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Moi, Tituba sorcière, Maryse Condé : ma sorcière bien-aimée !

Car, vivante comme morte, visible comme invisible, je continue à panser, à guérir. Mais surtout, je me suis assigné une autre tâche […] Aguerrir le cœur des hommes. L’alimenter de rêves de liberté. De victoire. Pas une révolte que je n’aie fait naître. Pas une insurrection. Pas une désobéissance. […] Je n’appartiens pas à la civilisation du Livre et de la Haine.

En 2018, l’autrice guadeloupéenne Maryse Condé reçoit le Prix Nobel de littérature (alternatif). L’Académie suédoise récompensant une œuvre qui décrit dans « un langage précis »,« les ravages du colonialisme et le chaos du post-colonialisme ». À cela s’ajoute un volet féministe présent dès 1986 avec Moi, Tituba sorcière, inspiré de l’épisode historique des procès des sorcières de Salem à l’ère coloniale de la traite négrière. À l’issue de la chasse aux sorcières menée entre 1692 et 1693 dans des villages du Massachusetts, survenue dans un climat racial tendu, où l’obscurantisme religieux d’une communauté puritaine administrée par le pasteur austère Samuel Parris a entraîné l’arrestation de centaines d’innocents et l’exécution d’une dizaine d’entre eux. Elles plus précisément, puisque la majorité des accusées étaient des femmes. Un épisode récurrent d’hystérie collective aux vertus cathartiques permettant aux hommes de se décharger de leur sentiment de peur face à l’inconnu. Figure disruptive, puisque indépendante, souvent célibataire, détentrice d’un savoir réservé aux initiés et d’une sensibilité exacerbée à son environnement, la sorcière incarne par excellence le symbole d’une émancipation féminine dangereuse. En marge de la société, elle en transgresse tous les codes. Ce qui lui vaut d’être brûlée vive sur le bûcher. Fruit du viol de l’esclave noire Abena par un marin anglais sur un bateau négrier, avant qu’elle ne soit pendue pour s’être défendue face au propriétaire terrien qui tentait de l’abuser, Tituba est dès sa naissance confrontée à la violence des hommes, blancs. Orpheline à sept ans, elle est recueillie par Man Yaya, qui l’initie à la sorcellerie et au pouvoir guérisseur des plantes. Pourchassée comme créature de l’antéchrist de la Barbade à Boston, de Salem à Ipswitch, la vie de Tituba – personnage réel dont l’histoire est ici romancée – épouse celle des « minorités » sacrifiées sur lesquelles les civilisations dominantes ont assis leur hégémonie. Une servitude double : genrée et raciale. Publié à un an d’intervalle, le grand roman de Toni Morrison, Beloved, explore lui aussi, à travers le fantôme d’une enfant assassinée par sa mère, le sujet controversé du désir de maternité à l’aune de la condition d’esclave. Quand la colonisation s’étend au corps de la femme, qu’elle en est dépossédée, que son horizon se limite aux fers qui lui enserrent les pieds, quelle légitimité a la société de juger l’avortement ou un infanticide s’il s’agit d’épargner un enfant ?

Ce fut peu après cela que je m’aperçus que je portais un enfant et que je décidai de le tuer. […] Pour une esclave, la maternité n’est pas un bonheur. Elle revient à expulser dans un monde de servitude et d’abjection, un petit innocent dont il lui sera impossible de changer la destinée. Pendant toute mon enfance, j’avais vu des esclaves assassiner leurs nouveau-nés en plantant une longue épine dans l’œuf encore gélatineux de leur tête, en sectionnant avec une lame empoisonnée leur ligament ombilical ou encore, en les abandonnant de nuit dans un lieu parcouru par des esprits irrités. […] je n’enfanterai jamais dans ce monde sans lumière ! […] La vie ne serait un don que si chacun d’entre nous pouvait choisir le ventre qui le porterait.

De ce travail de réhabilitation de la mémoire de ceux que l’histoire a stigmatisés puis oubliés, Maryse Condé tire le portrait flamboyant d’une héroïne inoubliable et révoltée.

Ce qui me stupéfait et me révoltait, ce n’était pas tant les propos qu’elle tenaient, que leur manière de faire. On aurait dit que je n’étais pas là, debout, au seuil de la pièce. Elles parlaient de moi, mais en même temps elles m’ignoraient. Elles me rayaient de la carte des humains. J’étais un non-être. Un invisible. Plus invisible que les invisibles, car eux, au moins détiennent un pouvoir que chacun redoute. Tituba, Tituba n’avait plus de réalité que celle que voulaient bien lui concéder ces femmes.

Mon appréciation : 4,5/5

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE ALTERNATIF 2018

Date de parution : 1986. Poche aux Éditions Folio, 288 pages.

