Toutes les Publications De Books'nJoy

{Pal de tour du monde} : Cambodge, Thaïlande, Népal, Indonésie 🌏 #2

Après avoir lu exclusivement de la science-fiction en Nouvelle-Zélande, j’ai opté pour une pile de livres à lire immersive. Composée essentiellement de lectures asiatiques : des valeurs sûres (ou pas 😅), des jolis pavés – histoire de les faire durer, et la présence d’un auteur islandais. Réceptionnés au Cambodge, grâce à Lireka, ces cinq livres vont m’accompagner au Cambodge, en Thaïlande, au Népal et en Indonésie. Retrouvez mes avis de lecture ci-dessous.


🎏 1Q84 d’Haruki Murakami

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Poursuivre l’œuvre hypnotique et onirique de l’immense romancier japonais – un jour nobelisé ? – qui imagine dans un Tokyo parallèle l’histoire d’amour entre Tengo et Aomamé. Tous deux liés par un indéfectible secret. Cette célèbre trilogie est considérée comme le chef-d’œuvre de Murakami, une plongée dans un univers romanesque envoûtant, où réalisme et magie se côtoient à travers une construction labyrinthique révélant toute la puissance de l’imagination du romancier.[Lire la chronique]


🏯Le pavillon d’or de Mishima


À partir d’un fait divers : l’incendie du Pavillon d’or de Kyoto par un jeune moine bouddhiste en 1950, Yukio Mishima fait du culte du beau l’intrigue maîtresse de son roman.

⇒ Mon avis : ABANDON

S’il y a un livre de cette sélection que je ne pensais pas abandonner, c’est bien celui-ci ! Après avoir eu un énorme coup de cœur pour Neige de printemps – premier tome de La Mer de la fertilité, j’étais confiante à l’idée de savourer Le pavillon d’or en Asie. Et quelle déception ! Le profil psychologique du héros, sa folie, m’a bloquée. M’empêchant de développer de l’empathie pour lui et de ressentir de l’intérêt pour son obsession pour la beauté. Agacée, je l’ai lâchement abandonné au Népal (destination que j’ai détestée, faisant ainsi une pierre deux coups 😝).


🇨🇳 Les cygnes sauvages de Jung Chang

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Autobiographie et saga familiale au cœur de la révolution culturelle chinoise, une histoire d’émancipation féminine sur trois générations inspirée par la vie des femmes de sa famille.[Lire la chronique]


🇻🇳 Terre des oublis de Duong Thu Huong


Un huis clos amoureux abordant les ravages de la guerre du Vietnam à travers le destin d’une femme contrainte de retourner auprès de son premier époux, revenu du front, et de quitter l’homme qu’elle avait épousé. Dissidente politique, l’autrice vietnamienne la plus connue au monde a, elle-même, rompu son mariage et quitté le Parti communiste au prix de l’exil et de la censure.

⇒ Mon avis : ABANDON

Échec cuisant avec ce roman que l’on m’avait vendu comme poignant. Une histoire d’amour sublime sous la forme d’une triangle amoureux tragique. L’héroïne m’a profondément agacée. Son dilemme amoureux m’a laissée de marbre. L’éloignement culturel y est peut-être pour quelque chose. Quoiqu’il en soit, je suis complètement passée à côté de ce roman et ne compte pas réitérer l’expérience 👋


🇮🇸 Ton absence n’est que ténèbres de Jón Kalman Stefánsson 

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« Même en plein soleil nous abritons en nous des vallées de ténèbres. Est-ce le prix à payer pour être humain ? » Si la noirceur et la lumière sont intimement liées au cœur de l’âme humaine, l’auteur islandais excelle à en restituer toute la complexité. Cette citation suffit à en attester.[Lire la chronique]


Bilan

💞 [Coup de foudre littéraire] : Ton absence n’est que ténèbres de Jón Kalman 

⇒ Article : Pourquoi (il faut) lire Jón Kalman Stefánsson ?

👍 Les cygnes sauvages de Jung Chang

⇒ Fresque historique ultra documentée, cette autobiographie est aussi une formidable saga familiale embrassant un siècle d’émancipation féminine. Plongez dans les dérives idéologiques, la corruption et le culte de la personnalité de la Chine maoïste par le biais d’un document édifiant faisant s’entrelacer la petite et la grande Histoire !

 🤷🏻‍♀️ [Avis mitigé] : 1Q84 d’Haruki Murakami

⇒ L’immense romancier japonais, adulé dans son pays, m’aurait-il déçue ? Il se pourrait bien que oui… Satire caustique des milieux littéraires, histoire d’amour, roman féministe radical – incarné par une tueuse de haut vol supprimant les hommes violents, critique du système judiciaire japonais, de son impunité, d’une société patriarcale où le machisme est profondément enraciné, 1Q84 est une œuvre riche et mystérieuse, qui m’a toutefois laissé un arrière-goût mitigé. La puissance imaginative étant gâchée par la sexualisation systématique des personnages féminins, notamment l’obsession du romancier pour leurs seins. Le ton libidineux achevant de rendre malaisant un roman par ailleurs captivant.

😤 Le pavillon d’or de Mishima 

⇒ Voir plus haut les raisons de mon abandon. Néanmoins, je vous conseille vivement la lecture de Neige de printemps.

👎Terre des oublis de Duong Thu Huong

⇒ Voir plus haut les raisons de mon abandon.

