« Tu sais ce que c’est, l’amour ? C’est réussir à voir ce que personne d’autre ne peut voir. Et laisser voir ce que tu ne voudrais faire voir à personne d’autre. » Tombée enceinte de l’homme qui l’a violée, Cetta Luminita, 15 ans en 1909, embarque à Naples pour le Nouveau Monde son fils sous le bras, farouchement décidée à lui offrir la vie qu’on lui a volée. Christmas, mèche blonde retombant nonchalamment sur le front et regard insolent, tiré de son enfance dans les ruelles mal famées du Lower East Side, vit avec sa mère prostituée. Loin des quartiers huppés de Manhattan, où Ruth Isaacson occupe un luxueux appartement sur Park Avenue. Les chemins du jeune voyou et de la riche héritière du West End n’auraient jamais dû se croiser si un événement terrible ne les avait rapprochés. Depuis cette nuit où la vie de Ruth s’est arrêtée, un lien puissant les relie. À mi-chemin entre David Copperfield et Les affranchis, Le gang des rêves est une fresque sociale en clair-obscur dépeignant le New-York des années 20, le quotidien des immigrés juifs et italiens, les Noirs ghettoïsés, dans une ville aux mains des parrains du crime organisé, avec pour fil rouge une histoire d’amour impossible entre deux adolescents. Un jeune wop et une riche juive des beaux quartiers. Deux amants que les circonstances de leur rencontre empêchent de s’aimer. Si tous les codes de la success-story américaine et du roman d’apprentissage en font un vrai page-turner, Le gang des rêves gagne résolument en profondeur grâce à Ruth. Un personnage féminin complexe que Luca Di Fulvio accompagne à chaque étape de sa reconstruction, sur le chemin tortueux vers le regain d’estime de soi après une agression. Des bas-fonds de New York, aux studios hollywoodiens, l’auteur italien nous offre une autre version du rêve américain incarné par un gamin effronté et attachant, une petite frappe au cœur tendre et au cerveau bien fait, qui entend écrire sa légende au sein de la pègre new-yorkaise. Tout en gardant à l’esprit la promesse faite à son premier et unique amour, à la jeune fille qu’il a sauvée et dû abandonner, de revenir la chercher.
Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter. « Je te trouverai ! » articula lentement Christmas. Le train siffla. S’ébranla. Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert. « Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.
Roman d’apprentissage, success-story, amour impossible & american dream… si les ingrédients d’un page-turner réussi sont réunis, cela suffit-il, pour autant, à en faire un grand roman ?
Mais un phénomène similaire avait aussi touché les quartiers pauvres de Manhattan et de Brooklyn. Grâce aux récits de Christmas, les gens ordinaires rêvaient d’être des durs, capables de conquérir cette liberté que la société leur refusait dans la réalité et qu’ils n’avaient pas la force de revendiquer. Christmas était devenu leur voix. Grâce à lui, ils rêvaient opportunités et transgressions et se sentaient capables – confortablement installés devant leurs boîtes à lampe – de prendre des risques.
Né au 18e siècle en Allemagne, le Bildungsroman ou « roman de formation » – aussi appelé « roman d’apprentissage » et « roman initiatique » – retrace les épreuves auxquelles est confronté un jeune héros, dont la personnalité se forgera au contact de la vie. L’enthousiasme pour ce type de récits découle certainement du constat que chacun de nous expérimentera cette transition délicate. Le passage de l’enfance à l’âge adulte – l’anglais rendant avec la concision qui lui est propre cette dimension : coming-of-age story, la perte de l’innocence, des illusions, la confrontation avec un monde extérieur violent, sont autant d’étapes par lesquelles chaque lecteur est passé. D’où l’écho personnel qui renforce notre intérêt pour ce type de romans. L’identification se fait naturellement et, à travers le parcours du héros, certaines réponses sont apportées à des questions qui ont pu nous effleurer. La littérature possède des vertus cathartiques, qui expliquent cette avidité à connaître le dénouement : Christmas parviendra-t-il à s’extraire de sa condition d’émigré italien élevé dans les quartiers ouvriers de New York ? La blessure de Ruth cicatrisera-t-elle, offrant aux deux amants la possibilité de s’aimer ? Le lecteur suit avec émotion leur évolution et vibre au rythme des retournements de situation. Ce n’est plus le gamin des bas-quartiers qui se frotte à la mafia, se heurte à un monde sophistiqué qui l’exclût d’office, c’est le lecteur qui vit, respire, souffre de se voir marginalisé. Ainsi, la réussite d’un récit de formation repose sur le pacte que l’auteur scelle avec le lecteur : si les personnages sont suffisamment bien incarnés pour que l’identification se fasse, que le rythme ne s’essouffle pas, que les sujets évoqués résonnent intimement avec notre expérience, alors le lecteur ne pourra lâcher le roman avant le dénouement. Rares sont les auteurs qui le font aussi brillamment que Luca Di Fulvio. Le gang des rêves réunit tous les ingrédients d’un excellent roman d’initiation : un héros de basse extraction doué, charismatique et impertinent, éduquée par une mère prostituée ayant dû s’exiler après avoir été violée, la difficulté de s’intégrer dans un nouveau pays, la rage de vivre, un amour impossible