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Le rêve du Pêcheur, Hemley Boum : 4 générations d’une famille camerounaise frappée du sceau de la tragédie

Il manquait des centaines de pages au récit de sa vie, Dorothée lui montrait qu’elles avaient toujours été là, collées les unes aux autres, elle les détachait une à une, lui désignant les liens, les transitions : il ne s’agissait pas d’une nouvelle histoire, c’était la sienne encore, à la fois plus tragique et plus belle, plus effrayante et plus passionnante que tout ce qu’il avait pu imaginer.

Un cambriolage qui a mal tourné, une mère alcoolique et prostituée, son meilleur ami Achille lynché par la foule hystérique, le quartier pauvre de New Bell au Sud de Douala et ses horizons bouchés empêchant de se projeter… à 18 ans, sans un regard en arrière, Zachary s’en va. Tel un culbuto, pendant vingt ans, il vivra sur la brèche, ballotté au gré des événements, délesté des repères identitaires vecteurs de stabilité le reliant à son passé. À défaut, soucieux de faire profil bas, il subit le racisme systémique du pays qui l’a accueilli. C’est le jour où il devient père qu’il se retrouve acculé. Le trou béant laissé dans sa poitrine par la culpabilité se réouvre, ravivant son « abyssale absence d’ancrage » et un sentiment de solitude extrême. Contraint de mettre fin aux stratégies d’évitement élaborées depuis des années, Zachary entame une quête identitaire le conduisant de Paris à Douala jusqu’à Campo. Le petit village de pêcheurs, situé à l’extrême Sud du Cameroun sur le littoral atlantique, dont est issue sa lignée. Dans un beau roman choral rendant compte des résonances entre quatre générations de Mecobé, Hemley Boum tisse une fresque familiale faite de drames, d’amour, de pertes et d’attente. Soulignant les perturbations causées par l’arrivée des compagnies forestières, des coopératives et le développement de la pêche industrielle sur un écosystème vierge. Corrompant des sociétés dont le fonctionnement encore aujourd’hui repose sur des coutumes millénaires et attirant dans leur filet des hommes ignorant les ressorts de l’exploitation financière dont ils ne sont qu’un maillon. D’une faute originelle : le rêve d’émancipation du pêcheur Zacharias, au déracinement douloureux qu’implique l’exil vécu par son petit-fils, Hemley Boum éclaire les ressorts de la transmission intergénérationnelle, soit la manière dont les descendants se retrouvent dépositaires d’une histoire – nécessairement parcellaire – qui les a précédée, scellant leur destin et guidant leurs choix. Pour cesser d’être un « homme empêché », Zachary devra confronter son passé. Puisque c’est de cette ignorance que découle son impuissance. À l’instar de son précédent roman, Les jours viennent et passent, Hemley Boum observe les mutations sociales, économiques et politiques de son pays à l’aune de leurs répercussions sur les trajectoires de vie des membres d’une famille. Tout en ne négligeant pas de pointer du doigt les mécanismes pervers du racisme intégré : « C’est comme ça que ça se referme le piège : ce que tu subis t’humilie tellement que tu n’oses pas le nommer. »

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2024. Grand format aux Éditions Gallimard, 352 pages.

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Le Zéro et l’Infini, Arthur Koestler : l’échec du projet politique soviétique comme application littérale de l’idéologie marxiste {#LivreCulte}

Il n’y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L’une d’elle est chrétienne et humanitaire, elle déclare l’individu sacré, et affirme que les règles de l’arithmétique ne doivent pas s’appliquer aux unités humaines – qui, dans notre l’équation, représente soit zéro, soit l’infini. L’autre conception part du principe fondamental qu’une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l’individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté.

