« Des divergences sincères n’avaient jamais suffi à détruire une amitié… » Alors que les Alliés sont sur le point de débarquer, à Brooklyn dans le quartier juif de Williamsburg, deux équipes d’élèves de Yeshivas, sous couvert d’une partie de base-ball, se livrent un duel idéologique enragé, se soldant par un œil poché et une nouvelle amitié. Cristallisant toutes les contradictions du monde juif, l’attachement profond entre Danny et Reuven, issus de deux communautés opposées, en absorbe bientôt toutes les tensions liées à la découverte de la Shoah. « L’assassinat de six millions de Juifs ne prendrait son sens que le jour où serait créé un État juif. C’est seulement alors que leur sacrifice commencerait à avoir un sens… » Le projet sioniste, ardemment soutenu par le père de Reuven Malter – un éminent savant, pieux et chaleureux, est rejeté catégoriquement par le père hassidique de Danny Saunders – un grand talmudiste ayant conduit sa communauté victime des pogroms en Russie aux États-Unis. Au fil des années, les divergences intellectuelles des parents pèsent sur leur amitié, au départ fondée sur leur complémentarité : Reuven le mathématicien aspirant rabbin et Danny l’étudiant brillant passionné de psychologie. Le père de Reuven, conscient des capacités extraordinaires de Danny, va affûter son esprit critique en lui ouvrant les portes d’un savoir laïc et hérétique. Tourmenté et solitaire, le fils prodige « pris au piège par sa barbe et ses papillotes » est déchiré entre son devoir filial et sa vocation. Aura-t-il le courage de s’émanciper du chemin tout tracé par son père, dont il a hérité la charge de tzaddik ? À travers le conflit moral auquel est confronté l’héritier d’une dynastie rabbinique et les secrets d’une éducation stricte, Chaïm Potok souligne l’antagonisme entre individualisme et judaïsme sectaire ou la douloureuse construction identitaire lorsque que l’on vit en autarcie dans une communauté fermée. Introduction passionnante à la mystique juive, L’élu est un magnifique roman d’amitié se déroulant dans les milieux orthodoxes new-yorkais divisés par l’événement tant attendu par le « peuple élu ».
Ultraorthodoxes, hassidiques, juifs pratiquants…des modèles d’éducation différents
Il n’est pas étonnant que Chaïm Potok ait choisi pour Danny, entre toutes les disciplines qu’offre le spectre de l’enseignement, la psychologie. Plus particulièrement la psychanalyse freudienne. Une clé de lecture de la psyché humaine dont la religion n’offre aucune explication. Par son obéissance à l’autorité paternelle, la soumission avec laquelle il ne remet jamais en question les préceptes inculqués, Danny est le produit d’une éducation stricte par le silence, austère et solitaire. Certainement la même – ultraorthodoxe – que celle reçue par les six générations de rabbins qui l’ont précédé. « Intellectuellement, il est pris au piège. » Sans son don – une mémoire photographique exceptionnelle, et une soif de connaissances inextinguible, Danny n’aurait sans doute jamais quitté le ghetto dans lequel il a grandi. C’est cette quête de savoir douloureuse, réalisée en cachette de son père, qui le poussera à étudier avec avidité, compulsant tous les après-midi à la bibliothèque, loin des sbires de son père, les ouvrages que le père de Reuven, conscient du potentiel de l’adolescent, lui met entre les mains. Le processus est enclenché. Une fois ce chemin pris, Danny ne peut plus reculer. D’autant que son choix de Reuven Saunders pour ami, ce dernier étant son exact opposé, en dit long sur sa volonté de s’émanciper d’un modèle qui en aucun cas ne peut satisfaire sa soif de curiosité. Ainsi, la manière dont les deux garçons sont élevés joue un rôle déterminant dans leur trajectoire. Chaïm Potok montre comment il est facile de façonner un enfant – approche béhavioriste par le conditionnement ; bien que l’ardeur avec laquelle Danny ne dévie pas de la ligne qu’il s’est fixée, sa ténacité à s’extirper de son milieu d’origine, prouvent la puissance des forces qui se jouent en nous. Si Danny est un génie confronté au « fanatisme » de sa famille, Reuven, orphelin de mère, est élevé par un père ouvert d’esprit. Un grand savant dispensant à son fils des cours de Talmud Torah aux méthodes controversées. Cette liberté d’interprétation des textes, son ouverture à l’enseignement laïc permettent à Reuven de développer son esprit critique et de jouir de son libre arbitre.
