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Le gang des rêves, Luca Di Fulvio : Gangs of New York

« Tu sais ce que c’est, l’amour ? C’est réussir à voir ce que personne d’autre ne peut voir. Et laisser voir ce que tu ne voudrais faire voir à personne d’autre. » Tombée enceinte de l’homme qui l’a violée, Cetta Luminita, 15 ans en 1909, embarque à Naples pour le Nouveau Monde son fils sous le bras, farouchement décidée à lui offrir la vie qu’on lui a volée. Christmas, mèche blonde retombant nonchalamment sur le front et regard insolent, tiré de son enfance dans les ruelles mal famées du Lower East Side, vit avec sa mère prostituée. Loin des quartiers huppés de Manhattan, où Ruth Isaacson occupe un luxueux appartement sur Park Avenue. Les chemins du jeune voyou et de la riche héritière du West End n’auraient jamais dû se croiser si un événement terrible ne les avait rapprochés. Depuis cette nuit où la vie de Ruth s’est arrêtée, un lien puissant les relie. À mi-chemin entre David Copperfield et Les affranchis, Le gang des rêves est une fresque sociale en clair-obscur dépeignant le New-York des années 20, le quotidien des immigrés juifs et italiens, les Noirs ghettoïsés, dans une ville aux mains des parrains du crime organisé, avec pour fil rouge une histoire d’amour impossible entre deux adolescents. Un jeune wop et une riche juive des beaux quartiers. Deux amants que les circonstances de leur rencontre empêchent de s’aimer. Si tous les codes de la success-story américaine et du roman d’apprentissage en font un vrai page-turner, Le gang des rêves gagne résolument en profondeur grâce à Ruth. Un personnage féminin complexe que Luca Di Fulvio accompagne à chaque étape de sa reconstruction, sur le chemin tortueux vers le regain d’estime de soi après une agression. Des bas-fonds de New York, aux studios hollywoodiens, l’auteur italien nous offre une autre version du rêve américain incarné par un gamin effronté et attachant, une petite frappe au cœur tendre et au cerveau bien fait, qui entend écrire sa légende au sein de la pègre new-yorkaise. Tout en gardant à l’esprit la promesse faite à son premier et unique amour, à la jeune fille qu’il a sauvée et dû abandonner, de revenir la chercher.


Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter. « Je te trouverai ! » articula lentement Christmas. Le train siffla. S’ébranla. Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert. « Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.

Roman d’apprentissage, success-story, amour impossible & american dream… si les ingrédients d’un page-turner réussi sont réunis, cela suffit-il, pour autant, à en faire un grand roman ?

Mais un phénomène similaire avait aussi touché les quartiers pauvres de Manhattan et de Brooklyn. Grâce aux récits de Christmas, les gens ordinaires rêvaient d’être des durs, capables de conquérir cette liberté que la société leur refusait dans la réalité et qu’ils n’avaient pas la force de revendiquer. Christmas était devenu leur voix. Grâce à lui, ils rêvaient opportunités et transgressions et se sentaient capables – confortablement installés devant leurs boîtes à lampe – de prendre des risques.

Né au 18e siècle en Allemagne, le Bildungsroman ou « roman de formation » – aussi appelé « roman d’apprentissage » et « roman initiatique » – retrace les épreuves auxquelles est confronté un jeune héros, dont la personnalité se forgera au contact de la vie. L’enthousiasme pour ce type de récits découle certainement du constat que chacun de nous expérimentera cette transition délicate. Le passage de l’enfance à l’âge adulte – l’anglais rendant avec la concision qui lui est propre cette dimension : coming-of-age story, la perte de l’innocence, des illusions, la confrontation avec un monde extérieur violent, sont autant d’étapes par lesquelles chaque lecteur est passé. D’où l’écho personnel qui renforce notre intérêt pour ce type de romans. L’identification se fait naturellement et, à travers le parcours du héros, certaines réponses sont apportées à des questions qui ont pu nous effleurer. La littérature possède des vertus cathartiques, qui expliquent cette avidité à connaître le dénouement : Christmas parviendra-t-il à s’extraire de sa condition d’émigré italien élevé dans les quartiers ouvriers de New York ? La blessure de Ruth cicatrisera-t-elle, offrant aux deux amants la possibilité de s’aimer ? Le lecteur suit avec émotion leur évolution et vibre au rythme des retournements de situation. Ce n’est plus le gamin des bas-quartiers qui se frotte à la mafia, se heurte à un monde sophistiqué qui l’exclût d’office, c’est le lecteur qui vit, respire, souffre de se voir marginalisé. Ainsi, la réussite d’un récit de formation repose sur le pacte que l’auteur scelle avec le lecteur : si les personnages sont suffisamment bien incarnés pour que l’identification se fasse, que le rythme ne s’essouffle pas, que les sujets évoqués résonnent intimement avec notre expérience, alors le lecteur ne pourra lâcher le roman avant le dénouement. Rares sont les auteurs qui le font aussi brillamment que Luca Di Fulvio. Le gang des rêves réunit tous les ingrédients d’un excellent roman d’initiation : un héros de basse extraction doué, charismatique et impertinent, éduquée par une mère prostituée ayant dû s’exiler après avoir été violée, la difficulté de s’intégrer dans un nouveau pays, la rage de vivre, un amour impossible avec une jeune femme d’origine sociale plus élevée, des histoires familiales compliquées, des revers de fortune, une construction faisant évoluer en parallèle les destins de Christmas, Ruth et de l’agresseur de cette dernière, avec en toile de fond la prohibition, la mafia new-yorkaise, l’essor du cinéma hollywoodien, et l’espoir vécu à travers Christmas de se tailler une place au soleil. De transcender ses origines sociales pour s’élever dans la société et vivre le rêve américain. Le fil rouge étant, comme tous bons romans, le combat acharné entre le bien et le mal, qu’une narration bien maîtrisée permet d’apprécier. Si Luca Di Fulvio ne rechigne pas à user de certaines facilités, s’il arrive que les ficelles soient par trop évidentes, le pacte fonctionne jusqu’à la fin. Il reste qu’à la manière de trappes s’ouvrant à l’improviste, les situations douloureuses se dénouent aisément nous conduisant vers un happy end, qui, bien qu’attendu se laisse apprécier. Le gang des rêves est un formidable roman, addictif, émouvant, très cinématographique également. Une fresque famille et sociale que je ne rangerai toutefois pas dans la même catégorie que des monuments du genre, tels que récemment La huitième vie de Nino Haratischwili, Le Chardonneret de Donna Tartt ou encore Les frères K. Le style fluide, le rythme tenu, les personnages incarnés et le souffle romanesque maintiennent le lecteur en haleine, tout en n’évitant pas un traitement superficiel. Il manque cette densité, cette profondeur dans l’exploration des sentiments et de la psyché des personnages, propres aux grands romanciers. Que la complexité du personnage de Ruth permet, pourtant, d’apprécier par moments.