avec une jeune femme d’origine sociale plus élevée, des histoires familiales compliquées, des revers de fortune, une construction faisant évoluer en parallèle les destins de Christmas, Ruth et de l’agresseur de cette dernière, avec en toile de fond la prohibition, la mafia new-yorkaise, l’essor du cinéma hollywoodien, et l’espoir vécu à travers Christmas de se tailler une place au soleil. De transcender ses origines sociales pour s’élever dans la société et vivre le rêve américain. Le fil rouge étant, comme tous bons romans, le combat acharné entre le bien et le mal, qu’une narration bien maîtrisée permet d’apprécier. Si Luca Di Fulvio ne rechigne pas à user de certaines facilités, s’il arrive que les ficelles soient par trop évidentes, le pacte fonctionne jusqu’à la fin. Il reste qu’à la manière de trappes s’ouvrant à l’improviste, les situations douloureuses se dénouent aisément nous conduisant vers un happy end, qui, bien qu’attendu se laisse apprécier. Le gang des rêves est un formidable roman, addictif, émouvant, très cinématographique également. Une fresque famille et sociale que je ne rangerai toutefois pas dans la même catégorie que des monuments du genre, tels que récemment La huitième vie de Nino Haratischwili, Le Chardonneret de Donna Tartt ou encore Les frères K. Le style fluide, le rythme tenu, les personnages incarnés et le souffle romanesque maintiennent le lecteur en haleine, tout en n’évitant pas un traitement superficiel. Il manque cette densité, cette profondeur dans l’exploration des sentiments et de la psyché des personnages, propres aux grands romanciers. Que la complexité du personnage de Ruth permet, pourtant, d’apprécier par moments.
Ruth Isaacson : une enfance volée et une héroïne (tragique) admirablement incarnée
L’ascension de Christmas Luminita est au cœur de l’intrigue. Et si ses talents de conteur, son habileté à jouer avec la vérité, servent son ambition, en lui permettant de gravir les échelons, il est déconcertant de voir avec quelle facilité tout se place correctement. Le roman de formation repose sur le cheminement du héros, sa capacité à relever les défis que lui impose la vie. De ce point de vue, Ruth s’impose pour moi comme l’héroïne du roman. Luca Di Fulvio lui donne davantage d’épaisseur, suit sa reconstruction laborieuse après son agression. Sur plusieurs années, il embrasse un processus long : de l’état de prostration – « cette torpeur lui cachait les horreurs de la nuit et les impudeurs brutales du jour » – consécutif à l’agression : à l’âge de treize ans, Ruth est violée, battue et amputée d’un doigt par un homme dérangé psychologiquement, qui ira dans un accès de démence jusqu’à tuer ses deux parents, à la négation de sa féminité afin de se protéger – le port de gazes serrées écrasant sa poitrine, l’annihilation de toute forme de séduction, les comportements autodestructeurs, l’anesthésie de ses propres désirs, la honte, l’assimilation du sexe à la souillure, de l’amour à la violence, l’illusion de maîtriser la souffrance en maintenant un contrôle étroit sur tous les aspects de sa vie, visant à étouffer les angoisses qui la hantent et qu’un événement banal du quotidien suffit à réveiller. Puis, peu à peu, le dégoût de soi s’estompe. Ruth se forge seule et apprend à dompter ses peurs. Les bruits de l’extérieur, les autres, associés à la violation de son intimité, s’estompent, se patinent.
D’autres fois encore, elle avait l’impression qu’une déflagration terrifiante lui faisait exploser les tympans, tandis qu’il s’agissait simplement de la voix d’un camarade l’invitant à une fête. On aurait dit que le monde entier avait pris des couleurs, des saveurs, des odeurs et des sons qui étaient simplement trop violents pour elle. Elle s’était mise à porter des lunettes noires. Mais les couleurs étaient dans sa tête. La nuit, elle se bouchait les oreilles avec un coussin, mais c’était dans son cœur que les hurlements se nichaient. Elle ne mangeait presque plus, mais les poisons qui envahissaient sa bouche était enfouis en elle. Elle tentait de se tenir à l’écart des choses et des gens, mais le doigt amputé par Bill, semblait lui parler sans cesse de cet enfer à la fois de feu de glace qu’était le monde.
Son travail de photographe indépendante reflète, d’ailleurs, ce besoin de mise à d’instance avec le monde. De l’observer par le biais d’un écran de protection. Dès lors, ce qui lui semblait insurmontable à hauteur d’enfant, reprend sa place dans la frise du temps. En grandissant son regard évolue. Jusqu’à la confrontation finale où la peur change définitivement de camp. En la voyant logée dans les yeux de son agresseur au cours d’une soirée mondaine à Los Angeles, lui, terrorisé à l’idée d’être démasqué, celle-ci se dissout. Délestée de ce qui l’entravait depuis ses treize ans, Ruth se libère, souffle à nouveau, se décrispe et peut reprendre sa vie là où elle s’était arrêtée. Commencer à aimer et être aimée, sans qu’un arrière-goût écœurant ne vienne empoisonner ses sentiments. Grâce à ce personnage féminin, Le gang des rêves gagne en profondeur, en intensité, là où le destin de Christmas m’a paru plus convenu. Luca Di Fulvio réussit à se glisser dans la peau d’une adolescente traumatisée, insufflant une énergie vitale, dont le roman aurait été privé autrement.