Alors que le silence règne entre Danny et son père, que ce dernier ne lui adresse la parole que de manière détournée, par l’intermédiaire de son ami Reuven, le mystère s’éclaircit à la fin du roman dans des pages d’une beauté inouïe. Les vertus d’une éducation par le silence tiennent pour Reb Saunders à ce que l’enfant confronté au mutisme des parents se tourne vers son cœur. L’introspection étant un outil qui, à force d’être aiguisé, offre une meilleure perception du monde et des autres. Le danger que perçoit Reb Sanders – à tort et à raisin – chez son fils, par ses aptitudes, son don, la facilité avec laquelle il accumule les connaissances, c’est l’établissement d’une frontière avec les autres. Une distance teintée de mépris, que peuvent être enclin à éprouver certains grands esprits devant des « intelligences moins développées ». En ne flattant, ni n’encourageant pas ce trait chez son fils, le grand rabbin entend lui faire gagner en humilité.
Mon père lui-même ne me parlait jamais, sauf quand nous étudiions ensemble. Il m’enseignait en silence. Il m’enseignait à regarder en moi-même, a trouver mes propres forces, à me retirer en moi-même en compagnie de mon âme. Quand les gens lui demandaient pourquoi l’était silencieux avec son fils, il leur disait qu’il n’aimait pas parler, que les paroles sont cruelles, que les paroles vous jouent des tours, qu’elles déforment ce qu’on a dans le cœur, qu’elles cachant le cœur et que le cœur ne parle que dans le silence. On apprend à connaître la douleur des autres en souffrant soi-même, disait-il, en se tournant vers soi-même, en découvrant sa propre âme. Et il est important de connaître la douleur, disait-il. Cela détruit notre orgueil, notre arrogance, notre indifférence à l’égard des autres. Cela nous rend conscient de notre fragilité et de notre petitesse, et du fait que nous dépendons du Maître de l’Univers.
Un homme naît dans ce monde avec seulement une petite étincelle de bien en lui. Cette étincelle, c’est Dieu, c’est l’âme ; le reste est laideur et mal, une cataracte. L’étincelle doit être préservée comme un trésor, il faut la nourrir, il faut en faire une flamme. Il faut qu’elle apprenne à rechercher d’autres étincelles, elle doit être maîtresse de la carapace. Tout peut devenir carapace, Reuven. Tout. L’indifférence, la paresse, la brutalité ou le génie. Oui, même le génie peut devenir une carapace, et éteindre l’étincelle. […] J’ai besoin d’avoir pour fils un cœur, une âme, je veux pour mon fils de la compassion, de la droiture, de la charité, de la force pour souffrir, c’est cela que j’attends de mon fils, et non un esprit sans âme.
Le sionisme : l’amitié à l’épreuve des conflits idéologiques
Ce qui avait, en fin de compte, brisé notre amitié, ce n’était pas Freud, c’était le sionisme.
Reb Saunders combattait avec passion. […] Ses buts étaient clairs : pas de Foyer National Juif qui n’ait la Torah pour centre, pas de Foyer National Juif avant la venue du Messie. Un Foyer National Juif créé par des Goyims juifs devait être considéré comme corrompu et comme un sacrilège évident contre le nom de Dieu.
Suivant la tradition des juifs hassidiques de Russie, Reb Saunders observe une stricte obéissance aux lois écrites et orales de la Torah. D’où son rejet catégorique de la création d’un état hébreu avant la venue du Messie.
David Malter voit dans le sionisme le dernier et l’unique moyen de donner un sens à l’extermination de millions de juifs dans les chambres à gaz, soit la disparition des 2/3 des Juifs d’Europe et 40% des Juifs du monde. L’horreur absolue. Lorsque les Juifs américains découvrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale par le biais de la presse l’étendue de la Shoah, la question du sens à donner et la manière de reconstruire la communauté décimée se posent. La création d’un état hébreu pour certains s’impose : « certains parlent d’une renaissance religieuse ».
– J’aimerais que tu te reposes un peu, dis-je.
– Ce n’est pas le moment de se reposer, Reuven. Tu as lu dans les journaux ce qui se passe en Palestine ?
[…] Il s’arrêta quelques instants, comme s’il examinait avec soin les mots qu’il comptait prononcer. Puis il poursuivit : « Les êtres humains ne sont pas éternels, Reuven. Nous vivons moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir et fermer un œil, si nous mesurons nos vies à l’échelle de l’humanité. Si bien qu’on peut se demander quelle valeur a une vie humaine. Il y a tant de douleur dans le monde. Qu’est-ce que cela peut bien signifier, de telles souffrances, si nos vies ne sont que le temps d’un clin d’œil ? » Il s’arrêta de nouveau, il avait maintenant les yeux humides, puis reprit : « J’ai appris, il y a longtemps, qu’un clin d’œil en lui-même n’est rien. Mais l’œil qui cligne, ça c’est quelque chose. Le temps d’une vie n’est rien. Mais l’homme qui vit ce temps, il est quelque chose. Il peut remplir de sens ce court espace, si bien que, qualitativement, il est au-delà de toute mesure, quoiqu’il soit insignifiant quantitativement. Est-ce que tu comprends ce que je suis en train de dire ? Un homme doit donner un sens à sa vie. C’est un dur travail de donner un sens à sa vie.