Inspiré des Procès de Moscou (1936-1938), Le Zéro et l’Infini est un texte critique au contenu engagé et subversif préfigurant l’échec du projet politique soviétique comme application littérale de l’idéologie marxiste. Un manifeste anti-stalinien, écrit entre 1938 et 1940, devenu une œuvre culte, universelle, visant à travers la disgrâce de Roubachof, un ancien leader de l’Internationale, membre de la vieille intelligentsia et Délégué du Comité Central, à alerter des dangers d’une lecture idéologique du monde. Selon un revirement ironique, somme toute logique, de bourreau le héros se meut en victime de l’épuration politique permettant le renouvellement régulier des dirigeants. Reconnu coupable de chefs d’accusation aussi variés que grotesques : sabotage industriel, collaboration avec des puissances étrangères, complot d’assassinat du N°1, mentalité contre-révolutionnaire, impulsions sentimentales en contradiction avec la nécessité historique… En éliminant les cadres bolcheviques, les Grandes Purges staliniennes coupent le cordon reliant la population russe à sa mémoire historique. Entrecoupé d’interrogatoires et d’extraits de son journal de détention, la narration suit le cheminement intellectuel du détenu dans sa tentative d’identifier à partir de son expérience personnelle les causes de l’échec du modèle auquel il a consacré sa vie. Qui s’achève sur une farce grotesque et la vague promesse d’une réhabilitation future. Le jour où le peuple, ayant atteint un degré de développement suffisant, saura à même de jauger la valeur du sacrifice consenti. Comment une idéologie plaçant l’humain au cœur de son système de pensée, en vient-elle à l’annihiler ? Qu’en est-il de la légitimité d’un régime affirmant la primauté du collectif sur l’individu ? Qui demande à l’homme de s’effacer – différant son droit au bonheur – pour mieux triompher ? L’échec réside précisément dans la dichotomie absurde entre l’application empirique d’un projet politique – donc humain, qui fonde son programme sur la logique froide des mathématiques. L’approche holistique du courant marxiste noyant l’individu dans la masse ; « la définition de l’individu était : une multitude d’un million divisée par un million » ; et un postulat de départ erroné ; « le principe selon lequel la fin justifie les moyens est et demeure la seule règle de l’éthique politique » ; conduisent inéluctablement à une équation déshumanisante et faussée. De là, découle le risque totalitaire.

Faire de la politique, c’est opérer avec x sans se préoccuper de sa nature réelle. Faire de l’histoire, c’est reconnaître x à sa juste valeur dans l’équation.

C’est par le corps, la confrontation avec la douleur physique de ces anciens camarades, la vision de leur visage ravagé par la torture, que Roubachof comprend l’absurdité de la poursuite d’un idéal de raison pure. Qu’il reprend contact avec la matière, s’émancipant d’une doctrine politique déconnectée de son sujet. Peu à peu, la démence du projet auquel il a participé lui saute aux yeux.

À présent, dans l’accès de nausée qui lui retournait l’estomac et séchait la sueur qui baignait son front, son ancien mode de pensée lui semblait toucher à la folie. Le pleurnichement de Bogrof bouleversait l’équation logique. […] Le facteur sans importance était devenu l’infini, l’absolu.

L’expérience montre que la tentation a toujours été grande pour l’homme de concevoir des grilles de lecture explicatives de la société, souvent manichéennes et simplificatrices, que ce soit par le biais du matérialisme dialectique hier ou de l’intersectionnalité aujourd’hui, d’une opposition claire dominants/dominés, bien que l’expérience ait démontré la partialité d’une telle polarisation de la réalité. L’écrivain juif hongrois, Arthur Koestler a tiré de son passé militant, puis de son désengagement du Parti communiste allemand, la matière d’un livre culte. Un témoignage exhaustif et édifiant, à lire absolument !

Le Parti n’a jamais tort, dit Roubachof. Toi et moi nous pouvons nous tromper. Mais pas le Parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres que toi et moi. Le Parti c’est l’incarnation de l’idée révolutionnaire dans l’Histoire. L’Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. […] Quiconque n’a pas une foi absolue dans l’Histoire n’a pas sa place dans les rangs du Parti.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1940. Grand format aux Éditions Calmann-Lévy (nouvelle traduction), poche aux Éditions Livre de Poche, traduit de l’anglais par Jérôme Jenatton, 320 pages.

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Anna Thalberg, Eduardo Sangarcía : Au bûcher la sorcière !

pourquoi devait-il lui-même boire jusqu’à la lie le calice de la douleur, pourquoi la douleur et la mort étaient-elles la seule chose certaine de cette vie, pourquoi le sacrifice du Christ n’avait-il pas suffi pour nous libérer de la misère de ce monde, pourquoi l’homme n’est-il qu’une feuille fragile emportée sans pitié par la bourrasque

La question du mal et de ses origines, la répétition historique d’une violence endémique, le point de rupture, où galvanisé par l’énergie du groupe, l’impunité accordée par une autorité, l’être humain bascule dans la barbarie, les digues lâchent, où la jalousie, la xénophobie, s’agrègent pour donner une matière malléable déversant une colère longtemps accumulée sur une minorité, semble obséder l’écrivain mexicain Eduardo Sangarcía. Qui, après avoir consacré sa thèse à la littérature latino-américaine de l’holocauste, fait de la chasse aux sorcières de Wurtzbourg, le sujet d’un premier roman écrit d’un jet. Sans ponctuation, ni temps morts, Anna Thalberg relate en une centaine de pages, les derniers jours d’une femme accusée de sorcellerie, de son arrestation dans sa chaumière au bûcher de l’Inquisition. Là où entre le XVIe et le XVIIe siècle eut lieu le procès historique des sorcières de Wurtzbourg. Petite ville allemande théâtre d’un pogrom 200 ans auparavant, ayant mené sous la houlette de l’évêque à l’extermination systématique des Juifs de la région. Protagonistes d’un ballet maintes fois exécuté à travers l’Histoire, Klaus le mari et le père Friedrich s’engagent dans un combat perdu d’avance contre l’institution ecclésiastique, les villageois détournent le regard, la concupiscence des hommes aiguise le désir de vengeance des femmes. À la manière des saignées pratiquées pour éliminer les toxines, Anna Thalberg, « la rousse, l’étrangère aux yeux de miel comme ceux d’un loup, la peau saupoudrée de taches de rousseur comme un serpent venimeux », fait office de bouc émissaire. La victime innocente d’un système inapte à réguler son niveau de frustration. Un court premier roman qui illustre à merveille le vieil adage selon lequel l’histoire n’en finit pas de se répéter.

Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions La Peuplade, traduit de l’espagnol (Mexique) par Marianne Millon, 168 pages.

Féminisme & chasse aux sorcières

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Où vivaient les gens heureux, Joyce Maynard : « Rien n’est immuable. Si la vie m’a appris quelque chose c’est cela. »

Publié sur

Un amour trop grand pour ses enfants avait peut-être provoqué leur désamour. Savoir que pour leur mère ils représentaient ce qui comptait le plus dans sa vie pesait trop lourd sur eux trois. Leur père les aimait aussi, bien sûr, mais sans provoquer le fardeau d’obligations qu’imposait la dévotion d’Eleanor.

Orpheline, après une enfance passée à l’ombre du couple fusionnel formé par des parents alcooliques emportés trop tôt par un accident, Eleanor investit ses espoirs et ses droits d’auteur dans une ferme dans le New Hampshire. Une petite maison isolée au bout d’un chemin de terre sans issue, surplombée par un frêne géant, à proximité d’une cascade. Un point d’ancrage où l’autrice et illustratrice de livres pour enfants rêve d’établir le foyer familial dont elle a été privée. Bâtie sur des fondations fragiles, la vie qu’Eleanor a fantasmée : sa rencontre avec Cam, leur passion, suivie d’une grossesse deux mois après, leur mariage et dans la foulée la venue de deux autres bébés, tiendra sur le fil quelques années. Une vie simple à la campagne ponctuée par la succession des saisons et des rites annuels. Comme la mise à l’eau de leurs bonhommes-bouchons célébrant l’avènement du printemps. La parenthèse idyllique se referme violemment le jour où une tragédie frappe leur famille. Remplie de rancœur, d’amertume et de colère, incapable de pardonner à son mari, Eleanor amorce le déclin progressif de leur couple. Un délitement alimenté par son obsession pour le bonheur de ses enfants, sur lesquels elle effectue un transfert dans sa vaine tentative de réparer une enfance solitaire. Le corollaire de cet amour étouffant étant une déception à la hauteur de ses attentes et une exclusion inévitable, résultant d’un instinct de protection. Petits et grands drames, difficulté d’articuler vie professionnelle, conjugale et familiale, d’aimer sans étouffer l’autre, de ne pas projeter sur ses enfants des attentes démesurées trop chargées émotionnellement… Où vivaient les gens heureux réunit les thèmes chers à Joyce Maynard, qui puise dans son expérience personnelle la matière d’une chronique familiale à vous déchirer le cœur. Une fresque intime dessinant sur quarante ans le portrait d’une héroïne profondément sensible et humaine qui, dans sa quête de bonheur, tente avec maladresse de combler des carences affectives. Pour réaliser, au crépuscule de sa vie, l’importance de se réconcilier avec son passé et de pardonner à ceux qu’elle a aimés.

Quelques citations ✍️

Parfois, il faut partir de chez soi pour devenir la personne qu’on doit être.

Elle voulait faire de chaque journée une merveille et la pression qui en résultait créait souvent le résultat inverse.

Toutes ces années, elle avait supposé qu’il existait quelque part un manuel de règles expliquant comment devait se dérouler une relation, mais elle n’en possédait pas d’exemplaire. Elle s’était persuadée qu’elle faisait tout de travers, au point qu’elle n’avait absolument pas perçu, quand elle en avait eu la possibilité, qu’elle était peut-être en train de vivre quelque chose de très bien, ou du moins d’agréable.

Comment se peut-il que la personne avec qui on a partagé les moments les plus intimes, un très grand amour, une immense douleur, des joies et aussi des chagrins, devienne un étranger ? 

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Philippe Rey et poche aux Éditions 1018, traduit de l’anglais (États-Unis) par Florence Lévy-Paoloni, 560 pages.

