« Quand les espoirs et les craintes d’un père se concentrent avec cette intensité sur la personne d’une seule fille à ce point couvée […] cela ne va pas sans compromettre son propre bonheur. » Fraîche émoulue de l’internat de jeunes filles où son père – dans un souci de parfaire son éducation et de faciliter son entrée dans la haute société – l’a envoyée, Grace Melbury rentre dans son village natal niché dans la campagne anglaise, au cœur d’une forêt dont la vie intérieure évolue au diapason des émotions des habitants. Promise au fils d’un ami de son père, à qui ce dernier sacrifie sa fille pour racheter une faute du passé, Grace voit son avenir tout tracé. Et pourtant, malgré l’engagement contracté alors que Grace et Giles étaient enfants, Mr Melbury est réticent à l’idée de confier sa fille à un paysan. À gâcher l’investissement auquel il a consenti dans la perspective d’élever sa famille socialement. Sans réaliser qu’il foule les sentiments de sa fille, il rompt l’engagement. Cette décision aura des répercussions tragiques. Un mariage médiocre avec un homme inconsistant, versatile dans ses passions autant que dans ses affections. Une légèreté chèrement payée par Grace, qui acculée suffoque de voir sa liberté entravée et sa dignité piétinée. Le vernis des convenances lui intimant de rester quoiqu’elle doive endurer. Thomas Hardy dit tout de la force des sentiments, de la frivolité des êtres inconséquents, des rendez-vous manqués et des amours contrariées, de la proximité des âmes de ceux qui se côtoient depuis longtemps. La langue acérée de l’écrivain anglais épingle avec piquant les travers d’une société patriarcale confrontée à ses contradictions. C’est d’une intelligence et d’une virtuosité qui touchent au sublime. Thomas Hardy sonde avec pénétration les tréfonds de l’âme humaine, et retranscrit avec limpidité, justesse et subtilité ses plus infimes variations. Les forestiers est un chef-d’œuvre au charme bucolique, une tragédie sociale et sentimentale, d’une beauté à couper le souffle, porté par une plume cristalline à même de dissiper le voile altérant la perception des sentiments. Un monument.
Parmi toute cette abondance, quelques fruits étaient douteux, comme sa situation à elle, et elle se demanda s’il existait dans l’univers un monde où il y eût des fruits sans vers et des mariages sans chagrins.
En une phrase d’une concision remarquable, Thomas Hardy, dans la tradition des écrivains romantiques, fait s’épouser l’état d’esprit de son héroïne et la nature environnante. Les deux atteignant une forme d’harmonie, de symbiose. Tout en égratignant avec férocité les liens du mariage. C’est ce ton doux-amer, poétique et grinçant, ces traits d’esprit bien sentis qui font la force de l’écriture de Thomas Hardy. En adoptant une posture omnisciente, l’écrivain victorien saisit toutes les nuances de la palette des sentiments humains. Il porte un regard doux et lucide sur ses personnages, soulignant la complexité de leur personnalité, tout en évitant soigneusement de brosser des portraits manichéens. Jamais la lutte que mène les personnages entre les passions contraires qui les assaillent et les impératifs dictés par la société ne prennent le dessus sur la narration. Le style maîtrisé et ciselé les tient, empêchant le roman de basculer, de se dissiper, en coupant court aux effusions excessives. Un style élégant, délicieusement anglais !
Au-dessus de l’émotion sincère qu’elle faisait vibrer dans son cœur planait ce sentiment que, par un coup de dès impulsif, il s’engageait dans une aventure qu’il eût évitée de sang-froid.
{Club de lecture #LivresEtParlotte} : « Ruralités en littérature »
Les forestiers de Thomas Hardy a été choisi à l’issue d’un vote par les membres du Club de lecture – dont je fais partie et que je vous invite à rejoindre #LivresEtParlotte) – animé par Charlotte Parlotte sur le thème de la « ruralité en littérature ». Je la remercie chaleureusement puisque ce n’est pas forcément un roman vers lequel je serais allée naturellement. Et pourtant, j’en suis ressortie éblouie, subjuguée par la plume de Thomas Hardy. Une belle leçon qui prouve que cultiver sa faculté d’étonnement porte ses fruits 😉

« Le secret du bonheur, c'est de savoir limiter ses désirs.»
Si vous avez aimé, vous aimerez certainement…
- Dans la forêt de Jean Hegland
- Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë
- Chez les heureux du monde d’Edith Wharton
- Nord et Sud d’Elizabeth Gazkell
- Du bout des doigts de Sarah Waters
Date de parution : 1887. Éditions Libretto, traduit par Antoinette Six, 416 pages.
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