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Être à sa place, Claire Marin : un lieu à soi

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« On accepte parfois des places qui nous contraignent plus qu’on ne le croit, des places trop étroites, parce que nous sommes persuadés qu’elles nous sont destinées. Pour quelles raisons, selon quelles logiques, finit-on par se convaincre qu’une place visiblement trop petite nous conviendra malgré tout ? »

Notre premier ancrage au monde est corporel. L’enveloppe charnelle circonscrit notre espace autant qu’elle nous singularise. La couleur de peau, le sexe, notre métabolisme, les gènes, le sang qui coule dans nos veines, sont autant d’éléments différenciants, souvent discriminants. Le premier déterminisme est physique, auquel s’ajoute le déterminisme immatériel : le paradigme généalogique, notre bagage socio-culturel. La place que l’on occupe dans le monde serait ainsi largement prédéterminée. Notre libre-arbitre ne pourrait se déployer que dans un espace limité et notre liberté serait annihilée par l’hérédité. Dans Lilas rouge, le virtuose romancier autrichien Reinhard Kaiser-Mühlecker interroge le poids de la filiation, des fautes commises par les aïeuls infléchissant les trajectoires des descendants. Culpabilité lancinante qui fixe à un endroit, fige une image de soi. Notre rôle, se limiterait-il à s’inscrire dans une lignée, à succéder à, à endosser la place qui nous est assignée ou encore à répondre aux projections de ceux qui nous ont précédé ? Aux injections d’une société genrée, âgiste, grossophobe, à des normes dont la publicité ne cesse de nous matraquer. Pour ne pas sortir du cadre, déborder, traquer le bourrelet symptomatique d’un manque de contrôle ou de volonté. Brouiller les pistes, revêtir d’autres identités, revendiquer le droit de se tromper, de se déplacer, dérange. Pourquoi ? Peut-être parce que ceux prompts à porter un tel jugement ne serait in fine pas si sûr du bien-fondé de la leur. Que nos élans les renverraient à ceux qu’ils ont étouffés. « Si certains tiennent tant à nous reconduire définitivement à notre ancienne place, si notre départ leur apparaît comme une trahison, c’est sans doute parce qu’ils le vivent comme un désaveu, comme la remise en question de leur vie qui, elle, reste à la même place. »


Se déplacer pour se réinventer

Qu’en est-il quand la place qui a cristallisé tous nos espoirs échoue à nous combler ? Faut-il insister au risque d’étouffer et de voir son élan vital s’essouffler ou prendre les voiles ? Privilégier le risque à la sécurité ? Le voyage permet ce déplacement ontologique. Se réinventer au contact de l’altérité. Gagner en empathie en prenant la place d’autres, en observant le monde sous un angle différent et en s’émancipant de nos schémas durement ancrés. « Le déplacement est dégagement. Il s’agit de se libérer de nos gages, des entraves, matérielles tout autant que psychologiques. Se défaire d’une place, qui nous a longtemps définis, revendiquer une autre identité, avec parfois le sentiment de trahir celui que l’on a été, ou que les autres voulaient que l’on soit. Il y a toujours une forme de violence et d’arrachement, ne serait-ce que symbolique, dans ces changements de place, dont on décide ou qui s’imposent à nous. Mais il y a aussi, sans doute, une excitation de la libération, une joie dans la bousculade que cela provoque, un enthousiasme dans l’expérimentation d’autres emplacements. »


Prisonniers de notre passé ?

La carte postale d’Anne Berest, Sorj Chalandon, Tanguy de Michel del Castillo, Voyou d’Itamar Orlev, Lignes de faille de Nancy Huston, L’Ombre d’un père de Christoph Hein… la littérature regorge de récits et de romans traitant du poids de la filiation. De la difficulté de s’émanciper d’un schéma, comme si nous étions condamnés à reproduire inlassablement les mêmes erreurs que nos parents. Fouiller le passé permettrait d’éclairer l’avenir. Le présent se retrouvant compressé sur l’échelle du temps. Ne serait-il pas préférable de : « regarder au large plutôt que fouiller les placards empoussiérés, interroger la place de l’altérité dans notre histoire au lieu de se définir dans la familiarité et la répétition »?

L’art en général, et la littérature en particulier, sont des moyens de vivre d’autres vies que la mienne, d’habiter des mondes imaginaires, de mettre le doigt sur ce qui m’émeut et dit par là quelque chose de moi. Une vérité enfouie qui surgit au détour d’une situation romanesque, d’un dialogue, ou d’un personnage qui résonnent en moi. Un nouveau chemin à suivre se dessine. Une opportunité que l’on aurait manquée en restant à sa place.


La passion entre auto-destruction et libération

Qu’est-ce qu’être à sa place ? Être à l’écoute de ses sensations, laisser le désir guider nos pas en prêtant attention à nos intuitions. Le cerveau est conservateur. Son rôle consiste à nous informer et nous protéger du danger. Certainement pas à nous encourager à sauter dans le vide, puis voir ce qu’il adviendra. S’y référer pour répondre à cette question reviendrait à faire du surplace et attendre que la cocotte bouillonne. Avaler des couleuvres en attendant que ça passe ou comme dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, se transformer en statue de sel. Devenir étrangère à sa propre vie pour finir terrassée, emportée par une passion dévastatrice. Comme si par son consentement à une existence vécue à moitié, en sourdine, l’héroïne avait inconsciemment préparé les conditions psychologiques de son propre ravissement.

« L’image de l’explosion illustre bien la brusque libération de tout ce qui a été contenu dans la vie antérieure. Comme si cet effort pour précisément continuer à contenir cette énergie intime, ces forces refoulées, cédait brutalement au contact d’une rencontre, d’une tentation. »

Même constat dans Feu, l’incandescent roman, de Maria Pourchet. « Si l’on se laisse prendre par la passion, c’est parce qu’elle nous délivre d’une identité dans laquelle on s’est laissé enfermer, par contrainte, habitude ou résignation, ainsi que de la frustration de n’être pas vraiment soi-même. » Étymologiquement, la passion implique la souffrance, l’embrasement des sens. Plaisir sensuel. Mais aussi tentative de sabotage, d’auto-destruction comme le souligne justement Claire Marin : « une mise à mort de son personnage social ». « Il s’agit alors moins d’être désiré que d’être annulé par ce désir, de disparaître. »

Le désir « déterrioralise ». Le déplacement qu’il sous-tend ne réside pas tant dans la recherche d’une confrontation avec l’être désiré, que dans l’expérience de sortir de soi. D’échapper à un quotidien assommant, à un mariage plombant. De se désengager complètement pour ressentir la brûlure cuisante d’être vivant. De vivre à 100%. « Céder à ce désir est alors une manière de se défaire de soi ou de se découvrir autre. Ce désir de l’autre est tout autant désir d’être autre, d’être neuf, de se vivre de manière inédite. » La neurasthénique Emma Bovary n’en est-il pas l’exemple littéraire le plus flagrant ? La littérature regorge d’héroïnes effacées en proie à un dilemme moral, finissant invariablement par basculer vers la prise de risque, le plaisir défendu. L’espoir de ressentir à nouveau, de se réapproprier un corps que les hommes ou les enfants ont annexé. Colonisé.


Le genre, une assignation à domicile

D’ailleurs, le genre n’est-il pas une assignation à domicile ? Connaissez-vous beaucoup de héros masculins qui, à l’instar de Pénélope l’épouse d’Ulysse, auraient accepté de passer vingt ans à attendre fidèlement en filant la laine le retour de l’époux prodige parti à la guerre ? N’utilise-t-on pas la terminologie « écrivains-voyageurs », associée dans notre imaginaire formaté à des hommes aux yeux vifs et visages burinés voyageant et cheval dans les steppes de Mongolie ou se confinant dans une cabane en Sibérie ? Les noms qui me viennent immédiatement à l’esprit étant : Nicolas Bouvier (L’usage du monde), Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie, Sur les chemins noirs…), Joseph Kessel (Les cavaliers), Jack Kerouac (Sur la route), Joseph Conrad (Lord Jim), Jack London (Croc-Blanc), quand les femmes n’arrivent qu’après. À l’instar de l’exploratrice Alexandra David-Néel. La première femme européenne à s’être rendue dans la cité interdite de Lhassa, au Tibet. Frontière qu’elle franchit clandestinement travestie en mendiante. Martha Gellhorn, quant à elle, a été éclipsée par son mari Ernest Hemingway. Pourtant, l’autrice de Mes saisons en enfer, Cinq voyages cauchemardesques, a eu une brillante carrière de journaliste et correspondante de guerre.