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L’élimination, Rithy Panh : au cœur de l’idéologie radicale des Khmers rouges

« Qu’ont-ils fait de leurs idées pures ? Un pur crime. » Fondé sur une « idéocratie » où l’homme n’est rien, le génocide cambodgien a été perpétué de 1975 à 1979 par un petit groupe d’intellectuels khmers marxistes. De leurs années universitaires à Paris, où leur a été inculquée l’utopie rousseauiste du « Bon Sauvage » sous un angle égalitariste, a germé l’image idéalisée du paysan cambodgien travaillant la terre comme ses ancêtres cent ans auparavant. Pour que la révolution soit totale, la purification doit être radicale. Une véritable saignée à blanc. Se matérialisant concrètement par des coupes systématiques dans la population. Le « nouveau peuple » est déplacé vers les zones rurales, Phnom Penh vidée. Le choix de la terminologie de l’idéologie d’une extrême neutralité (l’Angkar signifiant organisation) reflète cette quête de pureté. Quand Rithy Panh demande à Duch – le directeur du centre de torture S21 – de retenir un des slogans du régime, son choix atteste du peu de valeur accordé à l’être humain : « À te garder, on ne gagne rien. À t’éliminer, on ne perd rien. » Rescapé à l’âge de 17 ans, Rithy Panh témoigne de l’enfer 35 ans après : « je ne connais pas d’exemples, dans l’histoire, d’une telle emprise, presque abstraite à force d’être absolue. […] Dans ce monde, je ne suis plus un individu. Je n’ai qu’un devoir : me dissoudre dans l’organisation. » Son récit formé d’un patchwork de réflexions, de souvenirs d’enfance de son calvaire à trimer dans les rizières, d’extraits de son travail documentaire, est un témoignage édifiant sur le processus de déshumanisation. Intellectuelle dans sa forme primitive, la révolution mise en pratique devient technique, administrative. « Le ressort de la « démocratie pure » : c’est la destruction. Aussi la démocratie pure n’existe-t-elle pas : elle est l’absence d’homme. Une formule mathématique appliquée à l’histoire. » Décousu, à l’image des souvenirs qui viennent le hanter, L’Élimination est un document qui doit être lu, puisque y est révélée la forme la plus aboutie de l’idéologie : l’élimination totale, qui confine à la haine de soi. La fin programmée de l’objet à reformater.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2012. Grand format aux Éditions Grasset, poche au Livre de Poche, 264 pages.

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La paix avec les morts, Rithy Panh & Christophe Bataille : le témoignage d’un rescapé du génocide cambodgien perpétré par les Khmers rouges

« Il faudrait s’arrêter à chaque image ; non pour s’en repaître ; non pour y échapper. Il y a tant de messages, tant de vitesse, tant d’ailleurs possibles. Je cherche un point fixe : une façon d’observer le monde qui n’esquive rien. » Voir la réalité, embrasser d’un regard toute sa complexité, figer l’expression d’un bourreau ; et pour cela, face caméra faire répéter aux génocidaires la gestuelle mortuaire dix fois, mille fois, jusqu’à ce que le geste précis soit reproduit ; vaincre les effets du temps qui érode les faits, débusquer la vérité dans un détail : la bouche tordue d’un homme confronté aux fantômes de son passé, une dent déterrée ou un bout de tissu retrouvé, contrer la négation par la répétition, l’approximation par un travail de documentation, telle est l’ambition de Rithy Panh. « Le seul projet, c’est la connaissance du crime. » Quarante ans après l’instauration du Kampuchéa démocratique, Rithy Panh entrelace son histoire personnelle à celle de son pays et entame un pèlerinage sur les lieux où a été massacrée sa famille. Arpentant les rizières, interrogeant les femmes-devins et les derniers témoins, l’adolescent, qui a échappé aux Khmers rouges en s’abritant sous un jeune banian, cherche les tombes, dialogue avec les morts, traque la vérité pour offrir une sépulture et une forme de paix aux âmes égarées. « La documentation du crime de masse passe par la connaissance de l’idéologie ; mais aussi par les aspects pratiques et quotidiens de torture et de mort. » Rithy Panh aura consacré sa vie à ce travail de mémoire, se heurtant à l’impossibilité de pénétrer à l’intérieur d’un esprit emporté par l’idéologie. La folie meurtrière qui a suivi la tentative d’instauration d’un système égalitaire reposant sur une utopie agraire, restera à jamais étrangère à qui ne l’a partagée. Reste l’écriture et les vertus de la répétition pour contrer l’abstraction d’une idée pure dénaturée : « lutter contre le mal par la répétition. Se tenir dans une position juste, sans doute fragile, jamais naïve. […] Se faire l’historien de sa propre histoire. Mener le combat de la connaissance. Chercher la forme, les mots ou les images. Telle est ma ligne. »


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Grasset, poche au Livre de poche, 160 pages.

 

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Les livres de la Terre fracturée. La Cinquième Saison (t.1), N. K. Jemisin : vengeance et tremblements {Prix Hugo du meilleur roman 2016, 2017, 2018}

« À ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n’importe qui d’autre obtient d’office. » Premier volet d’un triptyque dystopique écologique dont chaque volume a été récompensé par le prix Hugo – la plus prestigieuse distinction remise à une œuvre de science-fiction, La Cinquième Saison est un excellent tome d’introduction. La construction astucieuse embrasse le destin de trois femmes orogènes évoluant dans un décor post-apocalyptique. Dotées d’une sensibilité aux mouvements sismiques, leur don se révèle précieux dans un monde perpétuellement au bord de l’effondrement. En plongeant sous Terre, elles en captent les mouvements et peuvent en maîtriser les tremblements. En cela, les orogènes sont la condition de la survie de la civilisation. Essun est mère, partie sur la route chercher sa fille que son mari a kidnappée après avoir tué son fils de trois ans. Syénite – élément prometteur du Fulcrum, voit son monde basculer lorsqu’au cours d’une mission, elle réalise qu’elle n’est qu’un pion au service d’un système esclavagiste. Adolescente dont les facultés viennent de se révéler, Damaya intègre une académie où on lui enseigne dans une atmosphère inquiétante à maîtriser son orogènie. Dans ce cycle romanesque ambitieux, N. K. Jemisin s’emploie à décrire les fondations d’une société coercitive, notre degré de soumission à l’autorité, l’inertie, l’acceptation des conditions de sa propre soumission, ainsi que les dynamiques communautaires permettant de s’en extraire. Alors que leur pouvoir devrait en faire des citoyens vénérés, les orogènes acceptent leur condition d’objets, d’armes, dont la menace potentielle justifie qu’ils soient surveillés. La ségrégation raciale, la destruction de notre écosystème, les relations de domination, sont autant de sujets dont l’autrice féministe afro-américaine engagée multi-récompensée s’est brillamment emparé. À la fois histoire de vengeance – celle d’une planète dévastée « prête à tout pour détruire la vie qui infeste sa surface autrefois immaculée » – Les livres de la Terre fracturée est aussi un puissant récit d’émancipation – les orogènes étant appelés à se révolter pour gagner leur liberté.


