« Pourquoi, toi, tu aurais besoin d’avoir un but pour te sentir en paix avec toi-même ? […] Rien n’a de but. Le monde existe point final. […] exister dans le monde et l’admirer, ça suffit. Tu n’as pas besoin de justifier ni de mépriser ton existence. Tu as le droit de te laisser vivre. » Envoyé par les robots réfugiés au cœur de la forêt depuis la Transition pour répondre à la question : « De quoi les humains ont-ils besoin ? », Omphale assiste démuni au désarroi de Dex, son ami. « Je suis quoi, si je ne suis pas moine ? »/ »Ça ne te gêne pas ? L’idée qu’en fin de compte ta vie n’aurait aucun sens ? »/ »Qu’est-ce qui cloche en moi ? »/ »Je ne me comprends pas moi-même ! ». Autant de questionnements existentiels que Froeur Dex a fui en sillonnant les routes sur son chariot-vélo en qualité de moine de thé. Jusqu’au jour où écrasé par l’inertie, il réalise que sa vocation ne suffit plus à combler le vide qui s’est insinué en lui. Face à la perte de sens de son existence, le moine de vingt-neuf ans plaque tout pour emprunter une route inconnue. C’est là, en pleine nature sauvage, autour d’un feu de camp, qu’Omphale apparaît. Un robot aux composants recyclés, la tête métallique carrée qu’illuminent des yeux d’un bleu chaleureux. Par le biais des conversations entre les deux êtres non genrés engagés dans une quête de vérité, Becky Chambers utilise le procédé de la maïeutique pour développer une réflexion philosophique et ontologique magnifique. Étranger aux doutes des humains, Omphale accompagne son ami dans son cheminement spirituel intérieur avec simplicité et bienveillance. En lui suggérant que la vérité n’est pas à rechercher ailleurs que dans l’observation de ce qui est, peut-être ce dernier trouvera-t-il enfin la paix. « À mon avis tu prends un concept acquis pour un besoin instinctif » ; celui de donner un sens à tout prix à sa vie. Chef de file de la SF positive, Becky Chambers nous convie à un voyage initiatique poétique loin des canons habituels de la science-fiction. D’une profondeur et d’un charme inouïs, ce planet opera guidera ceux qui se sont égarés, oubliant qu’habiter le monde et s’en émerveiller suffit.
Dédicace
Pour vous qui avez besoin de souffler
Becky Chambers, SF positive & inclusive
LA SCIENCE-FICTION : QUE DES MECS, OÙ SONT LES FEMMES ?!
À la recherche d’un livre feel-good, sans être mièvre pour autant, j’ai fait un saut à la Librairie Fantastique, située dans le 12e arrondissement de Paris. Cette librairie est spécialisée dans les littératures de l’imaginaire, un domaine très vaste, où les abréviations et sous-genres pleuvent : SF, SF positive, SFFF, fantastique, fantasy, fantasy épique, space opera, planet opera, cyber punk, post-apocalyptique, dark fantasy, uchronie, dystopie, et j’en passe ! Difficile de s’y repérer. Si j’avais une vague idée de la plupart de ces catégories, en revanche je n’avais encore jamais entendu parler de SF positive, encore moins de l’autrice américaine Becky Chambers, saluée par la critique et auréolée du très prestigieux Prix Hugo – prix littéraire américain crée en 1953 récompensant chaque année une œuvre de science-fiction ou de fantasy publiée l’année écoulée – pour L’espace d’un an – premier volet de sa trilogie : Les Voyageurs. La SF pure et dure et les grands classiques du genre tels que : Fondation d’Isaac Asimov, Dune de Frank Herbert, La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, Le problème à trois corps de Liu Cixin, Ravage de René Barjavel, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, La Guerre des mondes de H.G. Wells, 1984 de George Orwell ont TOUS été écrits par des hommes, racontent des histoires d’hommes dans un monde exclusivement (sauf rares exceptions) d’hommes. Une vision pour le moins réductrice de l’humanité. Rien que l’exemple du Seigneur des Anneaux est édifiant : quatre femmes trouvent leur place dans cette œuvre culte. Leur rôle étant largement secondaire. Découvrir la plume engagée de Becky Chambers a donc été une vraie claque ! Une bouffée d’air frais. D’autant que si l’atmosphère qui se dégage de cette novella est douce et cotonneuse, le style de l’autrice est précis, touche juste. Il n’y a pas un mot en trop. Tout est pesé et parfaitement dosé. Chaque réflexion subtilement amenée découle des échanges entre Frœur Dex et Omphale suivant un procédé didactique fluide et maîtrisé. Ici, pas de vaisseaux à torpiller ou d’ego à flatter, mais une réflexion ontologique sur le sens de l’être, de la vie, ce qui contribue à donner un sens à notre existence. Face à