Être différent, s’émanciper du jugement extérieur

Il semble que certaines places soient assignées. Tandis qu’il y en a d’autres que nous nous efforçons d’occuper. Charriant leur lot de fantasmes, de projections. Et bien souvent, c’est davantage dans les yeux d’autrui que l’on se définit, y cherchant à légitimer notre personnalité, nos choix de vie. La dissonance étant motif d’exclusion. Que ce soit en enfreignant les règles explicites d’une communauté (Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen) ou les règles tacites du milieu dans lequel on a été élevé. Alors, pour briser l’image de soi limitante dans laquelle on s’est laissé enfermé, rendant insupportables les petits gestes du quotidien, les habitudes maintes fois répétées qui à la lumière de cette prise de conscience souvent violente, nous apparaissent dans toute leur absurdité, on file, on plaque tout. On largue les amarres sans se retourner. Plus qu’un geste lâche ou audacieux, il s’agit d’une question de survie. Pour de nouveau respirer.

« On fuit pour se sauver ou pour retrouver la dynamique d’un déploiement de soi. » « Ce départ rejoue le geste même d’exister, au sens étymologique : sortir de. »

Le déplacement radical ou temporaire – comme la décision d’entamer un tour du monde répond à ce « sentiment d’empêchement », cette sensation désagréable d’être à l’étroit. Le geste revêt une dimension salutaire, l’occasion de prendre un grand bol d’air et de se défaire des barrières visibles ou invisibles intériorisées au fil du temps et des expériences. Bien que le geste ne soit pas exempt de regrets, comme l’expérimente le héros du roman Les poissons n’ont pas de pieds de Jón Kalman Stefánsson, qui un matin envoie valser la table du petit-déjeuner et vingt-cinq ans de mariage. Une impulsion qu’il regrettera amèrement. Aurait-t-il pu anticiper ce coup de sang ? Ce sentiment terrible d’être privé de liberté, auquel s’ajoute, concession après concession, la culpabilité d’avoir consenti – faute d’avoir dit non – à la construction de ses propres cloisons.


La recherche du « vrai lieu »

Être attentif à préserver nos espaces intimes, intérieurs, rechercher à tâtons, à coup d’erreurs commises et d’opportunités saisies, notre « vrai-lieu » selon l’expression d’Annie Ernaux, que l’on approcherait par gravitation ; qu’il soit physique, incarné, ou imaginaire ; s’éprouvant dans l’intensité, dans notre pleine potentialité, serait tout l’enjeu. Là, se situerait peut-être notre « vraie place ».

« La lecture, c’était le lieu de l’imaginaire, là où je vivais de manière intense, en même temps, c’était ce qui me séparait du monde réel de mon enfance en m’offrant des modèles sociaux très souvent aux antipodes des miens. Je m’irréalisais à fond dans chaque livre, mais cette irréalisation a joué un rôle formidable dans mon acquisition de connaissances. […] Le livre était l’ouverture sur le monde. » (Le vrai lieu, Annie Ernaux)

Lire me procure ce sentiment grisant d’être en vie. Une excitation intellectuelle se matérialisant très concrètement par une agitation corporelle, un réveil. L’impression de disposer des armes pour déchirer le voile du réel et l’habiter pleinement. Si la littérature peut être perçue comme une mise à distance avec la réalité, une cloison, elle est pour moi une clé de lecture et un refuge. Un lieu où je me sens bien et qui a sans doute joué un rôle prépondérant dans la décision d’entamer ce voyage au long cours. Livre après livre, des tropismes se sont révélés bâtissant, non pas une prison de papier, mais bien au contraire, un chemin de traverse. Une possible échappée, qu’avec un peu de courage, j’ai décidé d’emprunter. « Cette dynamique nous portant d’une existence factice jusqu’au vrai lieu n’est donc pas une fuite, mais un cheminement obéissant à un sentiment intime d’appartenance et d’identification. »


Multiplicité des places pour embrasser nos différentes facettes

A-t-on vraiment une place faite pour nous ? Je ne pense pas. Y a-t-il même une réponse arrêtée à ce sujet ? Ce serait ironique, vous en conviendrez. « Peut-être n’y a-t-il pas une, mais plusieurs places possibles qui s’ajustent à notre complexion ».


Croquer la vie à pleines dents

En tant qu’animal territorial, l’être humain a besoin d’espace à lui, de lieux préservés, d’endroits où se réfugier. Lieux de réminiscence d’instants privilégiés. Pour autant, la vie est un mouvement permanent, qui requiert de faire preuve d’adaptabilité, d’épouser des contours flous, d’accepter une part plus ou moins grande d’imprévisibilité. Et donc de risque. L’immobilité étant l’échéance qui attend chacun d’entre nous, alors pendant le court laps de temps qui nous est octroyé, il serait intéressant de croquer la vie à pleines dents. Non ? En attendant, je vous conseille civilement la lecture de ce court essai passionnant de Claire Marin :

Être à sa place,

Habiter sa vie,

Habiter son corps.


Livres cités & idées de lecture…

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booksnjoy-vingt-quatre-heures-de-la-vie-dune-femme-stefan-zweig-passion
booksnjoy-feu-maria-pourchet-amour-passion
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booksnjoy-Croc-Blanc, Jack London : un chef d'œuvre intemporel
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booksnjoy-lodyssee-de-sven-nathaniel-ian-miller-nature-writing
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L'homme qui s'envola, Antoine Bello : l'homme qui se voulait libre
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booksnjoy - Tanguy, Michel del Castillo : la perte des illusions (#chefd'œuvre)
booksnjoy-fils-de-homme-jean-baptiste-del-amo-rentree-litteraire-2021
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D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, Jón Kalman Stefánsson : la vie tient-elle toutes ses promesses ?

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 « La vie est une occasion unique, une seule chance nous est offerte d’être heureux, comment la mettre à profit ? » Filant les thèmes qui lui sont chers : écrire pour conjurer l’oubli, les vertus salvatrices de la poésie, la fugacité du bonheur, l’usure des sentiments et la peur de passer à côté de sa vie, Jón Kalman Stefánsson poursuit avec ce premier volet d’une chronique familiale islandaise son étude de la transmission des maux d’une famille. Un coup de sang à la table du petit-déjeuner, qu’il envoie valser, et avec elle vingt-cinq ans de vie commune, suivi d’un divorce et d’un exil de deux ans à l’étranger. De retour en Islande, Arí tente de comprendre comment son mariage s’est fissuré. Sur cette terre âpre, balayée par des bourrasques de vent. Immense champ de lave dont le noir tranche avec le bleu glacé des fjords islandais. Un paysage lunaire où la solitude et la mélancolie des femmes l’ayant précédé s’est ancrée. Sa mère qui, rêvant d’une autre vie, a noirci pendant des années des carnets y confiant sa frustration de femme au foyer, avant d’abdiquer et de laisser la boisson l’emporter. Nourrissant le même sentiment d’enfermement, d’inertie, que Margrét, la grand-mère d’Arí. Qu’une lassitude extrême a enveloppée au fil des ans et des enfants, la transformant en momie vivante cantonnée aux tâches ménagères quand son capitaine de mari s’absentait de longs mois en mer. Sur trois générations, se transmet la même frustration : sous les coups d’un quotidien assommant voir ses rêves de jeunesse ensevelis, sa liberté s’amenuiser et le bonheur, que l’on pensait acquis, victime du passage du temps. Puis, choisir. Partir ou rester. Se révolter au risque d’avoir des remords ou plier sous le poids des regrets. Bien que traversé par des fulgurances poétiques, des réflexions éblouissantes et éclairantes sur le sens de nos vies, D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds est plus sombre que les autres romans de l’immense poète islandais. Le traitement de la place qu’occupent les femmes au sein de la sphère privée plus féministe aussi. Qu’un final renversant sert admirablement, nous invitant à envisager le monde sous un angle différent.


Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 480 pages.


D’autres livres de Jón Kalman Stefánsson…

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{#JuilletJeVoyageEnLivres} : direction Israël 🇮🇱

Pour ma participation au challenge annuel* organisé par @riendetelque, je vous emmène avec moi en Israël 🌞

Un pays dont j’aime la dimension spirituelle, le bouillonnement intellectuel et culturel de Tel-Aviv la festive ou Jérusalem la ville sainte, la gastronomie – dattes gorgées de sucre, houmous et chakchouka, ses paysages solaires : la chaleur écrasante de la mer morte et du désert du Néguev ou la vue spectaculaire que l’on a du Kinneret – ma région préférée située sur la rive de la mer de Galilée – sur le Plateau du Golan. Point stratégique avec Israël à l’Ouest, la Syrie à l’Est, le Liban au Nord et la Jordanie au Sud.

Et c’est justement au kibboutz Kvoutzat Kinneret que mon autrice contemporaine préférée Zeruya Shalev est née et à Jérusalem qu’elle vit. Toutes les contradictions et tensions de ce petit pays ; plus petit que la Bretagne, mais doté d’une énergie inouïe ; traversent son œuvre et se cristallisent dans des personnages féminins dont elle sonde la psyché avec une finesse éblouissante. Mentionnée au détour d’une phrase, Jérusalem n’en est pas moins le décor de ses romans. Et cela se ressent. Tourmentés, souvent tiraillés entre des choix existentielles relatifs au couple, la maternité, la passion et la famille, ses personnages profondément humains sont à l’image de la ville. Complexes, intenses et fragmentés. Animés d’une sorte de fièvre, comme si la vie se vivait sur le fil du rasoir dans l’expectative d’un basculement imminent. Leurs histoires, magnifiées par le procédé du flux de conscience, dessinent une radiographie de nos vies. Passent au crible nos émotions et sentiments les plus enfouis. Et pour moi, c’est cela ce qu’on appelle « la grande littérature » : à partir d’un sujet limité, d’une individualité, parvenir à déchiffrer notre intériorité et toucher à l’universalité.

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Mon podium :

❤️Thèra

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🩷Douleur

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🩵Ce qui reste de nos vies

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💛Vie amoureuse

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Son nouveau roman Stupeur, que j’attends depuis des années, paraîtra à la rentrée littéraire août/septembre 2023 aux Éditions Gallimard ! 🔥


En quoi consiste ce challenge littéraire ?

Crée en 2018, ce challenge littéraire crée par Orianne, du compte Instagram @riendetelque, a pour objectif de nous faire voyager en livres. Chaque jour du mois de juillet, une personne, ayant choisi au préalable une destination – qu’elle soit physique ou imaginaire, pouvant aller d’un pays à un lieu tel que le jardin en littérature – présente des livres s’y inscrivant. Grâce au hashtag #juilletjevoyageenlivres, vous pouvez retrouver toutes les publications réalisées depuis le début du défi et y piocher de belles idées de lecture 😎

Pour plus de détails, je vous indique ici le lien vers l’article d’Orianne.

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La famille Moskat, Isaac Bashevis Singer : une saga familiale addictive au cœur du Yiddishland polonais {Prix Nobel de littérature 1978}

 En 1978, Isaac Bashevis Singer devient le premier écrivain yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature pour « son art narratif qui, plongeant ses racines dans la tradition judéo-polonaise, incarne et personnifie la condition humaine universelle ». Sont soulignés son talent de conteur, sa capacité époustouflante à embrasser d’un geste la nature humaine ; sans jugement, dans ses comportements grotesques, ses élans de vie, ses petites et grandes tragédies, ses interrogations métaphysiques et ses névroses ; magistralement incarnée dans des personnages d’une humanité féroce. Les hommes en caftan et les femmes emperruquées sortis des pages de La famille Moskat peuplent cette Varsovie multiculturelle du début du 20e siècle, où la vie s’écoule au rythme des 613 commandements de l’Ancien Testament. Des coutumes strictes qui ont traversé le temps pour assurer la pérennité d’une communauté, dont les deux tiers en Europe disparaîtront dans les camps. Les descendants de la dynastie hassidique initiée par Reb Meshulam épousent les mutations profondes de la société. Animée d’idéaux nouveaux, la nouvelle génération s’émancipe des rites bibliques et rejète un mode de vie jugé archaïque. Sous le coup des mariages mixtes, de la menace bolchéviste, du sionisme et de la montée du nazisme, le clan se disperse. Se dessine en creux dans cette diaspora, la quête inaccessible du bonheur, la dilution de l’identité juive et la question de la place occupée dans une société dont les piliers ont été ébranlés. Faisant de l’exploration des émotions humaines son sujet de prédilection, Isaac Bashevis Singer campe des personnages truculents aux prises avec des situations inextricables. Une tragi-comédie mettant à jour les liens puissants d’une communauté mettant la même énergie à se déchirer qu’à se réconcilier. Le Yiddishland, espace linguistique englobant des pays d’Europe de l’Est et réunissant les communautés ashkénazes, a nourri l’imaginaire de Singer. Né dans un shtetl en Pologne, l’auteur juif américain puise dans ses souvenirs pour ressusciter, dans une saga familiale addictive déployant de nombreuses ramifications, un monde bouillonnant de vie, disparu depuis.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1950. Grand format aux Éditions Stock, poche aux Éditions J’ai Lu, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay, 862 pages.


Isaac Bashevis Singer & son frère Israël Joshua Singer : deux grands auteurs yiddish à découvrir

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Trois livres, un thème : le monde juif 🕎

Exploration du monde juif à travers trois ouvrages et des idées de lecture. Plongez dans ses mystères, son mysticisme, ses contradictions, ses grandes interrogations religieuses, ontologiques, humaines, géopolitiques, la place des femmes, le maintien de ses rites ancestraux dans un monde qui change, la dilution de l’identité juive face à la sécularisation et la mondialisation, l’adaptation de la religion et la croyance en Dieu quand les piliers de la foi ont été ébranlés par la Shoah.



Prix Nobel de littérature 1978, immense auteur du yiddish, Isaac Bashevis Singer dépeint avec un formidable talent de conteur, réalisme, humour et générosité le rejet d’un modèle archaïque par les jeunes générations d’une famille orthodoxe juive à Varsovie, la recherche du grand amour, de la passion, l’exercice du libre-arbitre, l’affrontement constant entre individualisme et communautarisme. Quelle place occupe l’individu au sein de la communauté juive et cette même communauté au sein de la société ? De ces êtres fourmillant de vie, Singer tire l’essence même de ce qui fait l’être humain, ses névroses, ses doutes, ses tiraillements moraux, la peur de passer à côté de son destin en subordonnant sa liberté au jugement d’autrui, aux règles strictes de la vie en circuit fermé, dont la transgression mène le plus souvent à l’exclusion.
#sagafamiliale

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[Lire la chronique de La famille Moskat]


Dans la lignée d’Unorthodox, Shulem Deen, ancien membre d’une des communautés hassidiques les plus fermées des États-Unis, témoigne de son parcours. De son chemin vers la liberté requérant d’immenses sacrifices avec pour corollaire une inévitable fracture identitaire. #temoignage


Suite du magnifique roman d’amitié L’élu, se déroulant dans les milieux hassidiques new-yorkais, La promesse du rabbin Chaïm Potok suit l’évolution des deux adolescents devenus étudiants. Leur amitié survivra-t-elle aux chemins divergents que prennent leurs vies ?
#spiritualite



Trois livres où il est question de place et d’identité. Des thématiques universelles nourrissant des réflexions intellectuelles abordées sans manichéisme avec intelligence et humanité.

🤔 Y a-t-il des sujets autour desquels vos lectures tournent régulièrement ?


Idées de lecture…

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Les enfants Oppermann, Lion Feuchtwanger : l’inertie du peuple (juif) face à la montée du fascisme

Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.