Ruth Isaacson : une enfance volée et une héroïne (tragique) admirablement incarnée

L’ascension de Christmas Luminita est au cœur de l’intrigue. Et si ses talents de conteur, son habileté à jouer avec la vérité, servent son ambition, en lui permettant de gravir les échelons, il est déconcertant de voir avec quelle facilité tout se place correctement. Le roman de formation repose sur le cheminement du héros, sa capacité à relever les défis que lui impose la vie. De ce point de vue, Ruth s’impose pour moi comme l’héroïne du roman. Luca Di Fulvio lui donne davantage d’épaisseur, suit sa reconstruction laborieuse après son agression. Sur plusieurs années, il embrasse un processus long : de l’état de prostration – « cette torpeur lui cachait les horreurs de la nuit et les impudeurs brutales du jour » – consécutif à l’agression : à l’âge de treize ans, Ruth est violée, battue et amputée d’un doigt par un homme dérangé psychologiquement, qui ira dans un accès de démence jusqu’à tuer ses deux parents, à la négation de sa féminité afin de se protéger – le port de gazes serrées écrasant sa poitrine, l’annihilation de toute forme de séduction, les comportements autodestructeurs, l’anesthésie de ses propres désirs, la honte, l’assimilation du sexe à la souillure, de l’amour à la violence, l’illusion de maîtriser la souffrance en maintenant un contrôle étroit sur tous les aspects de sa vie, visant à étouffer les angoisses qui la hantent et qu’un événement banal du quotidien suffit à réveiller. Puis, peu à peu, le dégoût de soi s’estompe. Ruth se forge seule et apprend à dompter ses peurs. Les bruits de l’extérieur, les autres, associés à la violation de son intimité, s’estompent, se patinent.

D’autres fois encore, elle avait l’impression qu’une déflagration terrifiante lui faisait exploser les tympans, tandis qu’il s’agissait simplement de la voix d’un camarade l’invitant à une fête. On aurait dit que le monde entier avait pris des couleurs, des saveurs, des odeurs et des sons qui étaient simplement trop violents pour elle. Elle s’était mise à porter des lunettes noires. Mais les couleurs étaient dans sa tête. La nuit, elle se bouchait les oreilles avec un coussin, mais c’était dans son cœur que les hurlements se nichaient. Elle ne mangeait presque plus, mais les poisons qui envahissaient sa bouche était enfouis en elle. Elle tentait de se tenir à l’écart des choses et des gens, mais le doigt amputé par Bill, semblait lui parler sans cesse de cet enfer à la fois de feu de glace qu’était le monde.

Son travail de photographe indépendante reflète, d’ailleurs, ce besoin de mise à d’instance avec le monde. De l’observer par le biais d’un écran de protection. Dès lors, ce qui lui semblait insurmontable à hauteur d’enfant, reprend sa place dans la frise du temps. En grandissant son regard évolue. Jusqu’à la confrontation finale où la peur change définitivement de camp. En la voyant logée dans les yeux de son agresseur au cours d’une soirée mondaine à Los Angeles, lui, terrorisé à l’idée d’être démasqué, celle-ci se dissout. Délestée de ce qui l’entravait depuis ses treize ans, Ruth se libère, souffle à nouveau, se décrispe et peut reprendre sa vie là où elle s’était arrêtée. Commencer à aimer et être aimée, sans qu’un arrière-goût écœurant ne vienne empoisonner ses sentiments. Grâce à ce personnage féminin, Le gang des rêves gagne en profondeur, en intensité, là où le destin de Christmas m’a paru plus convenu. Luca Di Fulvio réussit à se glisser dans la peau d’une adolescente traumatisée, insufflant une énergie vitale, dont le roman aurait été privé autrement.

Elle était une riche juive du West Side, lui un voyou, un wop, comme on appelait tous les italiens. Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avez séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ces cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance.

Et elle le savait parce qu’elle-même aurait voulu embrasser Christmas. C’était pour cela qu’elle le détestait. Parce qu’elle était différente de tous les autres, parce qu’elle avait neuf doigts et pas dix. Pourtant, elle pensait sans arrêt à Christmas. C’était le seul auprès de qui elle se sentait libre. Et c’était pour cela que, depuis peu, elle essayait de l’éviter ou de garder ses distances. Christmas était un danger. Ruth ne voulait pas être salie. Or, l’amour était sale. Elle qui avait connu tout ce qu’il y avait à connaître sans jamais avoir reçu son premier baiser, elle le savait. Elle le sentait sur ses lèvres et, plus bas, entre ses jambes. Lorsqu’elle était près de Christmas, c’était comme si mille fourmis couraient sous sa peau. Voilà pourquoi elle le détestait. Et voilà pourquoi elle se détestait.

J’ai attendu un signal m’indiquant que tu allais venir me sauver pour la deuxième fois, que nous allions retrouver notre banc et que tu m’aiderais à conjurer la terrible malédiction qui me tient emprisonnée dans cette nuit où une petite fille est devenue vieille sans jamais avoir été une jeune femme.

Et alors, pour la première fois depuis bien longtemps, elle éprouva une espèce de tendresse pour elle-même. Elle versa des larmes qui n’étaient pas de désespoir. Mais d’acceptation. Ruth ne luttait plus contre elle-même.

Elle sentit alors qu’elle était arrivée au bout d’un parcours. Elle sentit, dans les tréfonds les plus cachés de son âme, que le moment était enfin venu de laisser à nouveau s’écouler le temps. Elle comprit qu’elle était restée emprisonnée dans un photogramme et que, dans ce photogramme, elle avait aussi emprisonné Bill, les condamnant ainsi tous deux. Sa vie s’était cristallisée dans une soirée qui avait eu lieu plus de six ans auparavant. « Mais moi, je suis une autre. Et maintenant toi, tu es un autre aussi ! » se dit-elle, stupéfaite, par la simplicité de cette constatation.


Le New York des années 20 : guerre des gangs, immigration & prohibition

Première étape du rêve américain de Cetta Luminita : Ellis Island. Lieu emblématique ayant vu défiler des millions de migrants. Pour payer son passage vers le Nouveau Monde, Cetta offre ses services au capitaine du bateau et voyage clandestinement dans les cales, son bébé dans les bras. Arrivée à destination, c’est une toute autre vie que celle imaginée en Italie qui l’attend. Le quotidien est rythmé par son travail dans une maison de passes en journée, et de nuits passées dans un appartement étriqué à l’autre bout de la ville, en sous-sol, partagé avec un vieux couple d’immigrés. Le Lower East Side n’a pas encore connu la gentrification et les immigrés irlandais, italiens, juifs, les Noirs, les voyous, les gangsters, les prostituées, les petits commerçants victimes du racket et les gamins en haillons, la mine sombre, les traits tirés et le visage émacié par la faim se disputent la rue. Luca Di Fulvio retranscrit l’énergie d’une ville en ébullition. L’effervescence née du brassage des cultures, de la mixité cultuelle et sociale. Les effluves de pâtes à la sauce tomate, d’ail finement émincé, de viandes mijotées et d’épices suffisant à augurer de la nationalité des occupants. Par ailleurs, l’époque de la prohibition offre de nouvelles perspectives au crime organisé. La mafia tire avantage des restrictions en solidifiant son réseau de bars clandestins, en prenant en main l’acheminement de l’alcool, s’enrichissant considérablement. Christmas baigne dans cet univers depuis petit, côtoie les parrains de la pègre, connaît les codes et en joue. Gangrenée par la corruption, New York apparaît comme une ville sombre, écrasée par la fumée des bouches d’aération, les odeurs de nourriture et de corps, la promiscuité dans les quartiers défavorisés renforçant l’impression d’étouffement ; quand Hollywood ressemble à un décor en carton pâte, dépouillé de sa magie une fois les moteurs coupés. Entre ces deux villes, Christmas et Ruth, qui se sont aimés enfants sur un banc de Central Park, puis se sont perdus, se construisent chacun de leur côté, avant de se retrouver, peut-être, dans la ville qui ne dort jamais.


