées de dégénérés. Les ruses auxquelles se livrent les personnages pour capter le pouvoir sont jubilatoires et plairont aux amateurs de « Game of Thrones ». Jean-Philippe Jaworski tient son intrigue d’une main de maître, le rythme ne souffre aucun fléchissement. Ce roman écrit le pied plancher est un petit bijou qui se lit d’une traite et que l’on aimerait ne jamais terminer ! 🙂
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