« L’ensemble se compose de tous ces faits minimes, comme le corps se compose de cellules et finit par dépérir lorsque trop d’entre elles sont détruites. » En 1932 en Allemagne, à la veille de l’avènement du Troisième Reich, l’antisémitisme est galopant et chaque regard détourné à la vue d’un magasin pillé, d’un crâne rasé, d’une pancarte affichant « sale juif », sont autant d’encoches à l’intégrité des témoins, d’acceptation tacite à des faits isolés qui, agrégés reflètent un projet politique foulant au pied l’héritage humaniste des sociétés civilisées. Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie. Martin – directeur des Meubles Oppermann, ses frères Edgar – médecin réputé – et Gustav – dandy cultivé, sont le reflet de leur époque. Chacun s’entendant à ne pas déclarer chronique une infection généralisée : « mieux vaut ne se mêlait de rien » avant qu’elle ne l’ait personnellement touché. Quand le piège se referme, le réveil est brutal. Écrasés qu’ils sont par les petits compromis moraux auxquels ils ont cédé. Quid de l’esprit critique face à l’intoxication politique et médiatique ? Manipulable, l’homme se laisse submerger par la peur et cautionne ce que la veille encore il aurait condamné. La résistance est une affaire de conscience, à nous de l’exercer. « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». (Talmud)

Il ne fallait donc pas se leurrer. Il fallait répéter sans cesse à la face du monde qu’au sein de cette Allemagne, on célébrait comme des vertus tous les instincts primitifs hostiles à la civilisation et qu’on y élevait au rang de religion d’État la morale de la meute sauvage. Or les Oppermann étaient des gens avisés, ils connaissaient le monde. Ce monde était tiède. […] Humanité et civilisation étaient en l’occurrence de biens faibles arguments. Il en faudrait de plus solides pour pousser le monde à intervenir.


L’aveuglement de la bourgeoisie face à la menace nazie

De l’extérieur, le pays avait son air de toujours. Les tramways, les voitures circulaient, les commerces, les restaurants, les théâtres maintenaient leur activité, en grande partie sous la contrainte, les journaux avaient les mêmes titres, la même typographie. Mais de l’intérieur, rongé par la barbarie et le mensonge, le pays s’abrutissait de jour en jour, se dépravait, se corrompait, s’avilissait, la vie tout entière y devenait une mascarade.

Du haut de son portrait, Immanuel Oppermann contemplait l’assemblée d’un air intelligent et débonnaire incroyablement réaliste. Fort des connaissances de son temps, on était en terrain sûr, héritier de plusieurs siècles de bon goût, titulaire d’un solide compte en banque. On souriait de voir le petit-bourgeois, cet animal domestiqué, menacer de réendosser la peau du loup.

De l’ironie au déni, de la sidération à la terreur, les étapes de la prise de conscience du danger du mouvement Völkisch, qui a fait preuve de patience pendant les quatorze années de conditionnement du peuple allemand, le temps de se hisser légalement au pouvoir et d’infuser toutes les strates de la société, fut lente et tardive. Les descendants d’Immanuel Oppermann sont pourtant éduqués, lecteurs de Goethe et de Freud. Ils ont fait leurs humanités. Savent que la défense d’une idéologie se fait bien souvent au prix de vies humaines. Nécessite un sacrifice pour que l’avènement de « L’Homme Nouveau » puisse avoir lieu. Alors, comment cette famille bourgeoise berlinoise a-t-elle pu ne pas voir dans chaque acte antisémite commis par le parti nazi la répétition d’une pièce s’étant déjà maintes fois jouée par le passé ? Comment justifier cette inertie ? Comment l’éviter et se rebeller avant que l’étau ne se soit resserré ? Les enfants Oppermann s’ouvre en 1932, un an avant qu’Hitler ne prenne légalement le pouvoir en devenant chancelier du Reich. Mein Kampf a été publié, circule de main en main. Et pourtant, Martin continue indifféremment à diriger les affaires de la famille depuis la maison mère des Meubles Oppermann, située en plein centre de Berlin (Gertraudenstraße), Gustav ses activités de dandy en dilettante et Edgar à soigner ses patients. Autour d’eux, le monde change, se crispe, des événements « isolés » se multiplient sans être condamnés ouvertement par le gouvernement. Face à ces accès de violence, l’intelligentsia berlinoise se retranche derrière le « bon sens », son héritage culturel, des valeurs de « civilisation, d’humanité ». Des arguments bientôt rendus muets par le cliquètement des bottes nazies, des « Heil Hitler » se répercutant à chaque coin de rue, cris déplaisants, qu’un bras tendu, gestuelle militaire intimidante et grotesque participe à rendre menaçants. Le redressement de l’Allemagne humiliée par le Traité de Versailles passera par la barbarie, la mise en application systématique de l’idéologie nazie. Pour ce faire, des objets de frustration communs doivent être identifiés, les parasites responsables de la décadence de l’Allemagne, les véritables fautifs, dont l’éradication permettrait à terme d’assainir le pays : « Ce mouvement se proclamait national-socialiste. Il disait au grand jour ce qu’Heinrich Wels avait senti depuis longtemps, à savoir que les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes étaient responsables de la décadence de l’Allemagne. » Quelle aubaine pour les êtres médiocres ! Une opportunité en or de s’approprier ce que d’autres, bien plus compétents qu’eux, ont créé. L’antisémitisme sert les intérêts des opportunistes. Le fascisme flatte les plus vils instincts humains : la jalousie, le sentiment d’infériorité, la rancœur, le besoin de domination… Heinrich Wels junior, fabriquant des meubles Oppermann à l’instar de son père au temps du patriarche Immanuel Oppermann, incarne cette fange de la population frustrée. Artisan scrupuleux, bien que trop coûteux, il est écarté par la Maison Oppermann au profit de manufactures moins chères. Humiliation qu’Heinrich Wels digère mal, tentant de concurrencer vainement une maison installée forte de son succès. L’échec cuisant de son entreprise, ajouté au mépris que parvient difficilement à dissimuler Martin Oppermann lors de leur entretien, attise la colère de l’artisan, qui se promet de venger son orgueil bafoué. L’Histoire lui donnera les moyens de ses (petites) ambitions. Martin Oppermann aurait-il manqué de flair, dû se monter plus conciliant ? Faut-il plier face à la médiocrité quand celle-ci est institutionnalisée au risque d’en faire les frais ou faire preuve de davantage de finesse en dissimulant ses pensées ? Dans ce cas, ne joue-t-on pas le jeu de ceux qui précisément souhaite nous voir céder ? Cet arbitrage entre défense de la dignité individuelle, de l’intégrité et sécurité est au cœur du roman. Des décisions de chaque membre du clan Oppermann. Chargé de réaliser en classe un exposé sur une grande figure de l’Histoire allemande, le conquérant Arminius, Berthold – fils de Martin et Liselotte Oppermann – doit gérer un cas de conscience. Renier une vérité historique étayée par des témoignages, des preuves irréfutables, attestant de la défaite des troupes allemandes et la victoire de celles romaines, au nom du patriotisme. L’enseignant Völkisch harcèlera l’étudiant, le poussera dans ses derniers retranchements. Refusant de céder au mensonge organisé, à une société réécrivant son passé, falsifiant les faits, pour raviver une gloire passée, Berthold se retrouve acculé, reprenant à son compte cette citation de Kleist : « Plutôt être un chien qu’un homme si l’on doit me fouler aux pieds. » Une résistance que peu d’Allemands auront le courage de suivre, sacrifiant à la peur leur intégrité morale. Acceptant la dichotomie de l’esprit qu’implique la vie dans un État tout droit sorti de la dystopie glaçante de George Orwell (1984). Le combat de Berthold, tel David contre Goliath, est celui d’un étudiant isolé confronté à l’inanité d’une institution, contre laquelle il semble vain de lutter. Et pourtant, ces mots du Talmud ponctueront de façon récurrente le roman, comme un leitmotiv qu’il faudrait garder à l’esprit, pour lequel toute action de résistance est justifiée, trouve son sens même dans son application, peu importe le résultat escompté : « Il ne t’incombe pas d’achever l’ouvrage mais tu n’es pas libre de t’y soustraire ». Ni Berthold, ni Gustav, dont le destin se déploiera sur le temps offrant un des personnages, contre toute attente, les plus attachants et engagés du roman n’ont pour mission de lutter contre le système tout entier. Leur responsabilité individuelle, leur devoir de citoyen et d’être humain, d’un point de vue éthique, les poussent au contraire à être le grain de sable venant enrayer la machine bien huilée. Le « non » qui dérange. La minorité divergente. Seul cet esprit de contestation, ce refus exprimé de céder aux méthodes malhonnêtes de manipulation des masses, peut triompher. En cela, Berthold et Gustav sont des personnages éblouissants, des modèles de résistance passive et active. Leur combat est juste et ne peut qu’être salué au regard de la froideur scientifique d’Heinrich – ami de Berthold et fils d’Edgar. Incarnant une jeunesse allemande prônant l’opportunisme politique comme éthique, l’adoption de la gestuelle nazie en cas de besoin, tout en la réprouvant dans l’intimité. Sous couvert de bon sens, de rationalité, ces jeunes se compromettent et font acte de collaboration passive. Dissimuler ses convictions profondes n’est-ce pas déjà un compromis fait ? La soumission à une doctrine allant à l’encontre de ses valeurs ? Une manière lâche de laisser aux autres le sale boulot, en se retranchant derrière les arguments creux de la logique scientifique.