Mon appréciation : 4,5/5



Date de parution : 2008. Grand format chez Slatskine & Cie, poche aux Éditions Pocket, traduit de l’italien par Elsa Damien, 864 pages.


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Les frères K, David James Duncan : David contre Goliath version l’envers du rêve américain

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« Des familles aussi solides que la mienne continuaient à lutter pour se construire une identité, et des personnages aussi vaillants que mes frères et sœurs se battaient encore pour devenir des adultes le moins grotesques possible. Mais nos vies étaient violentées, manipulées et, pour des dizaines de milliers d’entre elles, brisées par les sinistres machinations de ces hommes à la puissance répugnante. » De Camas, cité ouvrière de la côte Ouest des États-Unis, à un trou paumé du Canada, en passant par la jungle vietnamienne ou l’effervescence des villes indiennes, Les frères K embrasse, avec un humour désarmant et une tendresse enveloppante, de 1956 à 1980, le destin d’une fratrie prise dans les mailles de l’histoire de son pays. Ancien joueur de base-ball semi-pro à la carrière brisée, reconverti en ouvrier fauché trimant dans une usine à papier, Hugh est la clé de voûte et le père aimant d’une famille de six enfants. Malgré les conflits idéologiques entre Everett, le révolté, qui a fait de son engagement politique le déversoir naturel de sa nature conflictuelle, et sa mère, Laura, fervente adventiste dont l’extrémisme religieux vaut les diatribes enflammés de son fils ainé, l’ascétisme de Peter, l’intellectuel orientalisant en route vers l’illumination, ou encore la désinvolture d’Irwin, le colosse au cœur généreux, l’amour est omniprésent. Le liant d’une vie familiale mouvementée, que Kade, le narrateur, chronique magnifiquement, éclairant les choix de chacun à la lumière des événements. Ainsi, la frustration de Hugh alimente la colère d’Everett, le caractère fuyant de Peter lui permet de s’affirmer en endossant une nouvelle identité et la piété de Laura fait office de bouclier face aux fantômes de son passé. En intégrant sa saga familiale dans une fresque sociale ambitieuse, David James Duncan nous offre une version revisitée de David contre Goliath. D’une famille soudée qui, à beau se déchirer dans l’intimité, présente un front uni dans l’adversité. Le tout composant une somme imposante de 800 pages gorgées de vie, où on rit autant qu’on pleure, et un tableau vibrant de la nature humaine. Un monument de la littérature américaine !

Ce récit est celui d’un entrelacs de huit êtres humains, dont seul un était joueur de base-ball professionnel. Ce sport était son art, sa famille, son dur quotidien.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1992. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, collection Les grands animaux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Raynaud, 832 pages.


Idées de lecture…

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Black Boy, Richard Wright : une jeunesse noire dans le Sud ségrégationniste des États-Unis {#LivreCulte}

À l’âge de douze ans, j’avais une notion de la signification de la vie qu’aucune éducation ne pourrait jamais changer, et la conviction qu’on ne la saisissait qu’à force de lutter pour arracher un sens à des souffrances insensées.

Récit autobiographique culte, Black Boy sonde les relations interraciales dans le Sud ségrégationniste des États-Unis et la construction de l’identité noire. L’un des premiers témoignages écrit par un afro-américain sur son quotidien : entre pauvreté et exclusion, émaillé de morts soudaines, de lynchages, d’humiliations domestiques, de départs précipités… où la « menace qui émanait des Blancs invisibles » crée un climat anxiogène. Cet état de tension permanent finit par se transférer au sein des foyers noirs. Régulièrement corrigé à coups de fouet, ballotté du Tennessee, au Mississippi, en passant par l’Arkansas, élevé dans une famille bigote adventiste du septième jour, petit-fils d’esclave ayant combattu pendant la Guerre de Sécession, fils d’un père alcoolique ayant quitté le foyer et d’une mère victime d’un AVC, Richard Wright retranscrit à partir de son expérience de vie chaotique de ses 6 à ses 19 ans les mécanismes du conditionnement et d’autodéfense qui se développe automatiquement. Comment le racisme, la haine de l’autre se forgent et la violence se transmet. Et comment les épreuves subies, la colère refoulée, l’obséquiosité et la docilité la nourrissent. L’isolement de Richard Wright est double : considéré comme un sous-homme par les Blancs, il est rejeté par les Noirs pour avoir refusé de « jouer son rôle social traditionnel » : « il m’était impossible de faire de la servilité une partie machinale de mon comportement » et avoir osé briser le tabou ultime de la race. Tiraillé par la faim – physique, émotionnelle et intellectuelle, Richard Wright trouve heureusement dans la littérature, et plus tard l’écriture, un terrain de contestation. Cette chronique d’un enfant esseulé devenu un homme révolté face à l’inertie des siens, prouve que la place que l’on occupe dans la société est le fruit d’une construction à un instant précis de l’Histoire d’un pays, qu’il est toujours audacieux de questionner.

À l’âge de douze ans, j’avais à l’égard de l’existence une attitude définitivement fixée, attitude qui devait me faire rechercher ces régions de la vie susceptibles de la confirmer et de l’affermir en moi, qui devait me rendre sceptique à l’égard de toute chose tout en m’intéressant passionnément à tout, tolérante et cependant critique. La mentalité que je m’étais faite me permettait de sonder profondément toutes les souffrances, m’attirait vers ceux dont les sentiments étaient semblables aux miens, me faisait rester assis des heures à écouter d’autres me raconter leur vie, me rendait étrangement tendre et cruel, violent et pacifique. Elle me donna la volonté d’aller froidement jusqu’au fond de toute question, de l’étaler au grand jour et d’en dégager la souffrance que j’étais certain qu’elle révélait. Elle me donna la passion de fouiner dans la psychologie, dans le roman et l’art réalistes et naturalistes, de plonger dans ces tourbillons de la politique qui avaient le pouvoir de se réclamer de la totalité des âmes humaines. Elle aiguillait mon loyalisme vers le parti des révoltés ; elle me fit aimer les conversations où l’on cherchait des réponses à des questions qui ne pouvaient être d’aucun secours à personne, susceptibles seulement d’entretenir en moi cette sensation d’étonnement et de crainte que j’éprouvais devant le drame de la sensibilité humaine qui se cache derrière le drame superficiel de l’existence.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1945. Poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel, 448 pages.

