À l’âge de douze ans, j’avais une notion de la signification de la vie qu’aucune éducation ne pourrait jamais changer, et la conviction qu’on ne la saisissait qu’à force de lutter pour arracher un sens à des souffrances insensées.
Récit autobiographique culte, Black Boy sonde les relations interraciales dans le Sud ségrégationniste des États-Unis et la construction de l’identité noire. L’un des premiers témoignages écrit par un afro-américain sur son quotidien : entre pauvreté et exclusion, émaillé de morts soudaines, de lynchages, d’humiliations domestiques, de départs précipités… où la « menace qui émanait des Blancs invisibles » crée un climat anxiogène. Cet état de tension permanent finit par se transférer au sein des foyers noirs. Régulièrement corrigé à coups de fouet, ballotté du Tennessee, au Mississippi, en passant par l’Arkansas, élevé dans une famille bigote adventiste du septième jour, petit-fils d’esclave ayant combattu pendant la Guerre de Sécession, fils d’un père alcoolique ayant quitté le foyer et d’une mère victime d’un AVC, Richard Wright retranscrit à partir de son expérience de vie chaotique de ses 6 à ses 19 ans les mécanismes du conditionnement et d’autodéfense qui se développe automatiquement. Comment le racisme, la haine de l’autre se forgent et la violence se transmet. Et comment les épreuves subies, la colère refoulée, l’obséquiosité et la docilité la nourrissent. L’isolement de Richard Wright est double : considéré comme un sous-homme par les Blancs, il est rejeté par les Noirs pour avoir refusé de « jouer son rôle social traditionnel » : « il m’était impossible de faire de la servilité une partie machinale de mon comportement » et avoir osé briser le tabou ultime de la race. Tiraillé par la faim – physique, émotionnelle et intellectuelle, Richard Wright trouve heureusement dans la littérature, et plus tard l’écriture, un terrain de contestation. Cette chronique d’un enfant esseulé devenu un homme révolté face à l’inertie des siens, prouve que la place que l’on occupe dans la société est le fruit d’une construction à un instant précis de l’Histoire d’un pays, qu’il est toujours audacieux de questionner.
À l’âge de douze ans, j’avais à l’égard de l’existence une attitude définitivement fixée, attitude qui devait me faire rechercher ces régions de la vie susceptibles de la confirmer et de l’affermir en moi, qui devait me rendre sceptique à l’égard de toute chose tout en m’intéressant passionnément à tout, tolérante et cependant critique. La mentalité que je m’étais faite me permettait de sonder profondément toutes les souffrances, m’attirait vers ceux dont les sentiments étaient semblables aux miens, me faisait rester assis des heures à écouter d’autres me raconter leur vie, me rendait étrangement tendre et cruel, violent et pacifique. Elle me donna la volonté d’aller froidement jusqu’au fond de toute question, de l’étaler au grand jour et d’en dégager la souffrance que j’étais certain qu’elle révélait. Elle me donna la passion de fouiner dans la psychologie, dans le roman et l’art réalistes et naturalistes, de plonger dans ces tourbillons de la politique qui avaient le pouvoir de se réclamer de la totalité des âmes humaines. Elle aiguillait mon loyalisme vers le parti des révoltés ; elle me fit aimer les conversations où l’on cherchait des réponses à des questions qui ne pouvaient être d’aucun secours à personne, susceptibles seulement d’entretenir en moi cette sensation d’étonnement et de crainte que j’éprouvais devant le drame de la sensibilité humaine qui se cache derrière le drame superficiel de l’existence.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1945. Poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel, 448 pages.
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