« Pourquoi dans cette famille passait-on son temps assis autour du brasier de l’amour à ne cesser de mesurer la hauteur des flammes, quelle étrange malédiction se transmettait-on de génération en génération ». Fille de pionniers, Hemda a été élevée dans un Kibboutz par deux idéologues. Un père sévère s’efforçant de lui inculquer des valeurs communautaires et une mère en déplacement courant les financements. L’idéal sociétal pour lequel ses parents ont tout sacrifié ayant échoué, Hemda a déménagé à Jérusalem avec son mari et ses deux enfants. Alors qu’elle est malade et vit ses derniers instants, Avner et Dina se relaient à son chevet, rembobinant le fil de leur vie et de leurs regrets. Un désir tardif d’enfant, auquel Dina s’accroche malgré la folie du projet, espérant retrouver l’amour dont sa mère, dans un mimétisme inconscient, l’a privée. Le naufrage de son mariage, qu’Avner, pourtant avocat spécialisé dans la défense des causes perdues, constate avec amertume. Jeune, inexpérimenté, à l’époque il s’était précipité dans le mariage comme on prend la fuite, voyant en Salomé un moyen d’échapper à une relation maternelle trop fusionnelle. Après avoir décortiqué le délitement du couple et l’explosion de la cellule familiale dans Thèra, la passion adultérine dans Vie amoureuse et la résurgence d’un premier amour dans Douleur, l’autrice israélienne poursuit son exploration de la psyché humaine. Dans Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev ajuste sa focale sur la famille, les motifs sous-jacents de la maternité et les regrets inhérents au passage du temps. Vit-on par procuration à travers ses enfants ? Sont-ils inévitablement une projection maladroite des désirs des parents ? Usant du flux de conscience woolfien pour développer des thèmes freudiens : tels que le poids de l’enfance et la répétition de schémas familiaux, Zeruya Shalev nous plonge dans les pensées tourmentées de personnages complexes et angoissés. Mettant à jour nos peurs et névroses les plus profondes. De l’âme humaine ainsi mise à nu, surgit la seule question qui devrait, au jour le jour, nous guider : à la fin, quand tout aura été dit, que restera-t-il de nos vies ?
Hemda, l’éternelle enfant
[…] mais vie de leur mère n’est-elle pas remplie d’heures divisées en moitiés ou en quarts, de toute façon qui pourrait décrypter l’essence des choses, que s’était-il donc passé pour qu’Hemda, fille de deux grands pionniers, venue au monde dans la première moitié du vingtième siècle, soit si rêveuse, si étrange et étrangère, incapable de s’habituer au kibboutz dans lequel elle était pourtant née et avait grandi, qu’est-ce qui l’avait poussée à épouser leur père, ce garçon solitaire venu d’ailleurs dont l’amour s’était vite transformé en haine et la dépendance en rancœur, mais surtout pourquoi avait-elle été condamnée, elle justement, à illustrer, par sa longévité, ce que l’existence avait d’absurde car, excepté la durée de sa vieillesse, elle avait tout raté, tout vécu à l’envers, une femme qui n’avait pas aimé son mari, une enseignante qui n’avait pas aimé enseigner, une mère qui n’avait pas su élever ses enfants, une conteuse incapable de coucher la moindre histoire sur le papiers.
Comment as-tu osé me modeler en une autre que celle que j’étais puis m’abandonner comme ça, suspendue entre ciel et terre, incapable d’être la fille que tu voulais, incapable de devenir ce que j’aurais dû être.
Dina, la « mal-aimée » entourée de regrets, qui aimerait tout recommencer
[…] quel gâchis, c’est trop tard, mais de quoi parle-t-elle, le sait-elle seulement, trop tard pour tomber amoureux l’un de l’autre, trop tard pour mettre un enfant au monde, trop tard pour changer de vie, cette altération n’était-elle pas dans l’œuf, oh, Amos, si seulement nous pouvions recommencer depuis le début, je ferais tout différemment.
Une mère peut-elle aimer différemment ses enfants ?
La naissance de Dina, son premier enfant, la mort de son père et la résignation du lac s’étaient mêlées dans son esprit et avaient formé un nœud figé et putride qui, à chaque contact, ne fût-ce qu’en pensée, générait de l’effroi. […] et pendant ce temps, dans un berceau de la maison d’enfants, un bébé arrivé avant l’heure suçait goulûment son pouce, une petite fille qui, au lieu d’apporter joie et consolation comme tous les bébés, semblait avoir été frappée de malédiction et ne pouvait espérer que le coup de baguette magique libérateur qui ramènerait sa mère vers le monde des vivants et surtout vers elle. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce coup de baguette magique arriva, deux ans plus tard, sous la forme d’un nouveau bébé, et ce fut lui qui sauva Hemda, l’arracha à ses souffrances et emplit son cœur d’amour, il le fit sans le moindre effort, réussit là où sa grande sœur avait subi un cuisant revers, si bien que ce fut aussi lui qui en récolta les fruits.
Avner, « l’éternel prisonnier » défenseur des faibles et des opprimés
Oui, éternel prisonnier, il s’était attaché à elle trop jeune, comment aurait-il pu imaginer que son premier flirt avec une adolescente pas très grande et aux cheveux coupés court, une histoire principalement guidée par une curiosité juvénile et son besoin affolé de se protéger de sa mère, se refermerait sur lui et deviendrait le piège dans lequel il se débattrait toute sa vie, incapable de s’en échapper, incapable de s’y habituer.
Depuis des années, il se bat contre les institutions les plus puissantes, l’État, l’armée, les services de sécurité, il se bat pour des terres et des indemnisations, des troupeaux et des cabanes en boue, des taudis et des cuvettes de cabinets, oui, parce que c’est là que réside la dignité des malheureux pris entre les feux croisés de forces qui les dépassent […] qui s’occupera de ces tribus en voie de disparition, ces âmes libres du désert, ces Bédouins, fiers nomades qui sont à présent réduits à ramasser les ordures aux abords de nos villes ? Rares sont ceux qui acceptent encore de défendre les faibles, les cerveaux les plus brillants se mettent au service du pouvoir, c’est tellement plus excitant de représenter le gouvernement, les banques, les nantis ! Mais toi, quand tu enfiles ta robe dans la salle d’audience, c’est justement là que tu te sens puissant, en plaidant pour les désarmés et les humiliés face au système capable de les broyer, parfois même tu arrives à gagner, et alors tu ne te sens plus du tout démuni, sauf que ces dernières années tu peux compter tes victoires sur les doigts de la main, il revoit le visage de Soliman marqué par la déception, est-ce lui, Avner, qui a moins de force ou le pays qui s’est musclé ? Qui se bat avec davantage de rage parce qu’il se sent fragilisé justement ?
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 544 pages.
Qu'en pensez-vous ?