La scission au sein du peuple juif liée à la création d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est incarné dans le conflit entre Reuven et Danny. Tous deux appartenant a des clans ennemis. Chaïm Potok donne vie à cet épisode clé de l’histoire. La complexité des discussions idéologiques, la virulence des échanges, la passion déchaînée, ainsi que les arguments avancés par chaque clan, retranscrivent l’onde de choc enregistrée par la communauté juive new-yorkaise à cette époque. C’est aussi un excellent moyen pour l’auteur – lui-même rabbin – de vulgariser pour le lecteur des considérations théologiques complexes.
Introduction à la mystique juive
Apparu au 17e siècle en Europe de l’Est en réaction aux persécutions subies, le hassidisme est un courant mystique du judaïsme suscitant fascination et répulsion. « La révolution [en Pologne] dura dix ans, et, au cours de ces années, environ sept cents communautés juives furent détruites et cent mille juifs assassinés. » Le rejet de la modernité, les mariages arrangés, les vies toutes tracées, la place de la femme au foyer sans possibilité d’étudier les textes sacrés avec pour unique mission d’enfanter, l’habit traditionnel – pour les hommes : un long caftan et un chapeau ou une toque de fourrure (schtreimel/spodik), des papillotes et une barbe ; pour les femmes jupes longues et perruques, l’emploi du yiddish… contribuent à couper les communautés ultraorthodoxes du reste de la société. Chaque bloc, associé à Williamsburg au cœur de New York à une secte hassidique, fonctionne d’ailleurs en autonomie avec ses propres règles, ses magasins spécifiques, ses écoles juives (yeshivas), son rabbi, sa synagogue. Pendant quinze ans, Danny et Reuven ont vécu à cinq blocs d’écart sans même le savoir. Il aura fallu l’organisation d’une partie de baseball pour les réunir. Les familles de différentes communautés ne se côtoient pas. Le mode de vie hassidique décrit dans les années quarante aux États-Unis semble totalement anachronique, même s’il ne doit pas avoir beaucoup changé depuis… Malgré ses aspects peu attrayants, ces communautés exercent une certaine forme de fascination, propre aux sociétés secrètes. L’étude de la Kabbale, un accès limité, peu de témoignages récoltés, leur confèrent une aura nimbée de mystère. Les ultra-religieux trouvent dans la tradition une pureté, une vérité, des réponses à des questions existentielles que la modernité peine à apporter. L’emploi de la gemetria par le père de Danny, son habileté à jouer avec les nombres – associés à des lettres de l’alphabet, en les additionnant, les soustrayant, pour formuler sa pensée, bien qu’intellectuellement grisant, nous laisse entrevoir l’autre côté du miroir.
Hassidisme vs Individualisme : la difficile construction identitaire au sein des société communautaires
Chaïm Potok dans L’élu soulève la question, à travers le personnage d’un génie à l’étroit dans sa famille, de la place qu’occupe l’individu dans les milieux juifs ultraorthodoxes. Des sociétés extrêmement réglementées où aucune ambition propre n’est tolérée. C’est un dilemme moral très puissant, source de nombreuses névroses, que de se décider à couper avec ses racines pour avancer, et donc prendre le risque d’être rejeté ; ou privilégier la sécurité, en acceptant de céder une partie de sa liberté. C’est précisément là qu’intervient la puissance des liens d’amitié, dans ce qu’ils donnent de courage pour se déterminer, par leur permanence et leur solidité. En plaçant en exergue cette citation, Chaïm Potok introduit le sujet de son roman très clairement ; tout en soulignant, pour qui est étranger au système, l’erreur qui consisterait à porter un jugement trop hâtivement.
Quand une truite qui veut happer une mouche se trouve prise à l’hameçon et s’aperçoit qu’elle ne peut plus nager, elle se met à lutter, et, dans des soubresauts et des tourbillons, il arrive parfois qu’elle parvienne à s’échapper. Souvent, bien entendu, c’est trop difficile et elle n’y parvient pas. De la même manière, l’être humain entre en lutte avec son milieu et contre l’hameçon qui l’a saisi. Parfois, il se rend maître des difficultés qu’il affronte ; parfois elles sont trop fortes pour lui. Le monde ne voit que le combat qu’il mène et, tout naturellement, se méprend sur cette lutte. Il est dur pour un poisson en liberté de comprendre ce qui arrive à celui qui a mordu à l’hameçon.
Karl A. Menninger
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1967. Poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (États-Unis) parJean Bloch-Michel, 384 pages.
Qu'en pensez-vous ?