Je crois qu’à force de bon sens, vous avez désappris la haine.

Gustav Oppermann à son neveu Heinrich et son ami Pierre Tüverlin

N’est-il pas singulier, dit-il, que la même époque engendre des hommes d’un niveau intellectuel aussi différent que celui des auteurs de Mein Kampf et de Malaise dans la civilisation ? L’étude de leurs deux cerveaux devrait permettre à un anatomiste d’un siècle prochain d’attester un écart d’au moins trente mille ans.

Gustav Oppermann : de dandy à lanceur d’alerte, l’engagement des derniers instants

Au cours de ces journées, il fut en accord avec lui-même et avec son destin comme jamais auparavant. La vie s’écoulait, paisible, régulière, intense comme toujours, et il se laissait porter. Mais justement parce que l’ordre et le souffle paisible de cette Allemagne l’enveloppait d’un coup, qu’il allait du même pas que les autres, qu’il commençait à penser ce que pensaient les autres, il sentait doublement le danger de cette fausse paix et la nécessité de révéler l’escroquerie éhontée de ce pseudo-ordre.

Ayant trouvé refuge en Suisse où il a reçu la visite d’un homme de loi venu lui confier des documents confidentiels attestant de la situation de son pays, puis dans le Sud de la France où il rencontre un agent de la résistance, Gustav Oppermann ouvre les yeux. Son engagement naît à ce moment-là. L’éloignement géographique et la solitude contribuant à ce que les informations lues infusent. S’extraire du lieu où règne la confusion, auquel un attachement sentimental le relie, favorise la désintoxication de l’endoctrinement nazi qui corrompt le pays depuis quatorze ans. Délesté de la chape de plomb qui l’empêchait de réfléchir, Gustav se convainc de la nécessité d’alerter la communauté internationale. La vie futile et oisive qu’il a menée jusqu’alors, semée de plaisirs éphémères lui laissant à posteriori un arrière-goût d’inachevé, de profonde vacuité, trouve enfin un sens. Dans les deux acceptions du terme : direction et signification. Endossant une nouvelle identité, travesti, Gustav traverse la frontière, déterminé à réunir le matériel qui lui permettra d’appuyer ses dires. Les preuves des crimes nazis et de la folie qui a gagné le pays. Il sillonne les routes allemandes, observe une réalité grise et monotone, la crainte des petites gens de ne plus toucher leurs allocations, de souffrir d’une diminution de leur pouvoir d’achat, plutôt que de coups d’éclats. Des exactions ? Certes, il y en a. Personne ne le nie. Mais à quoi cela sert-il de répéter ce que tout le monde sait déjà ? Cela change-t-il quoique ce soit ? Gustav Oppermann serait-il le double romanesque de l’auteur allemand ? Figure de proue de la résistance intellectuelle allemande orchestrant ses actions depuis le Sud de la France, Lion Feuchtwanger a, comme son alter ego à l’héroïsme tardif, été interné dans un camp de concentration dont il s’évade, livre un témoignage factuel en temps réel de la montée du fascisme. Destitué de sa nationalité, stigmatisé, ses biens ayant été confisqués par Hitler, Lion Feuchtwanger ne baisse pas les bras et officie en tant que lanceur d’alerte, dirige une importante publication antifasciste.

Comment un homme aussi intelligent que Gustav pouvait-il être aussi aveugle ?

Des trois frères Oppermann, Gustav, le plus lettré capable de se tourmenter toute une nuit sur la tournure d’une phrase ou son manuscrit de la biographie de Lessing, semble le moins à même de s’engager. S’acharnant au cours des dîners, rendez-vous commerciaux, à défendre les valeurs de l’Allemagne civilisée dans laquelle il est né face à une bande de mercenaires aux méthodes grossières. Une bande de « vauriens armés » hissés au sommet par des capitaines d’industries et des propriétaires terriens qui, une fois leurs intérêts satisfaits, les balayeront d’un coup de main énergique du paysage politique. Quelle naïveté ! Les fils qui contrôlaient ces marionnettes ont depuis longtemps été coupés. Donner des armes à des idéologues enflammés, des brutes sans cervelle, ne peut que tourner aigre. Comment des hommes comme Gustav Oppermann ont-ils pu se fourvoyer avec autant d’aplomb ? Croire aux histoires qu’ils se racontaient ? Aux mensonges dont ils se berçaient ?

« Mais qu’allez-vous imaginer ? Que craignez-vous ? Vous croyez qu’on va empêcher nos clients d’acheter chez nous ? Qu’on va bloquer l’accès de nos magasins ? Nous déposséder du capital de notre entreprise ? Parce que nous sommes juifs ? » Il se leva, parcourut la pièce de long en large de son pas raide et ferme, son nez charnu palpitant sous son souffle furieux. « Arrêtez avec vos histoire à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. Depuis cent quatorze ans, si vous voulez le savoir. Vous croyez que ce peuple de soixante-cinq millions d’habitants a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi. Je refuse qu’on fasse cas de cette poignée de fous et de canailles. Je refuse qu’on raye de l’entreprise le nom réputé d’Oppermann. Je refuse qu’on négocie avec une tête de mule comme Wels. Je ne me laisserai pas gagner par votre panique. Pas moi. Je ne comprends pas comment des adultes peuvent se faire avoir par ce vieux tas de poudre aux yeux. »

La diaspora juive, un mouvement migratoire en répercussion aux persécutions

Comme, à l’ordinaire, ses propos sont pragmatiques, mais tous sentent que les Oppermann n’ont désormais plus de pôle commun, l’histoire d’Immanuel Oppermann, de ses enfants et petits-enfants est finie. Aujourd’hui encore, ils sont ensemble. Mais à l’avenir, ce sera au mieux le hasard qui les réunira. La patrie est dérobée à eux, ils ont perdu Berthold, la maison de la Gertraudtenstrabe et le reste, le laboratoire d’Edgar, la villa de la Max-Reger-Strabe : c’en est fait de ce qu’avait construit trois générations d’entre eux à Berlin et trois fois sept générations en Allemagne. Martin part à Londres, Edgar à Paris, Ruth à Tel-Aviv, Gustav, Jacques, Heinrich s’en vont on ne sait où. Les voila dispersés à travers le monde, ballottés par vents et marées.

 

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1933/Nouvelle traduction : 2023. Grand format aux Éditions Métailié, traduit de l’allemand par Dominique Petit, 400 pages.