N. K. Jemisin : la première autrice de l’histoire à recevoir trois années consécutives le prestigieux prix Hugo du meilleur roman

Le prix Hugo du meilleur roman (Hugo Award for Best Novel) est la plus prestigieuse distinction littéraire récompensant un ouvrage de science-fiction. Créé en 1953, le prix est remis chaque année. L’autrice afro-américaine l’a reçu coup sur coup en 2016, 2017 et 2018 pour chacun des tomes des Livres de la Terre fracturée. Consécration qui invite à se pencher sur les raisons d’un tel succès.


Orogénie & géologie : un word-building exigeant et immersif

Commençons par la fin du monde – pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant. […] La fin commence dans une cité – la plus ancienne, la plus grande, la plus magnifique cité vivante du monde : Lumen, qui fut le cœur d’un empire. Lumen est toujours le cœur de bien des choses, quoique l’empire ait dépéri passé son épanouissement, ainsi que font les empires.

Depuis petite, N. K. Jemisin éprouve une fascination particulière pour les volcans. Mais c’est en participant à un atelier organisé par la NASA, que prend forme dans son esprit le world-building de ses romans. Les groupes de discussion auxquels elle participe portent – comme elle le confie dans une interview au micro de la BBC – sur des aspects techniques relatifs a la géologie. Des sujets très précis, qu’elle confesse avoir oubliés depuis. Forte des connaissances glanées et d’une excursion en hélicoptère au-dessus d’un volcan actif à Hawaï, l’autrice commence à élaborer ce qui deviendra le cadre de son triptyque dystopique : un univers post-apocalyptique instable ; le Fixe : un continent soumis à des éruptions volcaniques et des tremblements de terre permanents. « Le Fixe a eu d’autres noms. Il a été jadis plusieurs masses terrestres distinctes, il est à présent vaste continent sans solution de continuité, mais un jour, à l’avenir, il sera une fois de plus divisé. » Les plaques tectoniques s’entrechoquant constamment, les installations humaines demeurent précaires. En privant les humains de sécurité, en les contraignent à s’adapter, le Père Terre en colère se venge de ce que ses habitants lui ont fait. Dans ce monde sur le fil du rasoir, le pouvoir orogénique représente un atout. Les orogènes puisent dans ce qui les entoure, gelant tout ce qui vit à proximité, l’énergie nécessaire pour s’enfoncer dans la Terre et apaiser ou provoquer – en fonction des intentions exprimées – les secousses sismiques. Au moyen de leurs valupinae – sortes de capteurs sensoriels, ils manipulent les lignes de faille, les déplacent. Conscient du danger que peuvent représenter les orogènes, le Fulcrum a pour mission, sous la supervision des gardiens, de les entraîner à contrôler leur pouvoir. À l’aiguiser et l’ajuster pour être le plus précis possible. Circonscrire leur force de frappe pour éviter que sous le coup d’un emportement non maîtrisé, un orogène ne soit à l’origine d’une nouvelle saison. Leur impulsivité faisant des « gêneurs » – qualificatif peu flatteur qui leur est attribué, eux qui selon les textes officiels ne bénéficient même pas du statut d’être humain (d’après la Déclaration sur les droits des malades de l’orogénie) – une menace potentielle pour la société. L’organisation modèle les élèves les plus performants – la hiérarchie sociale dans la cité de Lumen étant fonction du nombre d’anneaux ornant leurs doigts – en des armes aiguisées dont les services sont chèrement vendus aux plus offrants. Pour assurer la pérennité des orogènes les plus doués – à l’instar des croisements visant à garantir la pureté d’une race, le pouvoir administratif les contraint à avoir des relations sexuelles entre citoyens les plus performants. Les éléments les plus faibles étant éliminés. « Je suis maintenant ton Gardien. Il est de mon devoir de m’assurer que tu restes utile et ne deviennes jamais nuisible. » Ainsi, la prometteuse Syénite, possédant quatre anneaux, partage la couche de son nouveau mentor : Asphalte – un dix-anneaux, avec qui chaque soir elle est contrainte de s’accoupler. Au contact de cet homme marqué, la jeune femme va peu à peu prendre conscience de la docilité avec laquelle elle se plie au règlement – uniforme noir et chignon resserré ne laissant pas une mèche dépasser – et de son asservissement à un système lui ayant retiré toute liberté de mouvement. Leur relation gagnera en profondeur, passant de l’inimitié à la complicité, au fil du temps, différant de la relation typique du maître-élève – le premier dispensant de manière unilatérale l’enseignement qui permettra à son élève de s’élever – pour embrasser une forme plus complexe. Et donc plus intéressante. Loin de la représentation masculine de l’homme fort, puissant, se maîtrisant parfaitement, Asphalte est un être fragilisé, en proie à des tourments profonds. Il est vulnérable, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement doué. En cela, N. K. Jemisin ne joue pas la carte de la facilité en brossant des personnages manichéens. Leur densité née de son observation attentive de la société. Son œil y puisant la matière de personnages aux portraits psychologiques fouillés.

Ils nous tuent parce que la lithomnésie leur dit et leur répète qu’on est mauvais de naissance…qu’on est des monstres au service du Père Terre et qu’on est tout juste humains.

L’orogénie est une curieuse équation. Extrayez le mouvement, la chaleur et la vie de votre environnement, amplifiez-les par un procédé indéfinissable de concentration, de catalyse ou de hasard plus ou moins prévisible, tirez et éloignez de la terre le mouvement, la chaleur et la mort. Énergie entrante, énergie sortante. Empêcher de sortir celle qui était entrée – ne pas transformer la nappe aquifère de la vallée en geyser, ne pas réduire la roche en éboulis – a exigé de vous un effort tel que vous en avez mal aux dents et derrière les yeux. Vous êtes une arme censée déplacer les montagnes.