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Un dernier verre au bar sans nom, Don Carpenter : les rêves d’écriture d’un groupe d’amis dans l’Amérique de la Beat Generation

Charlie avait décidé de devenir écrivain. Il avait l’impression d’avoir tant à dire. À présent, il savait qu’il n’en dirait rien. La plupart des choses avaient déjà été dites. Le reste n’avait pas besoin d’être exprimé. S’il abandonnait, le monde ne perdrait rien. Il avait eu de la valeur en tant que romancier potentiel, mais il n’en avait plus.

Un dernier verre au bar sans nom… La beauté du titre, ainsi que l’histoire éditoriale insolite qui se cache derrière la publication de ce manuscrit inachevé rendent un vibrant hommage aux rêves d’écriture d’aspirants romanciers symboles de la beat generation. Un texte posthume lumineux sur la création littéraire, la douleur de ne pas parvenir à coucher sur le papier ses idées et les tourments de ceux qui ne perceront jamais, dilués dans les valeurs d’alcool des bars interlopes de la côte Ouest des États-Unis, reliant l’Oregon à la Californie. Avec Don Carpenter, on est loin du road trip masculin à la Kerouac, où les femmes font tapisserie. Dans ce magnifique roman sur lequel plane une douce nostalgie, Don Carpenter dément le cliché viriliste, en campant des personnages masculins traversés par des doutes existentiels. Des questionnements quant à leur valeur d’écrivains, amants, époux, amis. Et de femmes émancipées qui infléchissent leur destin. Mariés au sortir de l’université, le couple Jaime et Charlie est emblématique d’une Amérique marginale pré hippie entre deux interventions américaines armées à l’étranger : la guerre de Corée, suivie du Vietnam. Fin des années cinquante, le couple se rencontre sur les bancs de l’université, le bébé suit rapidement. Jaime a dix-neuf ans, a été élevée dans une maison victorienne perchée sur les hauteurs de San Francisco, très classe moyenne – tranche haute – américaine. Vétéran de la guerre de Corée, Charlie est, quant à lui, promis à une brillante carrière littéraire. De son expérience militaire des camps de prisonniers, il ambitionne d’en tirer un Moby Dick de la guerre. Une somme monumentale, épique. Une révolution des lettres américaines qui demeurera à l’état embryonnaire, quand Jaime prendra de court le groupe de Portland : Charlie, Dick, Linda, Stan et Marty en publiant son « petit » roman. Une chronique familiale sans grande envergure, pourtant plébiscitée par le New York Times. Comment expliquer un tel succès quand Charlie voit son grand roman tronçonné, passé au moulinet des scénaristes hollywoodiens, Dick peine à placer ses nouvelles dans les pages de Playboy et Stan réalise une percée dans le polar de gare ? La jeunesse envolée, les grandes ambitions s’essoufflent et l’amour, entamé par les désillusions, la médiocrité pointant chez le compagnon idéalisé, subit les ravages du temps. En cela, Don Carpenter nous offre une scène d’anthologie lorsque Charlie pète un plomb quand sa femme lui annonce avoir achevé son premier roman. Une fuite qui en dit long sur la difficulté au sein du couple à saluer les succès de l’autre sans y voir en miroir ses propres échecs, à faire cohabiter amour et ambition tout en évitant que la jalousie et le cynisme ne tarissent les sentiments.

Mais allongée dans son lit ce soir-là, l’estomac noué, elle réfléchit à l’effet dévastateur que son roman avait dû avoir sur lui. Un homme aussi bon ne pouvait sans doute pas faire face à la montée de la jalousie, de l’envie, de la rage qui l’avait saisi en voyant que Jaime avait réussi là où lui-même échouait. Il n’avait certainement pas pu affronter le flot de laideur qui émanait de lui. Du coup, constatant les vices inhérents à son caractère, il s’était enfui avec une femme.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : œuvre posthume. Nouvelle édition aux Éditions Cambourakis, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 384 pages.

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Dans les bagnes du tsar, H. Leivick : réflexion sur le bien & le mal par un poète yiddish en exil aux confins de la Sibérie

Ce n’est pas le rêve qui est mauvais, c’est l’homme qui n’est pas à la hauteur de ses rêves.

Poussé par un sentiment d’urgence à la fin de sa vie, le grand poète et dramaturge yiddish H. Leivick signe à 70 ans son premier et unique texte en prose. Et quel texte ! Le récit de son incarcération à 17 ans, pendant 6 ans (1906-1912), dans les geôles tsaristes, suivie de son assignation à perpétuité en Sibérie pour avoir pris part à la première révolution russe de 1905. Révolutionnaire et militant socialiste, H. Leivick est un humaniste convaincu, qui croit avec ferveur en la synergie qui émane du groupe. Faire communauté est synonyme de solidarité, même au plus fort du dénuement. De son expérience carcérale, qu’il aura mis cinquante ans à coucher sur le papier, le poète extrait une réflexion lumineuse sur le bien et le mal. L’homme est-il intrinsèquement bon ou mauvais ? Jusqu’où le plus « pur » des hommes guidé par un idéal peut-il se sacrifier pour une cause qu’il juge juste – donc faire primer l’esprit sur le corps, avant que ne se rappelle à lui son instinct de survie ?