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Corps et âme, Frank Conroy : l’enfant prodige, la musique pour don

« Nul ne savait que la musique l’avait sauvé. Que, grâce à elle, il l’avait échappé belle. Diplôme de Cadbury ou pas, sans musique il n’était rien. Sans musique, il serait encore, et toujours, cet enfant vague, faible, aussi évanescent qu’une volute de fumée. » New York, années quarante. À six ans, Claude Rawlings vit avec sa mère dans un appartement en sous-sol, où, du soupirail, il observe le ballet des passants. Le rythme de leur pas dessinant les contours d’une mélodie dans son esprit. Intrigué par des partitions trouvées dans un piano désaccordé qu’il ne peut déchiffrer, Claude pousse la porte du magasin de musique Weisfeld. Accueilli par celui qui deviendra son mentor, Claude commence un apprentissage lent et exigeant. Ses prédispositions se révèlent rapidement. Les mains sur le clavier, il s’oublie, grandit en marge du monde entraîné par les plus grands. La musique sera son ticket d’entrée dans l’univers privilégié des artistes new-yorkais : écoles d’élite, entrée dans les grandes familles, professeurs émérites, concerts à Carnegie Hall… Des débuts fracassants rattrapés, pourtant, l’âge avançant, par un sentiment d’imposture lancinant. Le malaise, prenant racine dans ses origines familiales floues – une mère défaillante, un père inconnu, érige un mur sur lequel se heurte son inspiration. Lui, qui a « travaillé la musique toute sa vie, poussé par le besoin de pénétrer de plus en plus profondément ses mystères, soutenu par son aptitude à le faire ». Sa carrière à l’arrêt, frustré, Claude comprend que pour créer, déployer ses talents de compositeur, il doit s’émanciper de son statut de jeune musicien ultra doué et trouver sa vraie valeur. Transcender « la question de sa naissance », « la honte de ne pas savoir la vérité » et rendre hommage à ceux qui l’ont aidé. Brassant une galerie de personnages chaleureux et mystérieux, Frank Conroy nous embarque pour une traversée des apparences, de Brooklyn à la 5e Avenue, embrassant le destin exceptionnel d’un prodige de la musique. Corps et âme est un roman d’apprentissage bouleversant dans sa retranscription douloureuse de la fin de l’enfance et du temps de l’innocence.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2004. Poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadia Akrouf, 704 pages.

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L’élu, Chaïm Potok : une vibrante histoire d’amitié dans les milieux hassidiques new-yorkais

« Des divergences sincères n’avaient jamais suffi à détruire une amitié… » Alors que les Alliés sont sur le point de débarquer, à Brooklyn dans le quartier juif de Williamsburg, deux équipes d’élèves de Yeshivas, sous couvert d’une partie de base-ball, se livrent un duel idéologique enragé, se soldant par un œil poché et une nouvelle amitié. Cristallisant toutes les contradictions du monde juif, l’attachement profond entre Danny et Reuven, issus de deux communautés opposées, en absorbe bientôt toutes les tensions liées à la découverte de la Shoah. « L’assassinat de six millions de Juifs ne prendrait son sens que le jour où serait créé un État juif. C’est seulement alors que leur sacrifice commencerait à avoir un sens… » Le projet sioniste, ardemment soutenu par le père de Reuven Malter – un éminent savant, pieux et chaleureux, est rejeté catégoriquement par le père hassidique de Danny Saunders – un grand talmudiste ayant conduit sa communauté victime des pogroms en Russie aux États-Unis. Au fil des années, les divergences intellectuelles des parents pèsent sur leur amitié, au départ fondée sur leur complémentarité : Reuven le mathématicien aspirant rabbin et Danny l’étudiant brillant passionné de psychologie. Le père de Reuven, conscient des capacités extraordinaires de Danny, va affûter son esprit critique en lui ouvrant les portes d’un savoir laïc et hérétique. Tourmenté et solitaire, le fils prodige « pris au piège par sa barbe et ses papillotes » est déchiré entre son devoir filial et sa vocation. Aura-t-il le courage de s’émanciper du chemin tout tracé par son père, dont il a hérité la charge de tzaddik ? À travers le conflit moral auquel est confronté l’héritier d’une dynastie rabbinique et les secrets d’une éducation stricte, Chaïm Potok souligne l’antagonisme entre individualisme et judaïsme sectaire ou la douloureuse construction identitaire lorsque que l’on vit en autarcie dans une communauté fermée. Introduction passionnante à la mystique juive, L’élu est un magnifique roman d’amitié se déroulant dans les milieux orthodoxes new-yorkais divisés par l’événement tant attendu par le « peuple élu ».


Ultraorthodoxes, hassidiques, juifs pratiquants…des modèles d’éducation différents

Il n’est pas étonnant que Chaïm Potok ait choisi pour Danny, entre toutes les disciplines qu’offre le spectre de l’enseignement, la psychologie. Plus particulièrement la psychanalyse freudienne. Une clé de lecture de la psyché humaine dont la religion n’offre aucune explication. Par son obéissance à l’autorité paternelle, la soumission avec laquelle il ne remet jamais en question les préceptes inculqués, Danny est le produit d’une éducation stricte par le silence, austère et solitaire. Certainement la même – ultraorthodoxe – que celle reçue par les six générations de rabbins qui l’ont précédé. « Intellectuellement, il est pris au piège. » Sans son don – une mémoire photographique exceptionnelle, et une soif de connaissances inextinguible, Danny n’aurait sans doute jamais quitté le ghetto dans lequel il a grandi. C’est cette quête de savoir douloureuse, réalisée en cachette de son père, qui le poussera à étudier avec avidité, compulsant tous les après-midi à la bibliothèque, loin des sbires de son père, les ouvrages que le père de Reuven, conscient du potentiel de l’adolescent, lui met entre les mains. Le processus est enclenché. Une fois ce chemin pris, Danny ne peut plus reculer. D’autant que son choix de Reuven Saunders pour ami, ce dernier étant son exact opposé, en dit long sur sa volonté de s’émanciper d’un modèle qui en aucun cas ne peut satisfaire sa soif de curiosité. Ainsi, la manière dont les deux garçons sont élevés joue un rôle déterminant dans leur trajectoire. Chaïm Potok montre comment il est facile de façonner un enfant – approche béhavioriste par le conditionnement ; bien que l’ardeur avec laquelle Danny ne dévie pas de la ligne qu’il s’est fixée, sa ténacité à s’extirper de son milieu d’origine, prouvent la puissance des forces qui se jouent en nous. Si Danny est un génie confronté au « fanatisme » de sa famille, Reuven, orphelin de mère, est élevé par un père ouvert d’esprit. Un grand savant dispensant à son fils des cours de Talmud Torah aux méthodes controversées. Cette liberté d’interprétation des textes, son ouverture à l’enseignement laïc permettent à Reuven de développer son esprit critique et de jouir de son libre arbitre.

