L’amour, le vrai, tyrannique et obsédant, est-il suffisamment rare pour justifier qu’on lui sacrifie tout ? Est-il à ce point excluant pour nécessiter que l’on se décharge de ses responsabilités pour s’y consacrer pleinement ? Douleur, c’est le nom auquel Iris enregistre le numéro de l’homme qu’elle a tant aimé et vient par hasard de retrouver. Trente années ont passé depuis qu’Ethan l’a quittée. Mais un premier amour, ça ne s’oublie pas, ni la douleur causée par la rupture, qui tombe comme un couperet. Le revoir ravive chez Iris une blessure enfouie que le temps n’est pas parvenu à cicatriser, et lui rappelle l’état léthargique dans lequel elle a sombré les semaines qui ont suivi la séparation. Ethan venait d’enterrer sa mère et, à l’issue des sept jours de deuil imposés, aveuglé par la douleur, il ne parvenait plus à dissocier la femme qu’il aimait de celle qui était à ses côtés lorsque sa mère les a quittés. Amour et mort avaient fusionné au point que dans son esprit les deux femmes se télescopaient. Iris le renvoyant à la douleur de la perte qui avait fini par le submerger, le contraignant à la sacrifier pour se sauver. Il aura fallu qu’elle devienne mère à son tour pour qu’Iris comprenne cette confusion des sentiments, entre amour passionnel et maternel, soit la difficulté d’aimer tout en assumant ses responsabilités. Iris, qui exulte face à cette deuxième chance qui lui est offerte, voit ses retrouvailles troublées par sa fille aînée dont le comportement devient de plus en plus inquiétant. Comme une punition pour son inattention et sa trahison. Ce même dilemme qu’Ethan n’était pas parvenu à surmonter la rattrape des années après. Sauver sa fille implique de renoncer à son grand amour. Zeruya Shalev met à nu la relation d’exclusion entre maternité et amour, explore la psyché féminine dans toute sa complexité et sonde l’âme humaine avec virtuosité pour rendre compte de la difficulté d’aimer et la violence des sentiments. Outre celle de l’arbitrage, une autre question apparaît en filigrane : celle du degré de culpabilité que l’on est prêt à accepter pour assumer les choix que l’on fait.
[…] elle ferait bien de ne pas laisser le réveil de son ancienne douleur la ramener à lui, de toute façon, jamais il ne pourrait la guérir et elle ne lui permettrait pas de la contaminer de nouveau.
Zeruya Shalev, c’est un rythme lent, délicat, qui suit la maturation des sentiments de la narratrice, Iris. Un rythme à l’image de la progression de sa réflexion, alors qu’elle est partagée entre son rôle de mère et son désir de femme. Une construction non linéaire, fébrile, qui oscille entre avancées et retours en arrière, puisque les choix que nous faisons en situation ne sont jamais aussi radicaux que nous le pensons a posteriori. Mais sont le fruit d’une intense réflexion qui, si elle ne se voit pas, n’existe pas moins. C’est après, quand les choix sont formulés et l’excitation retombée, que l’on s’évertue à trouver un sens logique à nos décisions, qu’on leur attribue une direction.
A posteriori, chaque détail semble décisif, or les choses doivent être examinées dans leur simplicité, en temps réel et non parées des vêtements que le futur leur a cousus […]
Mais sur le moment, Iris ne parvient pas à s’extraire de la situation délicate dans laquelle elle est. Directrice d’école émérite à Jérusalem, elle est parvenue en dix ans à imposer un modèle éducatif progressif. Ironie du sort, elle qui excelle à prendre en charge les élèves en difficulté et à asseoir son autorité, échoue à nouer un dialogue avec sa fille. Alma est fuyante, s’est coupé les cheveux, les a teints en noir, efface dans son aspect toutes traces de féminité.
[…] le problème c’est qu’il ne s’agit pas du renoncement temporaire à la beauté qui l’inquiète mais d’un autre renoncement capté dans son expression, celui de la liberté peut-être ?
Les incursions d’Iris dans sa vie privée renforcent sa méfiance et son agressivité. Alma est sur la défensive. Comme sous emprise. Le timing est mauvais. Iris vient de retrouver son grand amour et souhaite s’accorder une deuxième chance à bientôt cinquante ans. Ou peut-être, est-ce la manière qu’à trouver la vie pour lui rappeler qu’on n’abandonne pas si facilement ses enfants, son mari et le foyer qu’on s’est échiné à créer année après année. Que faut-il en déduire ? Iris est-elle prête à renoncer à l’homme qu’elle a attendu tant d’années ? Ou, éprise de liberté, va-t-elle tout quitter ?
[…] elle fait juste semblant depuis presque trente ans, n’est-il pas temps de cesser ? […] deux possibilités : mordre dans la vie à pleines dents, y planter ses ongles ou, au contraire, baisser les bras. Il n’y a pas de demi-mesure.
Que dire d’autre que ce roman est d’une beauté, d’une finesse psychologique remarquable, que les sujets de la transmission et de la filiation sont admirablement traités. L’action se situe entre Jérusalem et Tel-Aviv. Cadre qui donne une atmosphère particulière au roman. Le calme de Jérusalem contraste avec l’énergie organique de Tel-Aviv. « Douleur » dépasse la vie de cette famille israélienne pour proposer une réflexion universelle sur les liens familiaux et la difficulté de composer quand l’extérieur fait irruption dans nos vies et vient la chambouler.
[…] le paradoxe le plus répandu et le plus révoltant de la vie conjugale, à quoi bon se mettre ensemble si c’est pour s’éloigner au fil du quotidien ?
L’intimité engendre tant de frictions et de vexations, de blessures et de cicatrices, que n’importe que sujet devient rapidement trop sensible et on ne peut plus en parler avec efficacité […]
De la même autrice…
Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 416 pages.
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