Idées de lecture autour de la Seconde Guerre mondiale…

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La vengeance de Fanny, Yaniv Iczkovits : vendetta féministe façon chevauchée déjantée dans la Russie du 19e siècle

Dans une province reculée de l’empire russe, Mendé Speisman désespérée par le départ de son mari ; désistements qui par ailleurs semblent se succéder à la vitesse d’une épidémie ; se jette dans la rivière Yasselda. Zvi-Meïr Speisman, comme tant d’autres avant lui, a troqué son shtetl de Polésie pour la grande ville de Minsk. Décidée à venger sa sœur et à lui ramener son fugitif de mari, Fanny Keizman entreprend une chevauchée en pleine nuit. Faisant route avec une équipe de bras cassés, la jeune femme qui pousse l’originalité jusqu’à officier comme shokhetet – abatteur rituel de la communauté juive – devra compter pour se défendre sur son habileté à manier la lame. Relevé et piquant, La vengeance de Fanny revisite les codes du western : vendetta, personnages truculents à la gâchette facile, roadtrip en calèche, hommes taciturnes marqués par la vie et femme éprise de liberté, tout en opérant un virage complètement loufoque. Comme un pied de nez aux romans d’aventure exclusivement masculin, genre qui a longtemps dominé, les femmes se hissent de plus en plus avec panache en héroïnes révoltées. Que ce soit sous les traits d’une mère de famille juive rangée exempte de remords, d’une héroïne argentine queer en quête de schémas familiaux alternatifs (Les Aventures de China Iron de Gabriela Cabezón Cámara) ou d’une orpheline kidnappée par des Indiens traversant en caravane l’Ouest américain (Des nouvelles du monde de Paulette Jiles). Mêlant l’humour juif au burlesque, l’auteur israélien Yaniv Iczkovits nous immerge dans un univers mystérieux, ponctué de termes hébreux et yiddish qu’un lexique enrichi nous permet d’apprécier. Celui des shtlels, du peuple juif dont le communautarisme s’éclaire à la lumière de l’antisémitisme qui sévissait fin 19e dans les pays de l’Est. Hormis un tunnel narratif au milieu du roman et un côté foutraque un peu lassant, un vent de liberté souffle sur les pages de cette épopée féministe déjantée, entre quête d’émancipation et de liberté.


Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit de l’hébreu par Jérémie Allouche, 512 pages.


Idées de lecture…

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Poussière dans le vent, Leonardo Padura : la diaspora cubaine

« Chaque action provoque une réaction. Nous sommes le résultat d’un grand désordre. Nous vivons sur un manège qui ne s’arrête pas et qui, avec sa force centrifuge, essaie toujours de nous expulser vers l’espace. Tu as beau courir, ton passé peut toujours te rattraper. » Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Dans les années 90, alors que l’URSS est démantelée et l’île maintenue artificiellement sous perfusion soviétique s’enfonce dans l’extrême pauvreté, le Clan se réunit pour célébrer les trente ans de Clara. Un groupe soudé de huit amis, que la maison de Fontanar accueille pour la dernière fois. Dans les jours qui suivent, Walter meurt dans des circonstances troubles et une Elisa enceinte plus confuse et révoltée que jamais s’évapore avec ses secrets, maintenant le flou sur la paternité. Sous l’impulsion de la jeune génération tombée sur une photo prise ce soir-là, la vérité commence à émerger. Et avec elle les souvenirs enfouis. La plupart sont partis, quand d’autres, comme Clara et Bernado, font le choix de rester. Par inertie ou peut-être parce que des liens puissants les rattachent à leur pays. Devenant le centre de gravité d’une diaspora cubaine charriant son lot de regrets et de nostalgie. Piliers d’une mémoire affective commune à tous les exilés. Suivant une boucle temporelle se refermant sur l’élucidation d’une affaire sordide à l’origine de la dispersion d’un groupe d’amis, Leonardo Padura sonde avec émotions l’ambivalence des sentiments ressentis par tout exilé ayant rêvé un jour de faire table rase du passé, et avec lui de ce qu’il a été. Peut-on couper avec ses racines si facilement ? Ou notre identité, composée de différentes strates du temps et de demi-vérité, nous échappe-t-elle inexorablement ? Une fresque politique et une quête identitaire brillamment orchestrée autour de cette interrogation : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »

La même vieille chanson
Rien qu’une goutte d’eau dans une mer sans fin.
Tout de ce que nous faisons se désagrège,
Même si nous refusons de le voir.
Poussière dans le vent,
Nous ne sommes que de la poussière dans le vent.

Kansas, 1977

L’amour, le hasard : certaines personnes sont-elles destinées à se rencontrer ?

Point de jonction entre deux boucles temporelles : les souvenirs nostalgiques de Cuba dans les années 90 et la vie d’Adela aux États-Unis, la relation amoureuse entre la fille de Loreta et Marquitos – fils de Clara, semble le fruit d’un hasard miraculeux. Comment ces deux êtres précédés par une histoire intime si puissante, faite de fantômes, de mystères et de secrets, ont-ils pu se retrouver dans un pays étranger ? Se reconnaître inconsciemment et s’aimer instantanément ? D’autant que Loreta et Clara étaient proches à l’époque, qu’une attirance réciproque avait existé scellée par un unique baiser, à tel point que la frontière entre amour et amitié s’était brouillée et n’avait jamais pu être creusée. Les laissant étourdies, incapables de mettre des mots sur ce qu’elles avaient ressenti. À travers cette histoire d’amour, Leonardo Padura illustre magnifiquement le concept de « mémoire affective », comment une décision entraîne une multitude de répercussions et que fuir son passé ne permet en aucun cas d’y échapper. Les agissements du trio Loretta, Clara et Darío se répercutant sur les générations d’après. Le hasard n’existe pas. Malgré les réticences de sa mère à évoquer sa vie à Cuba, Adela éprouve une fascination pour le pays de ses origines. Fascination qui vire à l’obsession la poussant à étudier son sujet à fond, à entreprendre un voyage à La Havane, à fréquenter des communautés cubaines, gravitant autour de ce point d’attraction avec la sensation que quelque chose lui échappe. Le mutisme de Loreta poussera Adela à creuser son histoire familiale. Une histoire qui recoupe tragiquement celle de Cuba, du communisme, de la police secrète, d’un groupe d’amis dispersé, de morts accidentelles… L’amour étant peut-être la plus belle manière de boucler la boucle et de se réconcilier avec le passé. D’aller de l’avant.

Ce fut là qu’il commencèrent à soupçonner que, s’ils avaient parcouru dans leurs vies les chemins les plus tortueux et les plus rocambolesques, c’était seulement dans le but de se croiser, car l’histoire et le destin avaient voulu, qu’ils se rencontrent, qu’ils s’aiment et que, sans qu’ils le sachent encore, ils referment une boucle du destin le plus improbable qu’ils auraient jamais pu imaginer.

Loreta avait vécu avec ces craintes depuis qu’elle avait appris comment une boucle alambiquée du karma s’était immiscée dans un ensemble de décisions et de solutions apparemment dues au hasard pour faire en sorte que sa fille rencontre à Miami Marcos Martínez Chaple, justement Marquitos, et tombe presque immédiatement amoureuse de lui.

L’exil, la nostalgie

Est-il vrai que personne n’abandonne le lieu où il a été heureux, comme le répétait toujours un Horacio philosophe, lesté de lectures inquiétantes ? Et le lieu où il ne l’a pas été, mais qui est le sien et dont il n’aurait jamais pensé ni souhaité s’éloigner ? Est-il possible de marquer le moment précis où une existence se tord, cette rupture funeste qui pousse une ou plusieurs vies sur des chemins inattendus ? Combien dure, combien pèse ce moment où tout se décide, ce moment précis ou imprécis, visible ou indiscernable à l’instant où il éclôt, ainsi que Clara l’aurait formulé avec ces mots ou avec d’autres ? Et le bonheur : combien dure le bonheur ? Et après les échecs, est-il encore possible qu’existe une victoire finale, comme Bernado le disait souvent ? Mais, surtout, ainsi que s’était plaint une fois Darío : faut-il vivre avec ce genre de questions, sans réponses convaincantes, ni même au moins consolatrices ?