Cet événement m’obsède sans arrêt, que l’homme puisse en un court laps de temps faire quinze révolutions, abattre des dizaines de trônes, se sacrifier, aller jusqu’au gibet, mais en même temps ne pas parvenir à supporter la moindre bagatelle quand il s’agit de son obscur ego. Vous, Chapiro, vous avez appelé ça, « sauver sa peau ».

Et si, en chacun de nous coexiste le bien et le mal, faut-il condamner l’humanité entière, désespérer éternellement de la condition humaine ? Que ce soit dans sa cellule partagée au bagne ou pendant la traversée de la Russie à destination de la Sibérie, le jeune révolutionnaire condamné pour son adhésion au Bund – mouvement socialiste juif, récolte les témoignages de prisonniers politiques et de droit commun. Observe comment soumis à des conditions extrêmes l’homme survit et interagit avec autrui. Interroge notre degré de résistance à la tentation, la rapidité avec laquelle un homme acculé franchit la frontière entre le bien et le mal, transgresse ses principes moraux et se trahit ou au contraire transcende sa condition par un effort de volonté.

L’essentiel, c’est que l’homme qui passe par des épreuves est purifié. Même s’il a été un criminel il cesse de l’être. Il est purifié. Il faut chercher la pureté dans l’homme.

La grande marche à travers les steppes russes agit comme la maïeutique philosophique, démêlant la pensée de H. Leivick, qui ne réfléchit plus en terme de pureté mais d’éthique. De choix. Dix ans plus tard, en 1968, le romancier américain Bernard Malamud fera le même constat. Victime arbitraire de l’absurdité du système judiciaire russe, son héros Yakov Bok, trouvera dans l’exercice de son libre arbitre la force de faire face à l’injustice du monde. En donnant un sens à notre existence, le respect d’une éthique nous élève et désentrave celui qui se sent captif des chaînes qu’il a au pied. Le débat sur le bien et le mal se résout dans l’action. La doctrine « mélioriste » de L’homme de Kiev : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir » peut être transposée comme ceci : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en [homme juste/bon] le jour où je me suis aperçu que [mal me comporter] m’empêchait [de me respecter/considérer] ».

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 1958. Grand format et poche aux Éditions de L’Antilope, traduit du yiddish par Rachel Ertel, 512 pages.

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Ohio, Stephen Markley : le roman noir de la jeunesse américaine post 9/11, réglements de compte dans une petite ville du Midwest désaffectée

Chacun d’eux avait ses raisons d’être absent, et tous reviendraient un jour. Il est difficile de dire où cela s’achève et même où cela a commencé, car on finit fatalement par se rendre compte que la linéarité n’existe pas. Tout ce qui existe, c’est ce lance-flammes délirant, ce rêve collectif dans lequel nous naissons, voyageons et mourons.

13 octobre 2007, l’enterrement du caporal Rick Brinklan, abattu à vingt ans d’une balle dans la tempe par un sniper à Bagdad, ancienne star de l’équipe de foot de New Canaan High « gaulé comme une Jeep sur laquelle on aurait étiré une solide peau de garçon de ferme » est célébré en grande pompe : défilé de bannières étoilées, cortège militaire, discours patriotiques dégoulinants. Entre cette scène d’ouverture magistrale, où tout est encore en suspens, et un final en apothéose 600 pages plus tard culminant en un feu d’artifice de vengeance et de sang, le journaliste américain Stephen Markley prend le pouls d’une Amérique radicale. Ohio reprend les codes du campus novel : passage à l’âge adulte, rituels d’intégration, violences sexuelles, drogues, alcool, emprise et jeux de pouvoir ; façon roman noir : réalisme sociale et critiques au vitriol des institutions. La narration polyphonique tient par un suspense qui ne faiblit pas faisant graviter un groupe d’adolescents autour d’un mystérieux « Meurtre qui a jamais existé ». Les trajectoires des quatre amis convergeant irrésistiblement, dix ans après avoir quitté le lycée, vers New Canaan. Petite ville de la Rust Belt, ancien fleuron de l’industrie américaine aujourd’hui à l’abandon, où fleurissent les avis d’expulsion. Miroir d’une jeunesse américaine post 9/11, désillusionnée, qui n’aura connu du rêve américain que le World Trade Center, les guerres stériles au Moyen-Orient, les crises ; économiques : des subprimes et sanitaires : des opioïdes, le nationalisme et la montée des extrémismes. Autant de marqueurs d’un modèle social à bout de souffle. Dont ils sont le reflet :

New Canaan était maudite, avait-on décidé collégialement. Leur génération, celle des cinq premières promotions du millénaire naissant, évoluait dans la vie avec un piano suspendu, au-dessus de la tête et une cible peinte sur le crâne.