C’est un instinct. L’orogénie. Elle naît de la nécessité de survivre au danger.


Polyamour & sexualité fluide : la fin de l’hétéronormativité en science-fiction ?

Becky Chambers, Ursula K. Le Guin, Octavia E. Butler, N. K. Jemisin et nombre d’autres autrices de SF ont ceci en commun, que les auteurs masculins semblent peu enclin à explorer, d’embrasser les différents types de sexualité. Les auteurs de science-fiction ont une nette tendance à se limiter à une vision hétéronormée : un couple formé par un homme et une femme. Une représentation limitée de la réalité. Et assez pauvre in fine. Alors que sous la plume de ces autrices féministes, le genre disparaît, au profit d’une sexualité fluide, respectueuse, se vivant avec le consentement des participants. N. K. Jemisin prouve qu’il existe de multiple façons de s’aimer en introduisant avec subtilité ces sujets dans son roman. Comme la dynamique du trouple. Je ne m’explique pas les raisons pour lesquelles les hommes s’arrêtent à un type de représentation, plus que les femmes, dans ce genre littéraire. La littérature de l’imaginaire permettant justement de s’affranchir de certains codes sociaux, de ne plus coller systématiquement à la réalité pour proposer des modèles alternatifs. Néanmoins, c’est un constat qui saute aux yeux quand on prend en compte la notion de genre dans le traitement de la sexualité.


Dystopie écologique : la Terre se venge de ses habitants

Il y eut une époque, avant les Saisons, où la vie et son Père Terre prospéraient également. (La vie avait aussi une Mère. Il Lui arriva quelque chose de terrible.) Notre Père Terre savait qu’il aurait besoin d’une vie intelligente, aussi utilisa-t-Il les Saisons pour nous façonner à partir des animaux : des mains habiles capables de fabriquer des choses, des esprits habiles capables de résoudre les problèmes, des langues habiles capables de créer la collaboration, des valupinae habiles capables de nous prévenir en cas de danger. L’humanité devint ce dont le Père Terre avait besoin, puis elle se retourna contre Lui. Il nous voue depuis une haine incandescente.

La Terre ne serait-elle pas la véritable héroïne du roman ? Tsunamis, éruptions volcaniques, séismes, incendies, brumes toxiques…les cataclysmes se succèdent faisant de notre planète abîmée un personnage à part entière dont on suit les tressaillements. N. K. Jemisin imagine un scénario catastrophe. Une sorte de projection cauchemardesque de notre planète si l’être humain continue sur sa lancée. Si le propos est alarmant, c’est davantage le mystère qui plane autour des causes du déclin de notre civilisation, qui tient en haleine. Que s’est-il passé exactement ? N. K. Jemisin distille des éléments de réponse, sans jamais trop s’avancer. Laissant au lecteur l’envie se procurer les deux tomes suivants pour élucider cette question en suspens.


Une construction éblouissante & un récit d’émancipation puissant mêlant trois voix feminines se rejoignant

En imbriquant trois voix distinctes – bien qu’une s’exprimant à la deuxième personne du singulier nous laisse entrevoir une différence de traitement, N. K. Jemisin embrasse le destin d’une orogène à trois stades différents de sa vie. Et c’est cette construction, qui ne se révèle qu’à la toute fin du roman, quand le lecteur comprend que Damaya, Essun et Syénite ne sont qu’une seule et même personne, qui permet d’appréhender l’évolution complète du personnage féminin. Le processus allant de Damaya enfant, « sauvée » par un gardien de la grange glaciale de ses parents, devenue une étudiante assidue, un grain de poussière sérieux, curieux, quoique trop soucieux pour s’affranchir du règlement, à Syénite jeune femme révoltée ouvrant les yeux et touchant du doigt une liberté dont on l’avait trop longtemps privée, à Essun mère à qui l’ont a retiré ses enfants. Passer par trois temps de narration est un moyen pour l’autrice d’explorer une personnalité évolutive, en mouvement, non figée dans le temps.


Mon appréciation : 4,5/5

 

PRIX HUGO 2016

Date de parution : 2015. Poche aux Éditions J’ai Lu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michelle Charrier, 576 pages.

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La Parabole du Semeur, Octavia E. Butler : une dystopie survivaliste menée par une héroïne hyperempathique

« J’ai enfin trouvé un titre pour les versets de Semence de la Terre : Le Livres des vivants. […] J’essaie seulement d’écrire la vérité. Je ne tiens pas à être originale et créative. La clarté et la vérité me suffisent amplement, si toutefois je parviens à les exprimer. […] je me débrouillerai pour diffuser ma croyance auprès de ceux qui voudront m’écouter.
Je sèmerai. »
Dans un futur proche, une adolescente de 15 ans atteinte d’un syndrome d’hyperempathie – lié à la consommation par sa mère toxico de Paracetco, s’en va prêcher la bonne parole sur les routes de Californie ravagées par les incendies. Malgré le contexte d’insécurité permanent, qui aggrave sa porosité à la douleur d’autrui, l’hypersensibilité de Lauren Olamina se révèle un atout quand il s’agit d’absorber le monde dans lequel elle vit. De l’observer avec acuité, en vue d’établir une communauté selon les préceptes qu’elle a édictés. Ainsi, alors que les pénuries d’eau et d’énergie s’accentuent, que l’esclavage ressurgit, que la circulation d’armes à feu attisent les tensions, que se multiplient les privatisations, que les violences interraciales explosent, que les gens forment des milices armées et se barricadent dans des quartiers hautement sécurisés, Lauren pose sur le papier les préceptes d’une croyance pragmatique reposant sur la solidarité et la responsabilité de l’individu envers la collectivité. Une nouvelle religion ayant pour vocation d’éviter à l’humanité l’extinction. À la manière d’aphorismes, les versets de Semence de la Terre énoncent des vérités fondamentales : la réalité ; puisque Dieu est, tout simplement. Ni moralisateur, ni démiurge tout-puissant, le Dieu de Lauren est changement, le monde en mouvement. Visionnaire et anxiogène dans sa retranscription du déclin de notre civilisation, La Parabole du Semeur est une dystopie survivaliste magnifiquement portée par une jeune prédicatrice itinérante dispensant son enseignement. Grande dame de la science-fiction, Octavia E. Butler excelle dans cette littérature d’anticipation qui transcende les dérives de l’humanité grâce à la foi intacte qu’à l’autrice en sa capacité à se réinventer.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1993. Aux Éditions Au Diable Vauvert, traduit de l’anglais (États-Unis) par Philippe Rouard, 368 pages.