Alors que le silence règne entre Danny et son père, que ce dernier ne lui adresse la parole que de manière détournée, par l’intermédiaire de son ami Reuven, le mystère s’éclaircit à la fin du roman dans des pages d’une beauté inouïe. Les vertus d’une éducation par le silence tiennent pour Reb Saunders à ce que l’enfant confronté au mutisme des parents se tourne vers son cœur. L’introspection étant un outil qui, à force d’être aiguisé, offre une meilleure perception du monde et des autres. Le danger que perçoit Reb Sanders – à tort et à raison – chez son fils, par ses aptitudes, son don, la facilité avec laquelle il accumule les connaissances, c’est l’établissement d’une frontière avec les autres. Une distance teintée de mépris, que peuvent être enclin à éprouver certains grands esprits devant des « intelligences moins développées ». En ne flattant, ni n’encourageant pas ce trait chez son fils, le grand rabbin entend lui faire gagner en humilité.

Mon père lui-même ne me parlait jamais, sauf quand nous étudiions ensemble. Il m’enseignait en silence. Il m’enseignait à regarder en moi-même, a trouver mes propres forces, à me retirer en moi-même en compagnie de mon âme. Quand les gens lui demandaient pourquoi l’était silencieux avec son fils, il leur disait qu’il n’aimait pas parler, que les paroles sont cruelles, que les paroles vous jouent des tours, qu’elles déforment ce qu’on a dans le cœur, qu’elles cachant le cœur et que le cœur ne parle que dans le silence. On apprend à connaître la douleur des autres en souffrant soi-même, disait-il, en se tournant vers soi-même, en découvrant sa propre âme. Et il est important de connaître la douleur, disait-il. Cela détruit notre orgueil, notre arrogance, notre indifférence à l’égard des autres. Cela nous rend conscient de notre fragilité et de notre petitesse, et du fait que nous dépendons du Maître de l’Univers.

Un homme naît dans ce monde avec seulement une petite étincelle de bien en lui. Cette étincelle, c’est Dieu, c’est l’âme ; le reste est laideur et mal, une cataracte. L’étincelle doit être préservée comme un trésor, il faut la nourrir, il faut en faire une flamme. Il faut qu’elle apprenne à rechercher d’autres étincelles, elle doit être maîtresse de la carapace. Tout peut devenir carapace, Reuven. Tout. L’indifférence, la paresse, la brutalité ou le génie. Oui, même le génie peut devenir une carapace, et éteindre l’étincelle. […] J’ai besoin d’avoir pour fils un cœur, une âme, je veux pour mon fils de la compassion, de la droiture, de la charité, de la force pour souffrir, c’est cela que j’attends de mon fils, et non un esprit sans âme.


Le sionisme : l’amitié à l’épreuve des conflits idéologiques

Ce qui avait, en fin de compte, brisé notre amitié, ce n’était pas Freud, c’était le sionisme.

Reb Saunders combattait avec passion. […] Ses buts étaient clairs : pas de Foyer National Juif qui n’ait la Torah pour centre, pas de Foyer National Juif avant la venue du Messie. Un Foyer National Juif créé par des Goyims juifs devait être considéré comme corrompu et comme un sacrilège évident contre le nom de Dieu.

Suivant la tradition des juifs hassidiques de Russie, Reb Saunders observe une stricte obéissance aux lois écrites et orales de la Torah. D’où son rejet catégorique de la création d’un état hébreu avant la venue du Messie.

David Malter voit dans le sionisme le dernier et l’unique moyen de donner un sens à l’extermination de millions de juifs dans les chambres à gaz, soit la disparition des 2/3 des Juifs d’Europe et 40% des Juifs du monde. L’horreur absolue. Lorsque les Juifs américains découvrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale par le biais de la presse l’étendue de la Shoah, la question du sens à donner et la manière de reconstruire la communauté décimée se posent. La création d’un état hébreu pour certains s’impose : « certains parlent d’une renaissance religieuse ».

– J’aimerais que tu te reposes un peu, dis-je.

– Ce n’est pas le moment de se reposer, Reuven. Tu as lu dans les journaux ce qui se passe en Palestine ?

[…] Il s’arrêta quelques instants, comme s’il examinait avec soin les mots qu’il comptait prononcer. Puis il poursuivit : « Les êtres humains ne sont pas éternels, Reuven. Nous vivons moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir et fermer un œil, si nous mesurons nos vies à l’échelle de l’humanité. Si bien qu’on peut se demander quelle valeur a une vie humaine. Il y a tant de douleur dans le monde. Qu’est-ce que cela peut bien signifier, de telles souffrances, si nos vies ne sont que le temps d’un clin d’œil ? » Il s’arrêta de nouveau, il avait maintenant les yeux humides, puis reprit : « J’ai appris, il y a longtemps, qu’un clin d’œil en lui-même n’est rien. Mais l’œil qui cligne, ça c’est quelque chose. Le temps d’une vie n’est rien. Mais l’homme qui vit ce temps, il est quelque chose. Il peut remplir de sens ce court espace, si bien que, qualitativement, il est au-delà de toute mesure, quoiqu’il soit insignifiant quantitativement. Est-ce que tu comprends ce que je suis en train de dire ? Un homme doit donner un sens à sa vie. C’est un dur travail de donner un sens à sa vie.

La scission au sein du peuple juif liée à la création d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est incarné dans le conflit entre Reuven et Danny. Tous deux appartenant a des clans ennemis. Chaïm Potok donne vie à cet épisode clé de l’histoire. La complexité des discussions idéologiques, la virulence des échanges, la passion déchaînée, ainsi que les arguments avancés par chaque clan, retranscrivent l’onde de choc enregistrée par la communauté juive new-yorkaise à cette époque. C’est aussi un excellent moyen pour l’auteur – lui-même rabbin – de vulgariser pour le lecteur des considérations théologiques complexes.