sa crise de foi, Frœur Dex se met à douter. C’est le doute qui va le pousser à voyager, à partir sur les routes de Panga, en quête de vérité. En cela, Un psaume pour les recyclés sauvages est un récit initiatique futuriste. L’emploi de l’écriture inclusive contribue au message d’amour et d’humanité véhiculé par Becky Chambers. D’ailleurs, le fait que les héros soient non genrés n’empêchent pas de s’identifier à eux. Au contraire, leurs interrogations en deviennent universelles. Les rapports entre tous les personnages – notamment entre Frœur Dex et Frœur Baskin qui ont été amant.e.s au début du roman – sont respectueux et n’entravent jamais leur intimité. La violence n’a pas sa place, tandis que l’apprentissage dans de nombreux romans de SF/Fantasy passe par une épreuve douloureuse : les héros sont orphelins, ont été abandonnés, violentés, ont vécu une enfance compliquée ou vivent dans un monde en guerre. Dépasser les épreuves imposées par la vie les forge et leur permet de s’endurcir et donc de grandir. Le postulat est donc que grandir implique de souffrir. Sympa ! Comme si l’émancipation ne pouvait s’effectuer par le biais de réflexions et de conversations, de contacts avec autrui nous proposant des parcours de vie que nous n’aurions pas envisagés. Peut-être qu’il serait temps d’observer le monde autrement. Qu’une vision manichéenne du monde ne permet pas d’épouser toute sa complexité.
La liberté : le chemin vers le bonheur ?
Un beau jour – à vingt-neuf ans, Frœur Dex se réveille et constate à regret que son métier de moine aux Bocages ne le satisfait plus. Que ce qui contribuait à son bonheur : les tâches répétitives qui ponctuaient ses journées ne font plus sens. Le trouble se mue rapidement en malaise, s’étendant en cercles concentriques à l’ensemble des aspects de sa vie. Tout d’abord son cadre de vie. La ville l’étouffe. L’absence de nature est un manque qui, une fois constaté, ne fait qu’empirer : « Iel n’avait jamais vécu dans le voisinage de grillons qui chantaient, mais, une fois, qu’iel eut remarqué l’absence de leur chant dans les sons et la ville, elle était devenue impossible à ignorer. » Même après deux années sur les routes de Panga à conduire son chariot-vélo et à servir du thé en recevant les confessions d’humains en quête d’un moment privilégié, Dex ne peut se défaire d’un sentiment d’inachevé. Une sorte de dissonance cognitive, source de tension. L’écart a continue de se creuser entre ce à quoi il aspire, ce qu’il fait et ce qu’il est. Le choix de quitter le monastère pour aller au contact des autres a eu un effet apaisant dans les premiers temps, puis le doute est revenu. Frœur Dex réunit toutes les conditions pour être heureux, et pourtant il ne l’est pas. La point de friction se situe peut-être dans le schéma de pensée qu’il a intériorisé et qui a participé à édicter les critères de son bonheur, les fameuses cases à cocher. Au lieu de chercher à traiter les symptômes d’un mal-être persistant, Frœur Dex décide de s’atteler à la racine du problème. Il quitte tout. Abandonne son chariot-vélo à l’orée de la forêt pour s’y émerger. C’est là, en retrait de la société, qu’il va se trouver et rencontrer celui qui l’accompagnera avec bienveillance sur le chemin de la connaissance de soi. Qui le repoussera dans ses retranchements et lui montrera que c’est la propension humaine à l’anthropocentrisme, cette idée que l’espèce humaine a une mission, qui nourrit ses frustrations.
Pendant ces nuits blanches, Dex se demandait souvent où iel allait au juste. Iel n’avait jamais vraiment trouvé la réponse. Iel y allait quand même.
Je suis quoi, si je ne suis pas moine ?
[…]
– Vous… » Omphale désigna Dex. « Qui nous avez créés… » Il se planta le doigt sur le torse. « …Nous avez créés dans un but bien précis. Un but qui était gravé en nous. Mais lors de l’Éveil, quand nous avons dit : « Nous avons conscience de notre but et nous n’en voulons pas », vous avez accepté notre décision. Non contents de l’accepter, vous avez tout reconstruit pour vous adapter à notre absence. Vous étiez fiers de nous qui avions transcendé notre but, et fiers de vous qui aviez respecté notre individualité. Mais alors, pourquoi tiens-tu absolument à te fixer un but, pourquoi te rends-tu malade à l’idée de ne pas le connaître, pourquoi cela te désespère-t-il ? Si tu comprends que, pour les robots, l’absence de but – notre refus des buts que vous aviez fixés pour nous – est la preuve suprême de notre maturité intellectuelle, pourquoi t’épuises-tu à chercher le résultat inverse ?