Idées de lecture…

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Replay, Ken Grimwood : Que changeriez-vous si vous pouviez voyager dans le temps et revivre vos 18 ans ?

« Il vivait ; c’était ce qui comptait. Et il vivait intensément. […] Il n’existait que cette fois, cet unique temps bien défini dont Jeff ne pouvait connaître ni la direction ni l’aboutissement. Il n’en gaspillerait pas un seul instant. N’en tiendrait pas un seul instant pour acquis. […] Sa vie dépendait de lui, et de lui seul. Les possibilités étaient infinies et il le savait. » 1988, New York. À 43 ans, Jeff s’effondre sur son bureau terrassé par une crise cardiaque. À son réveil, en 1963, dans sa chambre sur le campus de l’université d’Atlanta, Jeff a de nouveau 18 ans. Les 25 dernières années, et ce qu’elles ont compté d’échecs : un mariage raté, le goût amer d’une carrière à l’arrêt, se sont envolés. La promesse de tout recommencer différemment, riche des enseignements tirés de sa précédente vie, s’offre à lui. Puisque Jeff n’a rien oublié des compromis médiocres auxquels il a consenti, faute d’avoir pris le risque de vivre pleinement. Que fera-t-il de cette chance d’impulser une nouvelle direction à sa vie ? Avec à l’esprit que chaque choix fait individuellement implique une concession d’un autre côté et pour la collectivité un autre agencement de la réalité. Plus que tout, cette question lancinante, que nous nous sommes tous au moins une fois posée, ne cessera de le hanter : quelle est la meilleure manière de vivre sa vie ? À travers l’acharnement vain de Jeff à comprendre le voyage solitaire dans le temps auquel il est condamné, Ken Grimwood nous invite dans ce roman d’anticipation brillant à prendre conscience de la valeur du temps vécu et du nombre infini de possibilités à explorer dans une vie. Construit sur une variation du Mythe de Sisyphe, Replay explore – en rejouant différents moments de vies compris dans une boucle spatio-temporelle de 25 ans – des interrogations existentielles : l’absurdité de la vie, la peur de passer à côté et la nécessité de chercher des réponses à jamais en suspens au lieu de se laisser porter vers une direction inconnue en gardant à l’esprit que seul un temps limité nous est octroyé. Écrit en 1988, ce livre culte se dévore tout en véhiculant un message qui infuse dans le temps.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Points, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise et Guy Casaril, 432 pages.

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{Pal de tour du monde} : Nouvelle-Zélande 🌏 #1

1er janvier 2023. Arrivée en Nouvelle-Zélande 🇳🇿 Première étape de mon tour du monde, que je commence sur des chapeaux de roues avec une fine sélection de romans de science-fiction, histoire de me dépayser complètement. Ce choix  s’inscrit dans une volonté de couper avec une littérature ancrée dans le réel. Prendre le large en vrai et en litté 😉 mais pas que…

Isaac Asimov, Frank Herbert, Alain Damasio, Liu Cixin, René Barjavel, H.G. Wells, George Orwell, Philip K. Dick, Hugh Howey, Aldous Huxley…sont considérés comme les maîtres de la science-fiction. Sauf rares exceptions, la SF pure et dure est un genre masculin mettant en scène des hommes, dans un monde d’hommes, racontés par…des hommes. Longtemps invisibilisées, les femmes s’y sont pourtant distinguées en élargissant le champ des thématiques abordées. Ce sont leurs univers que je vous propose d’explorer à travers des œuvres cultes souvent occultées.


☄️ Les livres de la Terre fracturée. La Cinquième Saison (t.1) de N. K. Jemisin 

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La ségrégation raciale, la destruction de notre écosystème, les relations de domination, sont autant de sujets dont l’autrice féministe afro-américaine engagée multi-récompensée s’est brillamment emparé. À la fois histoire de vengeance – celle d’une planète dévastée « prête à tout…[Lire la suite]

⇒ 🌋 Zoom sur l’autrice : N. K. Jemisin a remporté trois années consécutives le Prix Hugo du meilleur roman – la plus haute distinction en science-fiction, pour chacun des tomes de sa saga dystopique écologique (2016, 2017, 2018) : Les livres de la terre fracturée. Une histoire de vengeance où la Terre dévastée décide de se venger de la violence que les hommes lui ont infligée. 


🙏 La parabole du semeur d’Octavia E. Butler

Visionnaire et anxiogène dans sa retranscription du déclin de notre civilisation, La Parabole du Semeur est une dystopie survivaliste magnifiquement portée par une jeune prédicatrice itinérante dispensant son enseignement. Grande dame de la science-fiction, Octavia E. Butler excelle dans cette littérature d’anticipation qui transcende les dérives de l’humanité grâce à la foi intacte qu’à l’autrice en sa capacité à se réinventer.[Lire la suite]

⇒ 👩🏾‍🦱🚀 Zoom sur l’autrice : Octavia E. Butler – descendante d’esclaves, filiation qui a influencé ses écrits – revisite le voyage dans le temps avec Liens de sang ou les textes bibliques dans un monde post-apocalyptique avec La parabole du semeur. Une dystopie survivaliste angoissante. Les relations interraciales, les rapports de domination, les stéréotypes de genre…sont ses sujets de prédilection. Personnalité majeure de l’afrofuturisme, l’autrice a laissé derrière elle des écrits féministes visionnaires à lire absolument.