Introduction à la mystique juive

Apparu au 17e siècle en Europe de l’Est en réaction aux persécutions subies, le hassidisme est un courant mystique du judaïsme suscitant fascination et répulsion. « La révolution [en Pologne] dura dix ans, et, au cours de ces années, environ sept cents communautés juives furent détruites et cent mille juifs assassinés. » Le rejet de la modernité, les mariages arrangés, les vies toutes tracées, la place de la femme au foyer sans possibilité d’étudier les textes sacrés avec pour unique mission d’enfanter, l’habit traditionnel – pour les hommes : un long caftan et un chapeau ou une toque de fourrure (schtreimel/spodik), des papillotes et une barbe ; pour les femmes jupes longues et perruques, l’emploi du yiddish… contribuent à couper les communautés ultraorthodoxes du reste de la société. Chaque bloc, associé à Williamsburg au cœur de New York à une secte hassidique, fonctionne d’ailleurs en autonomie avec ses propres règles, ses magasins spécifiques, ses écoles juives (yeshivas), son rabbi, sa synagogue. Pendant quinze ans, Danny et Reuven ont vécu à cinq blocs d’écart sans même le savoir. Il aura fallu l’organisation d’une partie de baseball pour les réunir. Les familles de différentes communautés ne se côtoient pas. Le mode de vie hassidique décrit dans les années quarante aux États-Unis semble totalement anachronique, même s’il ne doit pas avoir beaucoup changé depuis… Malgré ses aspects peu attrayants, ces communautés exercent une certaine forme de fascination, propre aux sociétés secrètes. L’étude de la Kabbale, un accès limité, peu de témoignages récoltés, leur confèrent une aura nimbée de mystère. Les ultra-religieux trouvent dans la tradition une pureté, une vérité, des réponses à des questions existentielles que la modernité peine à apporter. L’emploi de la gemetria par le père de Danny, son habileté à jouer avec les nombres – associés à des lettres de l’alphabet, en les additionnant, les soustrayant, pour formuler sa pensée, bien qu’intellectuellement grisant, nous laisse entrevoir l’autre côté du miroir.


Hassidisme vs Individualisme : la difficile construction identitaire au sein des société communautaires

Chaïm Potok dans L’élu soulève la question, à travers le personnage d’un génie à l’étroit dans sa famille, de la place qu’occupe l’individu dans les milieux juifs ultraorthodoxes. Des sociétés extrêmement réglementées où aucune ambition propre n’est tolérée. C’est un dilemme moral très puissant, source de nombreuses névroses, que de se décider à couper avec ses racines pour avancer, et donc prendre le risque d’être rejeté ; ou privilégier la sécurité, en acceptant de céder une partie de sa liberté. C’est précisément là qu’intervient la puissance des liens d’amitié, dans ce qu’ils donnent de courage pour se déterminer, par leur permanence et leur solidité. En plaçant en exergue cette citation, Chaïm Potok introduit le sujet de son roman très clairement ; tout en soulignant, pour qui est étranger au système, l’erreur qui consisterait à porter un jugement trop hâtivement.

Quand une truite qui veut happer une mouche se trouve prise à l’hameçon et s’aperçoit qu’elle ne peut plus nager, elle se met à lutter, et, dans des soubresauts et des tourbillons, il arrive parfois qu’elle parvienne à s’échapper. Souvent, bien entendu, c’est trop difficile et elle n’y parvient pas. De la même manière, l’être humain entre en lutte avec son milieu et contre l’hameçon qui l’a saisi. Parfois, il se rend maître des difficultés qu’il affronte ; parfois elles sont trop fortes pour lui. Le monde ne voit que le combat qu’il mène et, tout naturellement, se méprend sur cette lutte. Il est dur pour un poisson en liberté de comprendre ce qui arrive à celui qui a mordu à l’hameçon.

Karl A. Menninger

Mon appréciation : 4,5/5



Date de parution : 1967. Poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (États-Unis) parJean Bloch-Michel, 384 pages.

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{Pal de tour du monde} : Corée du Sud et Japon 🌏 #3

Grands romans américains, récits d’apprentissage, histoires d’amour adolescentes ou d’amitié, sagas familiales ou encore le premier volet d’un diptyque islandais de mon écrivain contemporain préféré… Voici les petits nouveaux fraîchement réceptionnés en Corée !

***

⛓️Beloved de Toni Morrison (Prix Pulitzer 1988)


Entrée dans l’œuvre de la première femme afro-américaine à avoir reçu le Prix Nobel de littéraire en 1993 pour « ses romans caractérisés par une force visionnaire et une portée poétique, qui donne vie à un aspect essentiel de la réalité américaine. »


✊🏿Black Boy de Richard Wright


Récit autobiographique retraçant la jeunesse de l’écrivain dans les années 20, au plus fort de la ségrégation raciale aux USA.[Lire la chronique]


⚾️ Les frères K de David James Duncan

Un joli pavé dont j’attendais la sortie poche depuis des années. Les années 70, une fratrie soudée, de l’amour, des conflits, la guerre du Vietnam, du baseball aussi… Rires et larmes sont au programme.[Lire la chronique]


🕎 L’élu de Chaïm Potok 

Un grand roman d’amitié entre deux adolescents issus de communautés différentes dans les milieux hassidiques new-yorkais.[Lire la chronique]


🎶 Corps et âme de Franck Conroy

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New York, années 40. L’ascension d’un jeune prodige de la musique classique retracée dans un roman-fleuve aux allures dickensiennes.[Lire la chronique]

⇒ Lecture dans le cadre du club de lecture organisé par @charlotteparlotte #clublecturelivresetparlotte


🏳️‍🌈 Mungo de Douglas Stuart


Après le succès de Shuggie bain – Booker Prize for fiction en 2020 – l’auteur écossais revient avec un roman social sombre qui s’annonce intense, autour de la difficulté de vivre son homosexualité. La sortie de janvier impossible à manquer !


⇒ Verdict : ABANDON

Malgré l’enthousiasme autour de ce roman, comme pour son précédent, je me suis arrêtée après une petite centaine de pages. Le style plat associé à un sujet à côté duquel je suis passée ne m’ont pas convaincue. Une scène violente que l’ont sent arriver a achevé de me mettre profondément mal à l’aise, sapant toute envie de persévérer. Au vu des avis positifs que j’ai lus, je suis sûre que ce roman trouvera ses lecteurs, dont je ne suis pas.


🐟 D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jón Kalman Stefánsson

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Retour sur les terres sauvages de l’Islande avec Ari, éditeur exilé au Danemark, personnage central d’une chronique familiale qui fait s’entrelacer trois époques et trois générations d’une famille islandaise.[Lire la chronique]


la librairie en ligne qui assure un service de livraison de qualité dans le monde entier


Se faire livrer des livres quand on est en voyage, qui plus est longue durée, ou trouver des librairies françaises à l’étranger, est un véritable casse-tête. C’est un peu au hasard que je suis tombée sur Likera. Et vous n’imaginez pas ma joie ! 🥳 La librairie universelle Lireka offre un service de qualité en envoyant sans frais de port des livres dans le monde entier. Leur service, la réactivité des échanges, leur site…tout est au top ! 👏 Leur pari de concurrencer Amazon est largement relevé. Les prix des livres sont un chouïa plus élevés que sur le marché français. Ce qui me semble cohérent puisque permettant d’absorber les coûts d’envois à l’étranger. Les délais sont plus que respectés. Au Cambodge, en Corée du Sud et en Argentine, j’ai reçu mes colis en avance et parfaitement emballés. À l’arrivée, les livres sont en parfait état. Faire appel à eux est une occasion formidable de soutenir la librairie indépendante 💪 Donc pensez-y pour vos livraisons en France ou à l’étranger.