– Tu es ici pour apprendre à connaître les humains.
– Ça, c’est ce que je fais. Ce n’est pas ma raison d’être. Quand j’en aurais terminé avec cette mission, je passerai à autre chose. Je n’ai pas de but, pas davantage qu’une souris, une limace ou une ronce. Pourquoi, toi, tu aurais besoin d’en avoir un pour te sentir en paix avec toi-même ?
« L’Éveil » des robots : une question éthique
Nous n’avons jamais connu d’autre vie que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos vills d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage.
Pour une raison inconnue, des centaines d’années avant que ne s’ouvre le roman, les robots crées par les humains dans un but industriel se sont éveillés. Se sont mis à conscientiser leur place dans le monde, à l’interroger. « L’ère des usines » a laissé place à « L’éveil » et un changement de paradigme s’est opéré. Utiliser des machines sans âme à des fins productives est une chose, une autre de maintenir prisonnier un « être » contre sa volonté en le forçant à effectuer des tâches ingrates qu’on rechigne soi-même à réaliser… Face à cette réalité, la culpabilité des humains a fini par l’emporter sur les intérêts financiers et un accord fut scellé. Les robots ont quitté les usines, recouvrés leur liberté et gagner la forêt. Suite au refus catégorique des robots d’intégrer la société des hommes en tant que citoyens libres et leur souhait de fuir la civilisation moderne pour regagner la nature sauvage, le monde s’est scindé en deux. Depuis la « Promesse de séparation », nul contact entre humains et robots n’a été recensé. Quant à savoir quel Dieu régit la conscience des robots, le mystère reste entier. Avec une grande délicatesse, le worldbuilding (= univers fictionnel qui sert de cadre au roman) crée par Becky Chambers aborde une question éthique fondamentale : la différence de traitement entre des « êtres » que l’on estime doués de conscience et ceux qui en seraient dénués. Les robots appartiennent-ils aux hommes qui les ont créés ? Ou, dès que ces derniers se révèlent aptes à éprouver des sentiments et des émotions, leur libre arbitre est engagé ?
Un récit initiatique futuriste aux allures de fable écologique
Le malaise ressenti par Dex né du chant des grillons qui, bien qu’il n’en ait jamais fait l’expérience, lui manque. Ces sons d’avant la Transition appartenant à un écosystème englouti, ont été enregistrés et ne peuvent être écoutés que par le biais de la technologie. L’humain étant un être vivant, son indifférence face à l’extinction des espèces ne peut être que de courte durée, puisque la destruction de l’écosystème finira in fine par l’impacter. En situant ici la prise de conscience de Dex, Becky Chambers invite inévitablement à repenser notre manière d’interagir avec le vivant.
Dans la vie, parfois, arrive un moment où on a absolument besoin de foutre le camp de la ville. […] Frœur Dex ne la supportait plus. L’envie de partir était née avec l’idée du chant des grillons. […] Assez vite, Dex avait dépassé le stade du simple caprice ou du regret fugace pour un insecte lointain. L’envie gagnait tous les recoins de sa vie. Quand iel regardait les gratte-ciel, iel ne s’émerveillait plus de leur taille, iel déplorait leur densité : une humanité entassée à l’infini, si serrée que les plantes qui grimpaient le long de leurs boîtes de caséine s’enchevêtraient. Cette sensation d’une cité devenue prison se fit intolérable. Dex voulait habiter un lieu qui s’étendait au lieu de s’élever.
C’était la norme depuis la Transition, quand les habitants avaient légiféré sur la répartition territoriale. Cinquante pour cent de l’unique continent pangaïen était dévolus à l’usage humain ; le reste appartenait à la nature, et l’océan serait presque entièrement intouché. Quand on y pensait, c’était hallucinant : la moitié des terres pour une seule espèce, l’autre pour les milliers d’autres. Mais l’humanité avait un don pour bouleverser tout équilibre. Accepter une limite constituait déjà une victoire.
Mon appréciation : 5/5
PRIX HUGO DU MEILLEUR ROMAN COURT 2022
Date de parution : 2021. Aux Éditions de L’Atalante, collection La Dentelle du Cygne, série Histoires de moine et de robot, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers, 136 pages.
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