🔁 Replay de Ken Grimwood

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1988, New York. À 43 ans, Jeff s’effondre sur son bureau terrassé par une crise cardiaque. À son réveil, en 1963, dans sa chambre sur le campus de l’université d’Atlanta, Jeff a de nouveau 18 ans. Les 25 dernières années, et ce qu’elles ont compté d’échecs : un mariage raté, le goût amer d’une carrière à l’arrêt, se sont envolés. La promesse de tout recommencer différemment, riche des enseignements tirés de sa précédente vie, s’offre à lui. Un livre culte qui pose cette question existentielle : quelle est la meilleure manière de vivre sa vie ?[Lire la suite]


🛸 L’espace d’un an de Becky Chambers

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S’émancipant des romans de science-fiction centrés sur les guerres de colonisation, la reine de la SF positive questionne, par le biais d’une héroïne en quête d’identité, la place innée que l’on occupe et celle que l’on se choisit, en se créant une nouvelle famille. Bienveillant mais jamais mièvre, L’espace d’un an est un space opera doux et enveloppant.[Lire la suite]

⇒ 👽 Zoom sur l’autrice : Becky Chambers campe des personnages lumineux et attachants, tout en déroulant une réflexion philosophique à la fois optimiste et poétique. Un nouveau terme a même été inauguré pour qualifier ses écrits : la SF Positive. Good vibes only ✌️ 

Prix Hugo de la meilleure série littéraire


🪐 Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin

Résumé éditeur :

Deux mondes se font face : Anarres, peuplé deux siècles plus tôt par des dissidents soucieux de créer enfin une société utopique vraiment libre, même si le prix à payer est la pauvreté.

Et Urras qui a, pour les habitants d’Anarres, conservé la réputation d’un enfer, en proie à la tyrannie, à la corruption et à la violence. Shevek, physicien hors normes, a conscience que l’isolement d’Anarres condamne son monde à la sclérose. Et, fort de son invention, l’ansible, qui permettra une communication instantanée entre tous les peuples de l’Ekumène, il choisit de s’exiler sur Urras en espérant y trouver une solution.

Ce roman, qui a obtenu les prix Hugo, Nebula et Locus, n’a rien perdu aujourd’hui de sa virulence politique ni de sa charge d’aventures.

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Liens de sang, Octavia E. Butler : science-fiction, afro-féminisme et voyage dans le temps direction une plantation d’avant la guerre de Sécession

« La facilité avec laquelle on s’est adaptés me troublait tellement […] Je comprends à quel point il est facile de conditionner les gens à accepter l’esclavage. » Grande dame de la science-fiction et figure emblématique de l’afrofuturisme et de l’afroféminisme, Octavia E. Butler imagine dans Liens de sang un voyage dans le temps déroutant direction une plantation avant la Guerre de Sécession. Les liens entre Dana – l’héroïne, et l’autrice américaine, descendante d’esclaves également, sont troublants. Outre l’héritage familial, Dana vit à Los Angeles dans les années 70, où elle enchaîne les jobs alimentaires avant de pouvoir vivre de la publication de ses romans. Le jour de ses 26 ans, la jeune femme est prise de vertiges et bascule dans une faille spatio-temporelle. À son réveil en 1815 dans une plantation de maïs, le Maryland est encore un état esclavagiste et son arrière-grand-père – Rufus Weylin, un propriétaire terrien. Un maître lunatique et tyrannique qui ne laisse pas de répit à Alice, son aïeule, alors une jeune femme noire trimant comme esclave dans la bâtisse coloniale de style géorgien. Contrainte de veiller à la survie de son parent pour garantir la pérennité de la lignée, Dana s’évertue à inoculer dans son esprit des idées progressistes et humanistes, sans réaliser qu’elle-même perd pied. Se confrontant à la difficulté de s’extraire d’un lieu et d’une époque raciste et misogyne pour porter sur ces derniers un jugement distancé. Liens de sang est un roman d’anticipation brillant et addictif, abordant les relations interraciales, le conditionnement, notre degré de porosité à notre environnement, et nos facultés d’adaptation à un système coercitif où la survie est intimement corrélée aux arbitrages moraux effectués. De cette réflexion subtilement déroulée à travers une héroïne traversée par des sentiments ambivalents – haine, colère, dégoût, culpabilité, mais également affection et instinct de protection – émerge une question éthique fondamentale : quelle part de nous est sacrifiée en consentant à des compromis mettant en péril notre intégrité ?

Il n’aurait pas pu trouver pire, comme ange gardien : un gardien noir dans une société qui ne tenait pas les Noirs pour humains, un gardien femme dans une société qui tenait les femmes pour des êtres à jamais mineurs. J’aurais déjà beaucoup à faire pour me protéger moi-même.

Si Kevin était exilé ici pendant des années, quelque chose de ce lieu, de cette époque, déteindrait sur lui. S’il arrivait à survivre, ce serait qu’il aurait réussi à tolérer cette existence. Sans nécessairement l’approuver, mais en taisant ses opinions. Liberté de parole et liberté de la presse n’étaient pas en vogue dans le Sud d’avant la guerre de Sécession. Et Kevin en serait privé. Ou bien ce temps, ce lieu le tueraient d’entrée de jeu, ou bien ils graveraient leur marque sur lui à jamais.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1979. Grand format aux Éditions Au Diable Vauvert, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadine Gassié, réactualisée par Jessica Shapiro, 480 pages.