⇒ Pour plus d’infos, je vous mets ici un article les concernant paru dans le journal Le Monde : Lireka, la librairie en ligne qui veut concurrencer Amazon

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Ásta, Jón Kalman Stefánsson : le destin chaotique d’une héroïne islandaise

« Est-il possible de se fuir soi-même ? …s’il n’existe aucun chemin qui mène hors du monde… » Si celui-ci est trop étriqué pour satisfaire au tempérament fougueux d’une femme au foyer étouffant au cœur de l’hiver islandais, la société doit-elle pour autant la condamner pour avoir fui ses responsabilités et rêver d’une autre vie ? Quel refuge offrir aux êtres flamboyants, fragiles, à la sensibilité inadaptée au quotidien banal qui leur est proposé ? Télescopant les époques – des années cinquante à aujourd’hui, faisant fi de toute linéarité – subterfuge que l’être humain en quête de sens a conçu pour se donner un semblant de stabilité, Sigvaldi, reconstitue le destin torturé d’Ásta, sa fille. Le temps est compté. Allongé dans la rue, au pied de l’échelle qu’il a dégringolée, les souvenirs affluent, qu’il confie à une inconnue. Son amour passionnel pour la mère d’Ásta, l’ardeur de leurs étreintes, sa fascination pour cette épouse d’une beauté douloureuse qu’il a échoué à rendre heureuse, de ses fêlures, des conflits et des accalmies, de la lente descente aux enfers de leur couple sombrant au rythme des verres éclusés, jusqu’au jour où, sans un mot, ni une explication, Helga est partie, abandonnant ses deux filles et son mari. Comme toujours, chez Stefánsson, vivre est une affaire de survie. À l’instar du combat mené par Ásta pour s’émanciper de la mélancolie mâtinée de folie dont elle a hérité et étancher sa soif de liberté et d’indépendance, qui la retient d’aimer. Effrayée à l’idée de perdre le contrôle de sa vie en la cédant à autrui. Quand ceux censés nous protéger ont échoué, comment aimer sans y voir une marque de vulnérabilité ? Jón Kalman Stefánsson fait émerger la beauté des parcours chaotiques des êtres ordinaires peuplant ses romans, ballottés au gré des événements, comme ce pays, rude et puissant, balayé par des rafales de vent. Et c’est éblouissant. « Parce que c’est de ça que ce maudit monde a besoin en ce moment : des livres écrits pour fendre les ténèbres ! » Ásta (dérivé de « ast » amour en islandais) est de ceux-là : une tentative de fendre l’armure, un éclair de poésie, dans un monde qui s’assombrit.


Mon appréciation : 4,5/5


Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 480
 pages.


D’autres livres de Jón Kalman Stefánsson…

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L’espace d’un an, Becky Chambers : un space opera inclusif, doux et positif

« Tout ce qu’on peut faire, Rosemary – tous autant que nous sommes -, c’est essayer de bien agir. Ce choix-là, chaque intell doit l’affronter chaque jour de sa vie. L’univers est ce qu’on en fait. C’est à toi de décider quel rôle tu joues. Et ce que je vois en toi, c’est une femme qui sait très bien ce qu’elle veut être. […] Tu essaies d’être quelqu’un de bien. » Jeune humaine ayant endossé une nouvelle identité afin d’éviter que sa parenté avec une riche famille de trafiquants d’armes ne soit révélée, Rosemary embarque sur un tunnelier. Un vaisseau fait de bric et de broc, à moitié rafistolé, chargé de tracer des voies de circulation en creusant des trous dans l’espace. À son bord, le capitaine Ashby est le chef d’orchestre d’un équipage multi-espèces bigarré, composé d’un alguiste aussi talentueux qu’irascible, d’une tech méca impossible à canaliser, d’un tech info amoureux de l’IA du vaisseau, de Sissix la pilote, une Aandrisk toute d’écailles et de plumes à la sexualité libérée, du docteur Miam, un grum dont l’apparence se rapproche d’un flan sur pattes, ainsi que d’une paire de Sianates sur le déclin. Alors que chaque espèce doit faire face à ses propres difficultés, s’ajoute les contraintes de la vie en communauté. Comment concilier harmonie sociale et diversité ethnique ? S’émancipant des romans de science-fiction centrés sur les guerres de colonisation, la reine de la SF positive questionne, par le biais d’une héroïne en quête d’identité, la place innée que l’on occupe et celle que l’on se choisit, en se créant une nouvelle famille. Bienveillant mais jamais mièvre, L’espace d’un an est un space opera doux et enveloppant. Un feel-good book où Becky Chambers renouvelle sa foi en l’humanité en imaginant des personnages incarnés et attachants, tout en touchant du doigt des sujets d’actualité : la non-binéarité, les dynamiques communautaires, la religion, le polyamour, la crise écologique, la capacité de l’être humain à se réinventer… Autant de défis pour notre monde globalisé qui peine à faire de la diversité un atout plutôt qu’une fragilité.


Mon appréciation : 4/5

PRIX HUGO DE LA MEILLEURE SÉRIE LITTÉRAIRE


Date de parution : 2014. Grand format aux Éditions de l’Atalante, poche aux Éditions du Livre de Poche
, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers, 600 pages.

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1Q84, Haruki Murakami : clin d’œil malicieux à la dystopie de George Orwell

1984, Tokyo. Une tueuse à gage d’une trentaine d’années, la symphonie d’un compositeur tchèque, les conseils abscons d’un chauffeur de taxi, un écrivain rêvant d’être publié, deux enfances sacrifiées, l’apparition d’une deuxième lune dans le ciel, des rêves brumeux… De tous ces événements souvent insignifiants, bien que troublants, l’univers d’Haruki Murakami surgit. Altérant par touches successives la réalité, l’imagination foisonnante du romancier japonais la grignote, jusqu’à plonger ses héros dans un abîme de perplexité. Qui sont les little people, dont l’existence sert de point de jonction entre les vies de Tengo et d’Aomamé ? Des personnages imaginaires présents dans le premier roman brillant d’une adolescente de 17 ans – La chrysalide de l’air, dont Tengo est chargé par son éditeur de remanier le manuscrit, ou les adeptes d’une secte religieuse dangereuse ? Que ce soit dans l’opposition sémantique entre les Little People et Big Brother ou dans le titre qui varie à une lettre près, 1Q84 est un clin d’œil malicieux et assumé à la dystopie de #GeorgeOrwell. Si dans l’imaginaire collectif, Big Brother est devenu une figure métaphorique de la surveillance au sein des régimes totalitaires, les little people, au contraire, tel un cheval de Troie, agissent à couvert. Quant à la lettre Q – pour Question, elle cristallise l’univers hypnotique de Murakami et symbolise la jonction avec l’univers altéré, énigmatique et troublant dans lequel évoluent parallèlement les deux héros, avant que leur trajectoire ne finisse par se croiser. Satire caustique des milieux littéraires, histoire d’amour, roman féministe radical – incarné par une tueuse de haut vol supprimant les hommes violents, critique du système judiciaire japonais, de son impunité, d’une société patriarcale où le machisme est profondément enraciné, 1Q84 est une œuvre riche et mystérieuse, qui m’a toutefois laissé un arrière-goût mitigé. La puissance imaginative étant gâchée par la sexualisation systématique des personnages féminins, notamment l’obsession du romancier pour leurs seins. Le ton libidineux achevant de rendre malaisant un roman par ailleurs captivant.