Il croisait d’autres gens qui lui semblaient bizarres, abîmés, des créatures surgies de l’exubérante précarité alentour, des mauvaises caricatures des personnes au milieu desquelles il avait vécu, dont il avait fait partie durant les trente-six premières années de son existence sans les avoir vues à travers ce prisme sombre, modelé par la distance, l’absence, les découvertes, les souvenirs, les oublis et l’abandon . Quel était son monde ? Où était-il ? Que lui était-il arrivé ?

Irving avait, avant, fait l’expérience des départs de Darío, Horacio, Fabio Et Louna, tous dans des circonstances différentes, avec des adieux bruyants ou furtifs. Tous avaient souffert de la disparition traumatisante d’Elisa et du suicide de Walter, toujours vécus comme des arrachements, comme des derniers chapitres venant gonfler le long épilogue d’une historie collective.

Neurochirurgien réputé à Cuba, Darío profite d’une opportunité professionnelle en Espagne pour s’expatrier à Barcelone. Sans même informer sa famille de son projet. Là-bas, il tentera coûte que coûte d’endosser une nouvelle identité : catalan militant pour l’indépendance de sa région, propriétaire d’une maison luxueuse, esthète raffiné, avec en tête de ne jamais regarder en arrière. Le regard fixé vers l’horizon s’interdisant de repenser au passé, à ses origines. Sa naissance dans un immeuble miteux de La Havane, une enfance entre les feux croisés de la pauvreté et une mère alcoolique lui infligeant des corrections d’une extrême violence. Si chacun des membres du Clan tentera à sa manière de se réinventer, Darío est celui qui ira le plus loin dans l’effacement de soi, de ce qui le rattache à Cuba, n’hésitant pas à couper net avec sa femme et ses enfants. À la lumière de sa vie, une aversion aussi extrême pour son pays s’entend. Et qui peut lui reprocher d’avoir saisi la première occasion pour le quitter ?

[…] en fait, il voulait seulement devenir autre chose, un autre Darío, catalan ou martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Darío original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? À quoi sert la nostalgie ?

Ramsés et Darío, deux personnes qui avaient fait de la distance un bouclier plus qu’une cause de lamentations et de regrets, qui avaient réorienté leurs vies de façon satisfaisante, et radicale par bien des aspects, durent se rendre aussi à l’évidence que le passé peut être une tâche indélébile.

Partir ou rester ?

Pourquoi tous ces gens qui avaient vécu de façon naturelle dans une proximité affective, attachés à leur monde et à ce qui leur appartenait, s’efforçant durant des années d’améliorer la vie personnelle et professionnelle à laquelle ils avaient eu accès dans leur pays, décidaient ensuite de poursuivre leur vie en exil, un exil dans lequel, supposait-elle, et c’était ainsi que Fabio l’avait ressenti, ils ne retrouveraient jamais ce qu’ils avaient été et n’arriveraient jamais à être autre chose que des transplantés avec de nombreuses racines apparentes ? Ou parviendraient-ils à être autre chose, n’importe quoi d’autre que des étrangers, des réfugiés, des clandestins, des exilés, des apatrides ?


Mon appréciation : 4/5


Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, 744
 pages.


Idées de lecture…

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{Pal de tour du monde} : Canada, États-Unis et Amérique latine 🌎 #4

Qui dit nouveau continent, dit nouvelle pile de livres à lire ! Voici quelques-unes des lectures qui m’accompagneront au Canada, aux États-Unis et en Amérique latine, avant un nouvel et dernier approvisionnement en Argentine 😎


🇨🇺 Poussière dans le vent de Leonardo Padura

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Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Un secret qui ne sera levé qu’à la toute fin, une brillante réflexion sur l’exil, l’identité, un passé que l’on cherche à fuir, mais qui ne cesse de nous hanter… L’écrivain cubain nous offre un beau pavé, en outre parfait pour l’été 🌞 [Lire la chronique]


🕍 La promesse de Chaïm Potok

Suite du magnifique roman d’amitié L’élu, se déroulant dans les milieux hassidiques new-yorkais, La promesse du rabbin Chaïm Potok suit l’évolution des deux adolescents devenus étudiants. Leur amitié survivra-t-elle aux chemins divergents que prennent leurs vies ?


🇺🇸 Harlem Quartet de James Baldwin

Résumé éditeur : Dans le Harlem des années cinquante, se nouent les destins de quatre adolescents : Julia l’enfant évangéliste qui enflamme les foules, Jimmy son jeune frère, Arthur le talentueux chanteur de gospel et Hall son frère aîné.

Trente ans plus tard, Hall tente de faire le deuil d’Arthur et revient sur leur jeunesse pour comprendre la folle logique qui a guidé leur vie. Pourquoi Julia a-t-elle subitement cessé de prêcher ? Pourquoi le quartet s’est-il dispersé ? Pourquoi Arthur n’a-t-il jamais trouvé le bonheur ?


🇩🇪 Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger

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Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité.[Lire la chronique]


🚌 De beaux lendemains de Russell Banks

Résumé éditeur : L’existence d’une bourgade au nord de l’état de New York a été bouleversée par l’accident d’un bus de ramassage scolaire, dans lequel ont péri de nombreux enfants du lieu.

Les réactions de la petite communauté sont rapportées par les récits de quatre acteurs principaux. Il y a d’abord Dolorès Driscoll, la conductrice du bus scolaire accidenté, femme solide et généreuse, sûre de ses compétences et de sa prudence, choquée par cette catastrophe qui ne pouvait pas lui arriver, à elle. Vient Billy Ansel, le père inconsolable de deux des enfants morts. Ensuite, Mitchell Stephens, un avocat new-yorkais qui se venge des douleurs de la vie en poursuivant avec une hargne passionnée les éventuels responsables de l’accident. Et enfin Nicole Burnell, la plus jolie (et la plus gentille) fille de la bourgade, adolescente promise à tous les succès, qui a perdu l’usage de ses jambes et découvre ses parents grâce à une lucidité chèrement payée.

Ces quatre voix font connaître les habitants du village, leur douleur, et ressassent la question lancinante — qui est responsable ? — avec cette étonnante capacité qu’a Russell Banks de se mettre intimement dans la peau de ses personnages.


🗽 Ombres sur l’Hudson d’Isaac Bashevis Singer

Résumé éditeur : Rien ne sera plus comme avant pour ces survivants venus de Pologne qui se retrouvent à New York en 1947. Alors ils sont saisis d’une folle envie d’agir, d’aimer, d’entreprendre, de réussir. D’aimer, surtout. Au centre du roman, Grein, pris entre trois femmes : la sienne, sa maîtresse et Anna, fantasque et irrésistible. Pour pouvoir vivre ensemble, Grein et Anna défient leur entourage, au risque de briser des vies et de se détruire mutuellement.C’est au plus profond du coeur humain que nous entraîne Ombres sur l’Hudson, au coeur de l’amour, de la passion, de l’angoisse, du désespoir et parfois de la folie. De la lecture de cet immense roman, nul ne sortira indemne.


🇵🇱 La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer

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Prix Nobel de littérature 1978, immense auteur du yiddish, Isaac Bashevis Singer dépeint avec un formidable talent de conteur, réalisme, humour et générosité le rejet d’un modèle archaïque par les jeunes générations d’une famille orthodoxe juive à Varsovie, la recherche du grand amour, de la passion, l’exercice du libre-arbitre, l’affrontement constant entre individualisme et communautarisme. Quelle place occupe l’individu au sein de la communauté juive et cette même communauté au sein de la société ? De ces êtres fourmillant de vie, Singer tire l’essence même de ce qui fait l’être humain, ses névroses, ses doutes, ses tiraillements moraux, la peur de passer à côté de son destin en subordonnant sa liberté au jugement d’autrui, aux règles strictes de la vie en circuit fermé, dont la transgression mène le plus souvent à l’exclusion.[Lire la chronique]


🕎 Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen

Résumé éditeur : Shulem Deen a été élevé dans l’idée qu’il est dangereux de poser des questions. Membre des skver, l’une des communautés hassidiques les plus extrêmes et les plus isolées des États-Unis, il ne connaissait rien du monde extérieur. Si ce n’est qu’il fallait à tout prix l’éviter.