« Le Kurt Cobain de New Canaan High », Ben Harrington, décède d’une overdose d’héroïne. Précédé sur cette voie par le solide quaterback Curtis Morreti. Dan Eaton a « donné sa jeunesse à la poussière » et laissé un œil en Afghanistan. Tandis que la carrière de joueur universitaire de Todd Beaufort n’a jamais décollé. Vestiges de ce groupe décimé : Kaylyn Lynn l’ancienne reine de beauté manipulatrice et retorse, Bill Ashcraft le gaucho militant complètement camé qui prend la route pour acheminer un paquet anonyme de la Louisiane à New Canaan, Stacey Moore sur les traces de son amie disparue venue régler ses comptes et Tina Ross de retour pour faire payer à son premier amour les humiliations qu’il lui a infligées. Une nuit chaude de juillet 2013, la malédiction planant sur la petite ville du Midwest américain est mise à exécution. Dévastateur, addictif et poisseux, mais aussi touchant par sa nostalgie de l’âge de tous les possibles, Ohio figure les ratages individuels à l’aune d’un échec collectif de société. Il est même étourdissant de se dire qu’il s’agit là d’un premier roman, cruel, décapant, jouant sur la mythologie d’une commune de province désaffectée « berceau du maïs et de la rouille » pour en faire le théâtre d’une tragédie écrite dix ans auparavant. Le style fulgurant achevant de propulser Stephen Markley au sommet des lettres américaines !

L’histoire est faite de cycles et nous en sommes le produit, même si nous ne les comprenons pas sur le moment. Cycles de la politique, de l’exploitation, de l’immigration, de l’organisation, de l’accumulation, de la distribution, de la peine, du désespoir, de l’espoir. La grande erreur, c’est de croire qu’on vit un moment inédit.

Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Albin Michel dans la collection Terres d’Amérique et poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, 640 pages.

D'autres grands romans américains !

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Un livre de martyrs américains, Joyce Carol Oates : pro-choice vs pro-life, une plongée au cœur de l’Amérique radicale

En Amérique, ces tragédies ne sont pas rares. La mort de l’idéaliste, d’un homme désintéressé. C’est le prix à payer quand on affronte la marée noire de l’ignorance et de la superstition. Il y a une guerre aux États-Unis – cette guerre est là depuis toujours. Les rationalistes parmi nous ne peuvent l’emporter, car le penchant américain pour l’irrationalité est plus fort, plus primordial et plus virulent.

Le 2 novembre 1999, à Muskegee Falls dans l’Ohio, le médecin avorteur Augustus Voorhees, militant pro-choice, activiste féministe défendant le droit des femmes à disposer de leur corps, est abattu devant le centre des femmes du comté de Broome par Luther Dunphy, soldat de l’armée de Dieu, de plusieurs balles à bout portant. Au moment des faits, Gus Voorhees figurait en troisième position sur la liste : Avis de recherche des tueurs d’enfants sont parmi nous, qui circule dans les milieux fondamentalistes chrétiens, comme une invitation à exécuter. Quel enchaînement d’événements entraîne un père de famille croyant, militant pro-life, à s’arroger le droit de tuer un homme de sang-froid ? Par une lecture littérale des textes bibliques, Luther Dunphy s’érige en martyr du droit à la vie. La genèse ne dit-elle pas :

Si quelqu’un verse le sang de l’homme, par l’homme son sang sera versé, car Dieu a fait l’homme à Son image. […] Fais confiance à Jésus. Si Jésus demeure dans ton cœur, tu ne peux pas faire le mal. Et aucun mal ne te sera fait.

Fanatisme religieux vs rationalité scientifique, pro-life vs pro-choice, obscurantisme vs progressisme, républicains conservateurs vs démocrates…ce dualisme incarné par les combats de deux hommes placés aux extrémités de l’échiquier politique, aurait pu donner libre cours à une lecture manichéenne de la société américaine. Un affrontement assez binaire entre le bien et le mal. C’est sans compter sur le talent immense de Joyce Carol Oates qui prend à bras-le-corps la guerre religieuse sévissant aux États-Unis, opposant idéalistes et fondamentalistes, et se cristallisant sur le terrain du droit à l’avortement, pour en faire la matière d’une somme colossale plongeant aux sources d’une Amérique radicale. Le corps des femmes faisant office de de champ de bataille.

Il me fallait un certain temps pour comprendre qu’ils parlaient d’une guerre à l’intérieur des États-Unis, chrétiens contre athées, pour l’âme de l’Amérique.