Elle était une riche juive du West Side, lui un voyou, un wop, comme on appelait tous les italiens. Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avez séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ces cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance.
Et elle le savait parce qu’elle-même aurait voulu embrasser Christmas. C’était pour cela qu’elle le détestait. Parce qu’elle était différente de tous les autres, parce qu’elle avait neuf doigts et pas dix. Pourtant, elle pensait sans arrêt à Christmas. C’était le seul auprès de qui elle se sentait libre. Et c’était pour cela que, depuis peu, elle essayait de l’éviter ou de garder ses distances. Christmas était un danger. Ruth ne voulait pas être salie. Or, l’amour était sale. Elle qui avait connu tout ce qu’il y avait à connaître sans jamais avoir reçu son premier baiser, elle le savait. Elle le sentait sur ses lèvres et, plus bas, entre ses jambes. Lorsqu’elle était près de Christmas, c’était comme si mille fourmis couraient sous sa peau. Voilà pourquoi elle le détestait. Et voilà pourquoi elle se détestait.
J’ai attendu un signal m’indiquant que tu allais venir me sauver pour la deuxième fois, que nous allions retrouver notre banc et que tu m’aiderais à conjurer la terrible malédiction qui me tient emprisonnée dans cette nuit où une petite fille est devenue vieille sans jamais avoir été une jeune femme.
Et alors, pour la première fois depuis bien longtemps, elle éprouva une espèce de tendresse pour elle-même. Elle versa des larmes qui n’étaient pas de désespoir. Mais d’acceptation. Ruth ne luttait plus contre elle-même.
Elle sentit alors qu’elle était arrivée au bout d’un parcours. Elle sentit, dans les tréfonds les plus cachés de son âme, que le moment était enfin venu de laisser à nouveau s’écouler le temps. Elle comprit qu’elle était restée emprisonnée dans un photogramme et que, dans ce photogramme, elle avait aussi emprisonné Bill, les condamnant ainsi tous deux. Sa vie s’était cristallisée dans une soirée qui avait eu lieu plus de six ans auparavant. « Mais moi, je suis une autre. Et maintenant toi, tu es un autre aussi ! » se dit-elle, stupéfaite, par la simplicité de cette constatation.
Le New York des années 20 : guerre des gangs, immigration & prohibition
Première étape du rêve américain de Cetta Luminita : Ellis Island. Lieu emblématique ayant vu défiler des millions de migrants. Pour payer son passage vers le Nouveau Monde, Cetta offre ses services au capitaine du bateau et voyage clandestinement dans les cales, son bébé dans les bras. Arrivée à destination, c’est une toute autre vie que celle imaginée en Italie qui l’attend. Le quotidien est rythmé par son travail dans une maison de passes en journée, et de nuits passées dans un appartement étriqué à l’autre bout de la ville, en sous-sol, partagé avec un vieux couple d’immigrés. Le Lower East Side n’a pas encore connu la gentrification et les immigrés irlandais, italiens, juifs, les Noirs, les voyous, les gangsters, les prostituées, les petits commerçants victimes du racket et les gamins en haillons, la mine sombre, les traits tirés et le visage émacié par la faim se disputent la rue. Luca Di Fulvio retranscrit l’énergie d’une ville en ébullition. L’effervescence née du brassage des cultures, de la mixité cultuelle et sociale. Les effluves de pâtes à la sauce tomate, d’ail finement émincé, de viandes mijotées et d’épices suffisant à augurer de la nationalité des occupants. Par ailleurs, l’époque de la prohibition offre de nouvelles perspectives au crime organisé. La mafia tire avantage des restrictions en solidifiant son réseau de bars clandestins, en prenant en main l’acheminement de l’alcool, s’enrichissant considérablement. Christmas baigne dans cet univers depuis petit, côtoie les parrains de la pègre, connaît les codes et en joue. Gangrenée par la corruption, New York apparaît comme une ville sombre, écrasée par la fumée des bouches d’aération, les odeurs de nourriture et de corps, la promiscuité dans les quartiers défavorisés renforçant l’impression d’étouffement ; quand Hollywood ressemble à un décor en carton pâte, dépouillé de sa magie une fois les moteurs coupés. Entre ces deux villes, Christmas et Ruth, qui se sont aimés enfants sur un banc de Central Park, puis se sont perdus, se construisent chacun de leur côté, avant de se retrouver, peut-être, dans la ville qui ne dort jamais.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2008. Grand format chez Slatskine & Cie, poche aux Éditions Pocket, traduit de l’italien par Elsa Damien, 864 pages.
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