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Un bûcher sous la neige, Susan Fletcher : le destin d’une « sorcière » traquée dans les Highlands écossais du 17e siècle

« Parlez de l’histoire que je vais vous apprendre et n’y ajoutez pas de mensonges, parce qu’elle n’en a pas besoin, elle est pleine à ras bord d’amour et de pertes […] Dites Corrag était innocente. Dites qu’elle ne méritait pas de mourir brûlée, et solitaire. » Dans l’Écosse superstitieuse de la fin du 17e siècle, une jeune femme toute menue, le corps si frêle que son geôlier peine à la discerner dans le coin reculé du cachot où elle est emprisonnée, attend d’être brûlée vive. Le châtiment des sorcières. Un supplice enduré par une lignée de femmes partageant avec elle un savoir ancestral. L’art de guérir par les plantes. Pour cela, sa grand-mère fut noyée, sa mère pendue, après lui avoir fait promettre de fuir vers le nord-ouest et de ne surtout jamais prendre le risque d’aimer. De nuit, Corrag chevauche à travers les landes battues par le vent, les sabots de sa jument foulant les terres enneigées des Highlands écossais. Une contrée escarpée, brumeuse et verdoyante, dont la nature sauvage accueille comme un écrin la jeune femme traquée. Au village de Glencoe, le clan MacDonald règne avec brutalité et refuse de prêter allégeance au souverain. Bien que vivant en marge au cœur de la forêt, Corrag se retrouve impliquée dans les intrigues politiques et les luttes de clan, assistant impuissante au Massacre de Glencoe, des seuls êtres à ne pas l’avoir chassée et à lui avoir offert l’hospitalité. En qualité de témoin privilégié de l’événement, le révérend Charles Leslie lui rend visite pour récolter sa version des faits. En échange de sa déclaration, Corrag lui demande d’écouter son histoire. Celle d’une femme libre qui dérange, puisque échappant au pouvoir des hommes. Poétique et lumineux, à l’image du regard que pose l’héroïne sur le monde qui l’entoure, Un bûcher sous la neige de Susan Fletcher est la longue confession d’une femme victime de la folie des hommes, accusée de sorcellerie et condamnée par superstition. Un destin d’exception offrant un tableau bouleversant et édifiant de la condition féminine à travers les siècles.


J’ai vécu dehors. Sur des landes, à tous les vents. J’ai habité une cabane que j’avais bâtie moi-même, de mes mains, avec des branches, des pierres et de la mousse. Les montagnes me regardaient d’en haut quand je m’y blottissais le soir.
Et à présent ? À présent, je suis ici.
Dans un cachot, enchaînée.

Tu me quittes à présent, et il ne faut pas revenir. Sois prudente. Sois courageuse. Ne regrette jamais d’être ce que tu es, Corrag, mais garde-toi d’aimer les gens. L’amour est trop douloureux et il rend l vie dure à supporter…
Sois bienfaisante envers tou ce qui vit.
Écoute la voix en toi.
Je ne serai jamais loin de toi. Et je te reverrai, un jour.
Chevauche. Au nord-ouest ! Va-t’en ! Va-t’en !

Chasse aux sorcières : une étape dans l’histoire de l’émancipation féminine ?

Comme tout processus, celui de l’émancipation féminine fut/est long. Le mythe de la sorcière pour qualifier des femmes en quête de liberté et d’indépendance ou vivant en marge de la société, détenant un savoir spécifique comme l’utilisation des plantes pour guérir… fut créer pour les stigmatiser et les associer dans l’imaginaire collectif à des êtres nuisibles que seul le bûcher ou autres joyeusetés libéreraient de l’emprise du démon. La société du XVI au XVIIIe siècle pouvant dès lors respirer à plein poumon ! Il faudra attendre le Witchcraft Act de 1735, pour que la loi abolisse la chasse et les exécutions de sorcières. En attendant, avant que la terminologie incarne un des symboles du féminisme, sur près de trois siècles, 100 000 femmes furent accusées de sorcellerie. Corrag est l’une d’entre elle. « Née sur une terre endurcie par un âpre mois de décembre, au moment où les gens à l’église chantaient en claquant des dents une histoire de trois rois mages », la jeune femme voit le jour dans un petit village anglais. Comme sa grand-mère et sa mère avant elle, elle doit lutter, sitôt née, contre les préjugés de l’époque : la sexualité des femmes se limitant au cercle marital, sa mère est traitée de putain, le savoir étant une exclusivité masculine, ses connaissances effraient. Toute sa vie, Corrag fuit. Que ce soit pour échapper à la tentative de viol de soldats anglais ou éviter de mourir brûlée, pendue ou bien noyée, puisque « les gens enfouissent ce qui les effraie, pour se protéger ».

« Parlez de moi. De moi. De ma petite vie. Parlez-en quand j’aurai disparu, car où sont ceux qui pourraient dire qui j’étais ? Personne ne connaît mon histoire. Personne n’est plus là pour en parler, alors faites-le du haut de la chaire, ou écrivez-la à l’encre. Parlez de l’histoire que je vais vous apprendre et n’y ajoutez pas de mensonges, parce qu’elle n’en a pas besoin, elle est pleine à ras bord d’amour et de pertes et je crois qu’elle fournit de quoi raconter dans les veillées au coin du feu telle qu’elle est, entièrement vraie. Dites Corrag était innocente. Dites qu’elle ne méritait pas de mourir brûlée, et solitaire. J’ai toujours tâché d’être bonne. » 

Une ode à la nature & une invitation à la spiritualité

De nos jours, qui prend le temps de soigner son âme ? Peu de gens, à mon idée. Je vais vous dire, monsieur Leslie : je pense que peut-être, avec la vie qu’on mène, à gagner son pain, se laver, se chauffer, livrer des petites batailles quotidiennes, on oublie son âme. On ne s’en occupe pas, comme si elle avait moins d’importance que tout ça. Et elle n’en a pas moins, je crois.

