« Moi aussi, j’ai vécu un destin donné. Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout, […] désormais je devais en faire quelque chose, il fallait l’adapter à quelque chose, maintenant, je pouvais ne pas m’accommoder de l’idée que ce n’était qu’une erreur, un accident, une espèce de dérapage, ou que peut-être rien ne s’était passé. » Les camps de concentration : une anomalie de l’Histoire, un événement isolé, ou l’aboutissement « naturel » du processus de déliquescence d’une civilisation sur le déclin, soit une manifestation révélant les abîmes de l’âme humaine ? L’écrivain hongrois Imre Kertész (1929-2016), qui relate dans ce roman autobiographique bouleversant – premier volet de sa trilogie Vivre sans destin – sa déportation en 1944 à Auschwitz, son transfert à Buchenwald, le quotidien au sein du camp, puis sa libération un an plus tard, privilégie la seconde option. En 1944, 430 000 Juifs sont raflés et envoyés en un temps record, 8 semaines, vers les camps de la mort, dans le cadre de l’accélération de la mise en œuvre de la Solution finale après l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne nazie (à Auschwitz, un tiers des Juifs exterminés étaient hongrois). Imre Kertész, né à Budapest dans une famille de la bourgeoisie juive, est l’un d’eux. De sa confrontation avec l’horreur de la Shoah, l’adolescent de 14 ans en tire une leçon : le mal est inhérent au monde, son principe structurant, la norme et non l’exception. Ce qui pose bien évidemment la question épineuse d’une possible répétition, et celle irrésolue à la fin du récit de la faute. Qui est innocent et qui est coupable ? Une victime peut-elle être reconnue coupable du seul fait d’avoir consentie à ses conditions de réclusion ? La population de ne pas s’être révoltée ? Le bourreau d’avoir accepter de se plier aux ordres sans les contester ? Cette réflexion sur la nature et l’origine du mal ne cessera de le hanter et d’habiter ses romans. Puisque l’expérience concentrationnaire aura non seulement modulé sa vie, mais aussi façonné son œuvre littéraire. En cela, Kadddish pour l’enfant qui na naitra pas – qui clôt le triptyque – éclaire son refus de paternité au regard du traumatisme que l’Holocauste a été. De tous les écrits des camps que j’ai lus, le témoignage d’Imre Kertész a ceci de profondément choquant – aussi dérangeant certainement qu’a pu l’être le concept philosophique de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt en 1963, qu’avec un détachement contrastant avec l’horreur des faits relatés, sur un ton légèrement distant à hauteur d’adolescent, il édicte un constat terrifiant : le temps est une variable d’ajustement. Dit autrement, du fait de l’écoulement immuable du temps, du quotidien, de la répétition de taches identiques, de l’organisation millimétrée des journées, même dans un camp de concentration, l’homme est capable de s’adapter. Plus révoltant encore, d’en apprécier certains aspects. // « Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, qu’on me posera des questions. » « Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus clair et plus simple. »// Si le processus de rationalisation dans un régime totalitaire, en déshumanisant, enclenche une révision des valeurs morales, se traduisant par une banalisation du mal, sur ce terrain les réflexions d’Imre Kertész croisent celle d’Hannah Arendt en montrant par son expérience personnelle, qu’il concourt également à normaliser une situation où les valeurs ont été inversées. À relativiser l’horreur absolue. //« – Le temps. – Comment ça, le temps ? – Je veux dire que le temps, ça aide. – Ça aide…? À quoi ? – À tout. »// Confronté à une nouvelle réalité vertigineuse, l’esprit pour ne pas sombrer dans la folie, la trafique, se ment. //« Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait irrémédiablement dessus, sur place, il est possible qu’alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter. »// Appréhender de manière « naturelle » une situation exceptionnelle, devient, dès lors, la condition de la survie psychique du déporté. //« Il n’y a aucune absurdité que l’on ne puisse vivre tout naturellement. »// Il faudrait accepter d’être dépossédé de son destin, au nom d’une idéologie ou d’une cause supérieure (le bien collectif, la pureté de la race, l’hubris des dirigeants…), tout en le vivant obstinément. //« Je vais continuer à vivre ma vie invivable. »// Imre Kertész a cohabité 71 ans avec cette contradiction, qu’il a magnifiquement développée dans ses écrits, lui valant le prix Nobel de littérature en 2002 : « pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. » Puisqu’au creux de ses écrits se dessine une question existentielle : sommes-nous maîtres de notre destin ? Prises entre les feux croisés des idéologies – nazie puis communiste au 20e siècle, quelle place reste-t-il aux trajectoires individuelles ? L’homme évoluerait in fine dans un espace limité, régit par des forces politiques extérieures, avec l’illusion de disposer des pleines potentialités d’un destin qui ne lui a été que « donné ». // « On ne pouvait jamais commencer une nouvelle vie, on ne peut que poursuivre l’ancienne. »// Être sans destin est le fruit de 13 années à chercher comment trouver le ton juste pour exprimer l’indicible. Le résultat est un texte absolument indispensable, rendu lumineux par le désir de vivre de son auteur, revenu d’entre les morts, soulevant des questionnements intellectuels et philosophiques capitales avec une honnêteté déconcertante et une profondeur éblouissante.
Prix Nobel de littérature 2002 – Communiqué de presse
Imre Kertész
Le prix Nobel de littérature pour l’année 2002 est attribué à l’écrivain hongrois Imre Kertész
« pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. »
L’œuvre d’Imre Kertész examine si la possibilité de vie et de pensée individuelles existe encore à une époque où les hommes se sont subordonnés presque totalement au pouvoir politique. Son œuvre revient continuellement sur l’événement déterminant de sa vie : le séjour à Auschwitz où il fut déporté adolescent lors des persécutions nazies des Juifs hongrois. Pour l’écrivain, Auschwitz ne constitue pas un cas d’exception, tel un corps étranger qui se trouverait à l’extérieur de l’histoire normale du monde occidental, mais bien l’illustration de l’ultime vérité sur la dégradation de l’homme dans la vie moderne.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1975. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, 368 pages.
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