Marié à l’âge de dix-huit ans, père de cinq enfants, Shulem Deen alluma un jour un poste de radio – une première transgression minime. Mais sa curiosité fut piquée et le mena dans une bibliothèque, puis sur Internet, et ébranla les fondements de son système de croyances. Craignant d’être découvert, il sera finalement exclu pour hérésie par sa communauté et acculé à quitter sa propre famille. Dans ce récit passionnant, il raconte ce long et douloureux processus d’émancipation et nous dévoile un monde clos et mystérieux. Une expérience qui a propulsé l’auteur dans une remarquable carrière littéraire.


🥨 La vengeance de Fanny de Yaniv Iczkovits

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Mêlant l’humour juif au burlesque, l’auteur israélien Yaniv Iczkovits nous immerge dans un univers mystérieux, ponctué de termes hébreux et yiddish qu’un lexique enrichi nous permet d’apprécier. Celui des shtlels, du peuple juif dont le communautarisme s’éclaire à la lumière de l’antisémitisme qui sévissait fin 19e dans les pays de l’Est. Hormis un tunnel narratif au milieu du roman et un côté foutraque un peu lassant, un vent de liberté souffle sur les pages de cette épopée féministe déjantée, entre quête d’émancipation et de liberté.[Lire la chronique]


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Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev : l’autopsie freudienne d’une famille israélienne

« Pourquoi dans cette famille passait-on son temps assis autour du brasier de l’amour à ne cesser de mesurer la hauteur des flammes, quelle étrange malédiction se transmettait-on de génération en génération ». Fille de pionniers, Hemda a été élevée dans un Kibboutz par deux idéologues. Un père sévère s’efforçant de lui inculquer des valeurs communautaires et une mère en déplacement courant les financements. L’idéal sociétal pour lequel ses parents ont tout sacrifié ayant échoué, Hemda a déménagé à Jérusalem avec son mari et ses deux enfants. Alors qu’elle est malade et vit ses derniers instants, Avner et Dina se relaient à son chevet, rembobinant le fil de leur vie et de leurs regrets. Un désir tardif d’enfant, auquel Dina s’accroche malgré la folie du projet, espérant retrouver l’amour dont sa mère, dans un mimétisme inconscient, l’a privée. Le naufrage de son mariage, qu’Avner, pourtant avocat spécialisé dans la défense des causes perdues, constate avec amertume. Jeune, inexpérimenté, à l’époque il s’était précipité dans le mariage comme on prend la fuite, voyant en Salomé un moyen d’échapper à une relation maternelle trop fusionnelle. Après avoir décortiqué le délitement du couple et l’explosion de la cellule familiale dans Thèra, la passion adultérine dans Vie amoureuse et la résurgence d’un premier amour dans Douleur, l’autrice israélienne poursuit son exploration de la psyché humaine. Dans Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev ajuste sa focale sur la famille, les motifs sous-jacents de la maternité et les regrets inhérents au passage du temps. Vit-on par procuration à travers ses enfants ? Sont-ils inévitablement une projection maladroite des désirs des parents ? Usant du flux de conscience woolfien pour développer des thèmes freudiens : tels que le poids de l’enfance et la répétition de schémas familiaux, Zeruya Shalev nous plonge dans les pensées tourmentées de personnages complexes et angoissés. Mettant à jour nos peurs et névroses les plus profondes. De l’âme humaine ainsi mise à nu, surgit la seule question qui devrait, au jour le jour, nous guider : à la fin, quand tout aura été dit, que restera-t-il de nos vies ?


Hemda, l’éternelle enfant

[…] mais vie de leur mère n’est-elle pas remplie d’heures divisées en moitiés ou en quarts, de toute façon qui pourrait décrypter l’essence des choses, que s’était-il donc passé pour qu’Hemda, fille de deux grands pionniers, venue au monde dans la première moitié du vingtième siècle, soit si rêveuse, si étrange et étrangère, incapable de s’habituer au kibboutz dans lequel elle était pourtant née et avait grandi, qu’est-ce qui l’avait poussée à épouser leur père, ce garçon solitaire venu d’ailleurs dont l’amour s’était vite transformé en haine et la dépendance en rancœur, mais surtout pourquoi avait-elle été condamnée, elle justement, à illustrer, par sa longévité, ce que l’existence avait d’absurde car, excepté la durée de sa vieillesse, elle avait tout raté, tout vécu à l’envers, une femme qui n’avait pas aimé son mari, une enseignante qui n’avait pas aimé enseigner, une mère qui n’avait pas su élever ses enfants, une conteuse incapable de coucher la moindre histoire sur le papiers.


Comment as-tu osé me modeler en une autre que celle que j’étais puis m’abandonner comme ça, suspendue entre ciel et terre, incapable d’être la fille que tu voulais, incapable de devenir ce que j’aurais dû être.


Dina, la « mal-aimée » entourée de regrets, qui aimerait tout recommencer

[…] quel gâchis, c’est trop tard, mais de quoi parle-t-elle, le sait-elle seulement, trop tard pour tomber amoureux l’un de l’autre, trop tard pour mettre un enfant au monde, trop tard pour changer de vie, cette altération n’était-elle pas dans l’œuf, oh, Amos, si seulement nous pouvions recommencer depuis le début, je ferais tout différemment.

Une mère peut-elle aimer différemment ses enfants ?

La naissance de Dina, son premier enfant, la mort de son père et la résignation du lac s’étaient mêlées dans son esprit et avaient formé un nœud figé et putride qui, à chaque contact, ne fût-ce qu’en pensée, générait de l’effroi. […] et pendant ce temps, dans un berceau de la maison d’enfants, un bébé arrivé avant l’heure suçait goulûment son pouce, une petite fille qui, au lieu d’apporter joie et consolation comme tous les bébés, semblait avoir été frappée de malédiction et ne pouvait espérer que le coup de baguette magique libérateur qui ramènerait sa mère vers le monde des vivants et surtout vers elle. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce coup de baguette magique arriva, deux ans plus tard, sous la forme d’un nouveau bébé, et ce fut lui qui sauva Hemda, l’arracha à ses souffrances et emplit son cœur d’amour, il le fit sans le moindre effort, réussit là où sa grande sœur avait subi un cuisant revers, si bien que ce fut aussi lui qui en récolta les fruits.


Avner, « l’éternel prisonnier » défenseur des faibles et des opprimés

Oui, éternel prisonnier, il s’était attaché à elle trop jeune, comment aurait-il pu imaginer que son premier flirt avec une adolescente pas très grande et aux cheveux coupés court, une histoire principalement guidée par une curiosité juvénile et son besoin affolé de se protéger de sa mère, se refermerait sur lui et deviendrait le piège dans lequel il se débattrait toute sa vie, incapable de s’en échapper, incapable de s’y habituer.


Depuis des années, il se bat contre les institutions les plus puissantes, l’État, l’armée, les services de sécurité, il se bat pour des terres et des indemnisations, des troupeaux et des cabanes en boue, des taudis et des cuvettes de cabinets, oui, parce que c’est là que réside la dignité des malheureux pris entre les feux croisés de forces qui les dépassent […] qui s’occupera de ces tribus en voie de disparition, ces âmes libres du désert, ces Bédouins, fiers nomades qui sont à présent réduits à ramasser les ordures aux abords de nos villes ? Rares sont ceux qui acceptent encore de défendre les faibles, les cerveaux les plus brillants se mettent au service du pouvoir, c’est tellement plus excitant de représenter le gouvernement, les banques, les nantis ! Mais toi, quand tu enfiles ta robe dans la salle d’audience, c’est justement là que tu te sens puissant, en plaidant pour les désarmés et les humiliés face au système capable de les broyer, parfois même tu arrives à gagner, et alors tu ne te sens plus du tout démuni, sauf que ces dernières années tu peux compter tes victoires sur les doigts de la main, il revoit le visage de Soliman marqué par la déception, est-ce lui, Avner, qui a moins de force ou le pays qui s’est musclé ? Qui se bat avec davantage de rage parce qu’il se sent fragilisé justement ?

Mon appréciation : 4/5

 

Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 544 pages.


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