Outre le très beau portrait de femme réalisé, la beauté du roman de Susan Fletcher réside dans la rapport qu’entretient l’héroïne à la nature et à la spiritualité. Ironie du sort, puisque persécutée par les autorités religieuses, la « sorcière » nourrissait justement un lien étroit avec la spiritualité et vivait davantage en harmonie avec la nature, plus soucieuse du respect du vivant que l’immense majorité des gens. Son refus de se plier aux dogmes religieux lui valant sa mise au ban de la société, considérée comme une criminelle au motif de l’usage de forces surnaturelles. Tout phénomène inexpliqué ou étrange leur est systématiquement attribué : « un enfant né tout bleu, et mort », « un lièvre accompagné d’une pleine lune », le regard concupiscent d’un homme dont l’épouse jalouse accuse la mère de Corrag de l’avoir ensorcelé. Loin de son village anglais natal, c’est à Glencoe en Écosse que Corrag trouve la paix qu’elle est venue chercher. Elle cesse de vagabonder et se construit une cabane au cœur de la forêt, faite de boue séchée et de bois trempé. Près du Glen, la nuit elle observe le ciel étoilé et le jour les étendues sauvages, où elle s’approvisionne en baies. Poursuivant un savoir occulte qui lui vaudra l’estime et l’affection du clan de guerriers venus la solliciter, lui procurant la sensation réconfortante, pour la première fois, d’appartenir à une communauté. Bonheur de courte durée, puisque dès le début l’issue est connue : le clan a été décimé et Corrag emprisonnée. Alors, il lui reste à confier son histoire à l’homme d’église assis sur un tabouret venu l’écouter. Le cœur durci par une vie nourrie de préjugés, le révérend Leslie regarde la captive d’un air dégoutté. Sale, affamée, menottée et le corps brisé, Corrag ressemble à une créature ainsi recroquevillée dans son cachot écossais. Mais au fil de son récit, l’hostilité du révérend faiblit. Un glissement s’opère. Son jugement se modifie à mesure qu’il se laisse bercer par l’art narratif de la jeune fille. Sa puissance d’évocation, le regard sensible qu’elle pose sur le monde. Le fait de côtoyer la personne que son ignorance condamnait d’emblée, lui a permis d’entrevoir dans les ténèbres un être lumineux. Le sort de notre héroïne pourra peut-être en bénéficier.

Je marche là où elle marche, je vois ce qu’elle voit. Quel don ! J’écris ceci de ma chambre comme toujours. Mais elle parle avec tant d’éloquence de sa vie sauvage, dans la bruyère et parmi les rochers, que je m’y sens plongé. Est-ce de la sorcellerie ? Ce don ? Ses propos s’incrustent en moi. […] Les récits de la prisonnière me font l’effet d’une magie.

Il y a des gens qui parlent du destin. Moi, je n’utilise pas ce mot. Je pense que nous avons des choix à faire. Je pense que c’est nous qui traçons le chemin de notre vie et qu’il ne faut pas mettre tous nos espoirs dans les songes et les étoiles. Peut-être pourtant que les songes et les étoiles peuvent nous guider. Et la voix du cœur est forte. Toujours.
L’écouter, voilà mon conseil. Si mon récit doit s’arrêter, prenez ça comme la seule chose que j’ai à dire sur la vie et la manière de la mener (car ma vie ne touche-t-elle pas à sa fin ?). La voix du cœur est la voix de la vérité. C’est plus facile de ne pas l’entendre, parce qu’elle donne quelque fois un avis qui nous contrarie, et risquer de perdre ce que nous avons est bien dur. Mais quelle vie menons-nous si nous refusons d’écouter notre cœur ? Une vie qui n’est pas vraie. Et la personne qui vit n’est pas vraiment nous.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2010. Grand format aux Éditions Plon, Poche chez J’ai Lu, traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux, 480 pages.


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Les maîtres enlumineurs (t.1), Robert Jackson Bennett : un nouveau cycle d’heroic fantasy mêlant arcanepunk & technomagie

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« Tu dois comprendre, petite, que tu vas plonger au cœur d’une guerre qui dure depuis des temps immémoriaux. Une guerre entre ceux qui fabriquent et ce qui est fabriqué, entre ceux qui possèdent et ceux qui sont possédés. » Il y a des milliers d’années, une civilisation parvenue à un degré de développement avancé s’est effondrée. De ses vestiges ont été exhumées des notes relatives à l’art de l’enluminure. Une technique permettant en gravant des séries de sceaux complexes sur les objets de négocier les frontières de la réalité. Tevanne, ville plutocrate divisée en quatre cités-marchandes, s’est bâtie sur cette technologie. L’équilibre politique y est fragile, puisque corrélé aux progrès de chaque grande famille dans le maniement de la magie. Dans cet univers corrompu, une orpheline échappée d’une plantation d’esclaves est mandatée par un inconnu pour dérober un mystérieux objet. Une clé en or forgée à partir d’expériences abominables, de rites mystiques hiérophantiques, de sorcellerie et de sacrifices humains. L’enluminure d’êtres vivants a beau être prohibée, Sancia a vissée dans la tête une plaque de métal gravée, lui octroyant le pouvoir de communiquer au toucher avec les objets enluminés. Un don qu’elle seule possède, la contraignant à la solitude et à la marginalité. Le paiement recouvrant le montant d’une opération pratiquée par un physiquere pour la lui retirer, Sancia accepte la mission sans soupçonner qu’elle n’est qu’un pion à sacrifier. Pour échapper aux milices armées, la jeune femme devra faire équipe avec l’héritier du clan Dandolo, l’hypatus Orso – un éminent sorcier mal luné – et Bérénice – une enlumineuse surdouée. Et, bien sûr, avec son ami Clef, qui s’avérera un allié de poids dans la guerre engagée contre les puissants. Premier tome flamboyant d’un cycle d’heroic fantasy mêlant arcanepunk et technomagie, Les maîtres enlumineurs de Robert Jackson Bennett ensorcèle par son worldbuilding (= élaboration d’un monde imaginaire/univers fictionnel) innovant, son système magique élaboré et ses héroïnes féminines révoltées, tout en alertant sur les dangers liés à la manipulation de la réalité.


Toute innovation qui accorde davantage de pouvoir aux individus finit inévitablement par en accorder beaucoup, beaucoup plus aux puissants.

Tribuno Candiano,
Lettre à l’assemblée des principaux officiers de la compagnie Candiano

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2021. Éditions Albin Michel, Collection Albin Michel Imaginaire, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurent Philibert-Caillat, 604 pages.


Idées de lecture…

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