💪 Héroïne Badass : Aomamé

« Transformée » par le suicide de sa meilleure amie terrorisée par son mari, l’héroïne de la trilogie 1Q84 déclare la vendetta aux hommes « du genre à ne se défouler que sur les femmes », agissant en toute impunité dans une « société japonaise encore très indulgente vis-à-vis des hommes ». Armée d’un pic à glace à la pointe aiguisée, Aomamé assassine avec sang-froid, méticuleusement, sans laisser de traces, suivant un procédé sophistiqué qu’elle seule maîtrise. Justicière ou criminelle ? Résolument badass en tout cas !

« Le problème, c’est la manière dont on vit. Le plus important est d’être toujours en mesure de se protéger soi-même. Quand on se résigne à être agressé, ça ne vous mène nulle part. Le sentiment d’impuissance chronique finit par détruire un être humain. »

« Elle n’aurait pas hésité une seconde à mettre réellement en pratique ses techniques raffinées en cas de nécessité. Elle était tout à fait résolue, si de clairement ce qu’était la fin fin du monde. À bien lui faire voir en face la venue du Royaume. À l’envoyer droit sur l’hémisphère Sud rejoindre les les kangourous et les wallabys, et à faire pleuvoir sur lui une profusion de cendres radioactives. »

« Il s’agissait de sa dignité. Personne n’avait le droit de la fouler aux pieds. Quant au sentiment d’impuissance, c’était quelque chose qui rongeait les gens éternellement.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2009. Poche aux Éditions 10/18, traduit du japonais par Hélène Morita, 552 pages.

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Ton absence n’est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson : chronique d’une famille islandaise, une généalogie sublime de la mélancolie

« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. » Variation sublime de cette citation de Sören Kierkegaard, Ton absence n’est que ténèbres interroge la nature de cette force capable de soustraire à l’oubli les êtres ensevelis, ainsi que le rôle de l’écrivain consistant à conjurer la mort par l’écrit. Serait-ce l’amour paralysant Haraldur – vieil homme ayant perdu sa moitié dans un accident et refusant depuis d’avancer ; l’écriture, puissance créatrice qui, fixant sur le papier la vie d’une famille d’un fjord islandais, lui confère une forme d’immortalité ; ou la transmission intergénérationnelle, cette continuité qui, tel un pic aiguisé, lie des destins en traversant les couches du temps ? Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création. Sur le sens de nos vies, alternance d’ombres et de lumières : « Même en plein soleil nous abritons en nous des vallées de ténèbres. Est-ce le prix à payer pour être humain ? », résidant dans le courage qu’il faut pour dépasser ce paradoxe et ne pas capituler quand la lumière peine à percer.

 

Le plus important, Les choses qui vous marquent durablement, grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses – épreuves ou violences qui viennent secouer la société ou votre existence -, peuvent laisser en vous des traces si profondes qu’elles s’impriment dans votre patrimoine génétique, lequel se transmet ensuite de génération en génération – façonnant les individus qui naîtront après vous. C’est une loi fondamentale. Vos gènes charrient vos émotions, souvenirs, expériences et traumatismes d’une vie à une autre, et dans ce sens, certains d’entre nous sont vivants longtemps après leur disparition, y compris lorsqu’ils ont sombré dans l’oubli. Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. Un continent dont lets montagnes et les océans influent en permanence sur les couleurs du temps et les chatoiements de lumière que nous abritons.

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Une héroïne qui sort de sa condition, point de départ d’une saga islandaise sur cinq générations

Cet immobilisme, ciment entre les siècles et les générations, traçait une ligne continue tandis que tout se morcelait et se désagrégeait dans le vaste monde où le cœur des choses s’était perdu, où ne restait plus que l’incertitude qui avait propulsé les sociétés en avant depuis presque deux siècles. Ici, au sein de cette nature tourmentée, dynamique, et en perpétuel mouvement, la stagnation a continué de nous lier les uns aux autres comme elle l’a toujours fait.

Peut-on se risquer à dire qu’Eiríkur Halldórsson est le point final et mélancolique d’une interminable phrase que le destin a commencé d’écrire au moment où Guðríður s’est assise au bord du lit qu’elle partageait avec Gísli, son époux légitime, en se servant de ses genoux comme d’un bureau, pour rédiger un article sur le lombric ?

Tu dois tenter ta chance, dit-elle, il y a des femmes à qui une telle occasion n’est jamais offerte, ou qui n’ont pas le courage ni la force de la saisir et de façonner elles-mêmes leur destin. Va là-bas et vois ce qui t’attend. Tu pourras toujours revenir. Tu comprendras peut-être que ce n’est qu’un rêve imbécile, mais qu’importe. C’est en commettant des erreurs qu’on en apprend le plus. En revanche, ce n’est qu’en partant qu’on a la possibilité de revenir.

🇮🇸 Pourquoi (il faut) lire Jón Kalman Stefánsson ?

L’auteur islandais, né en 1963 à Reykjavik, a fait de son pays natal l’épine dorsale de son œuvre. La charpente autour de laquelle il bâtit, pièce après pièce, une œuvre romanesque cohérente, dense, éblouissante, alternance d’ombres et de lumières, d’une virtuosité inouïe. Jón Kalman Stefánsson joue avec la matière et avec nos nerfs, fragmentant la narration, perdant son lecteur pour mieux le rattraper, quelques pages après, dans une courbe majestueuse télescopant les époques, faisant fi de toute linéarité. La singularité des génies, des grands romanciers en particulier, est ce trait distinctif, comme un fil rouge, reconnaissable d’emblée, un apport significatif à la littérature recoupant chacun de leur roman. Ainsi, Virginia Woolf a poussé à son acmé dans Les vagues le flux de conscience, Stefan Zweig sa plongée dans la psyché humaine, Marcel Proust son travail sur la mémoire sensorielle et le temps, Mishima son obsession pour la perfection et la beauté, pour Stefánsson, il me semble que son génie réside dans une exploration non linéaire, à l’instar de notre mémoire sélective, du cœur des hommes. Des différentes formes que prend l’énergie déployée par l’être humain dans un environnement hostile pour, des ténèbres qu’il renferme, des doutes existentiels qui l’assaillent, faire émerger la beauté, la lumière. Il est évident que pour lui, l’écrivain est investi d’une mission, d’un devoir de mémoire : écrire la vie des gens, les soustraire à l’oubli. Conjurer et transcender l’oubli, et donc la mort, par l’écrit.

« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. »

Sören Kierkegaard

Mon appréciation : 5/5

5/5
PRIX DU LIVRE ÉTRANGER FRANCE INTER - LE POINT 2022


Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 608
 pages.

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