Car, vivante comme morte, visible comme invisible, je continue à panser, à guérir. Mais surtout, je me suis assigné une autre tâche […] Aguerrir le cœur des hommes. L’alimenter de rêves de liberté. De victoire. Pas une révolte que je n’aie fait naître. Pas une insurrection. Pas une désobéissance. […] Je n’appartiens pas à la civilisation du Livre et de la Haine.
En 2018, l’autrice guadeloupéenne Maryse Condé reçoit le Prix Nobel de littérature (alternatif). L’Académie suédoise récompensant une œuvre qui décrit dans « un langage précis »,« les ravages du colonialisme et le chaos du post-colonialisme ». À cela s’ajoute un volet féministe présent dès 1986 avec Moi, Tituba sorcière, inspiré de l’épisode historique des procès des sorcières de Salem à l’ère coloniale de la traite négrière. À l’issue de la chasse aux sorcières menée entre 1692 et 1693 dans des villages du Massachusetts, survenue dans un climat racial tendu, où l’obscurantisme religieux d’une communauté puritaine administrée par le pasteur austère Samuel Parris a entraîné l’arrestation de centaines d’innocents et l’exécution d’une dizaine d’entre eux. Elles plus précisément, puisque la majorité des accusées étaient des femmes. Un épisode récurrent d’hystérie collective aux vertus cathartiques permettant aux hommes de se décharger de leur sentiment de peur face à l’inconnu. Figure disruptive, puisque indépendante, souvent célibataire, détentrice d’un savoir réservé aux initiés et d’une sensibilité exacerbée à son environnement, la sorcière incarne par excellence le symbole d’une émancipation féminine dangereuse. En marge de la société, elle en transgresse tous les codes. Ce qui lui vaut d’être brûlée vive sur le bûcher. Fruit du viol de l’esclave noire Abena par un marin anglais sur un bateau négrier, avant qu’elle ne soit pendue pour s’être défendue face au propriétaire terrien qui tentait de l’abuser, Tituba est dès sa naissance confrontée à la violence des hommes, blancs. Orpheline à sept ans, elle est recueillie par Man Yaya, qui l’initie à la sorcellerie et au pouvoir guérisseur des plantes. Pourchassée comme créature de l’antéchrist de la Barbade à Boston, de Salem à Ipswitch, la vie de Tituba – personnage réel dont l’histoire est ici romancée – épouse celle des « minorités » sacrifiées sur lesquelles les civilisations dominantes ont assis leur hégémonie. Une servitude double : genrée et raciale. Publié à un an d’intervalle, le grand roman de Toni Morrison, Beloved, explore lui aussi, à travers le fantôme d’une enfant assassinée par sa mère, le sujet controversé du désir de maternité à l’aune de la condition d’esclave. Quand la colonisation s’étend au corps de la femme, qu’elle en est dépossédée, que son horizon se limite aux fers qui lui enserrent les pieds, quelle légitimité a la société de juger l’avortement ou un infanticide s’il s’agit d’épargner un enfant ?
Ce fut peu après cela que je m’aperçus que je portais un enfant et que je décidai de le tuer. […] Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. Pendant toute mon enfance, j’avais vu des esclaves assassiner leurs nouveau-nés en plantant une longue épine dans l’œuf encore gélatineux de leur tête, en sectionnant avec une lame empoisonnée leur ligament ombilical ou encore, en les abandonnant de nuit dans un lieu parcouru par des esprits irrités. […] je n’enfanterai jamais dans ce monde sans lumière ! […] La vie ne serait un don que si chacun d’entre nous pouvait choisir le ventre qui le porterait.
De ce travail de réhabilitation de la mémoire de ceux que l’histoire a stigmatisés puis oubliés, Maryse Condé tire le portrait flamboyant d’une héroïne inoubliable et révoltée.
Ce qui me stupéfait et me révoltait, ce n’était pas tant les propos qu’elle tenaient, que leur manière de faire. On aurait dit que je n’étais pas là, debout, au seuil de la pièce. Elles parlaient de moi, mais en même temps elles m’ignoraient. Elles me rayaient de la carte des humains. J’étais un non-être. Un invisible. Plus invisible que les invisibles, car eux, au moins détiennent un pouvoir que chacun redoute. Tituba, Tituba n’avait plus de réalité que celle que voulaient bien lui concéder ces femmes.
Mon appréciation : 4,5/5
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE ALTERNATIF 2018
Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Folio, 288 pages.
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