Le droit à l’avortement n’est pas tant le sujet principal du roman qu’un catalyseur d’émotion propice à observer comment une idéologie, de quelque nature qu’elle soit, conduit deux pères jusqu’au-boutistes à sacrifier leur famille au nom d’une cause qu’ils jugent juste. Comment l’onde de choc provoquée par un événement dramatique se répercute sur la vie des survivants. Altère le destin fracassé des « enfants du désastre », « dommages collatéraux » laissés sur le carreau. Comment les partis politiques radicalisent l’opinion en instrumentalisant des enjeux de santé publique, capitalisant sur la frustration d’une frange de la population guidée par une foi aveugle. La Constitution, garantissant par le premier Amendement la liberté d’expression, et par le second le port d’armes, participe non seulement à l’établissement de poches de radicalisation sur le territoire, mais également à leur armement. Faisant le jeu d’un « patriotisme écœurant et servile. Un patriotisme qui est un Dieu-isme car ils sont tous chrétiens. » Aux origines de la violence : une humiliation originelle, un sentiment de frustration, et une culpabilité terrible. Notamment celle d’avoir causé la mort par accident de son enfant. À cela, s’ajoute un système patriarcal donnant libre cours à des prises de décisions unilatérales. À cet égard, le retour à la vie d’Edna Mae, suite à l’exécution de son mari et des années de léthargie, montre le poids de la domination masculine au sein du foyer. Quant aux enfants, dont les destinées sont conditionnées par les choix des parents, un long tunnel les attend. Des années à consumer leur colère et essorer leur douleur pour espérer s’en libérer. En filigrane, la romancière américaine, dont l’œuvre prolifique ausculte avec férocité, minutieusement, pesant tous les arguments, les démons de l’Amérique, pose la question de l’allégeance. Quid d’un pays « démocratique » où – pour certains – la loi divine, considérée comme sacrée, donc supérieure, a la primauté sur la loi séculière ? Et qui, par un raisonnement déductif fallacieux, transforme le meurtre d’un médecin avorteur en un « homicide justifiable », un acte de « légitime défense », plutôt qu’un exutoire émotionnel aux engouements irrationnels de citoyens déséquilibrés. Fine observatrice des dérives de son pays, tout muscles bandés, Joyce Carol Oates prend la plume comme on entrerait sur le ring et déploie deux trajectoires familiales en miroir, convergeant, après 850 pages d’une écriture serrée, addictive et suffocante, tellement précise qu’elle en devient immersive, vers un affrontement final, où pointe l’espoir d’une réconciliation. La possibilité d’une reconstruction par la reconnaissance mutuelle d’une douleur commune, d’un deuil à vif impossible à faire, sauf à le partager.

Dans la consolation de leur chagrin, elles se tenaient embrassées et voulaient ne jamais se déprendre.

JCO, future prix Nobel de littérature ?

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2007. Grand format aux Éditions Philippe Rey et poche aux Éditions Points, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude Seban, 864 pages.

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Le mage du Kremlin, Giuliano da Empoli : qui est ce nouveau Raspoutine, l’homme de l’ombre qui murmure à l’oreille de Poutine ?

Comme tous les grands politiques, Vladimir Poutine appartient à la race des grands acteurs : l’acteur qui se met lui-même en scène, qui n’a pas besoin de jouer parce qu’il est à tel point pénétré par le rôle que l’intrigue de la pièce est devenue son histoire, elle coule dans ses veines.

Pendant quinze années, Vadim Baranov, personnage énigmatique et secret, a arpenté les couloirs du Kremlin en qualité de conseiller du président de la Fédération de Russie. Mais qui est ce nouveau Raspoutine, l’homme de l’ombre qui murmure à l’oreille de Poutine ? À sa démission, rien ne filtre. Un communiqué expéditif. Le temps d’un entretien, le chef de la propagande se confie. Commence une plongée dans les arcanes du pouvoir russe. La chute de l’URSS, le règne des oligarques, dont la stratégie à l’orée du nouveau millénaire de miser sur un homme de paille en optant pour l’ex-chef du KGB pour succéder au président sortant Eltsine leur a échappé.

La montée en puissance des oligarques s’était produite pendant cette sorte d’entracte féodal qui avait suivi la chute du régime soviétique. […] Quand ils avaient décidé de parier sur Poutine, les oligarques pensaient simplement changer de représentant, pas changer de système.

Avec l’arrivée au pouvoir de « l’homme blond pâle aux traits décolorés » et « regard minéral » tiré de son cabinet des services secrets, une nouvelle ère s’ouvre. Celle de « la verticale du pouvoir », « la seule réponse satisfaisante, l’unique capable de calmer l’angoisse de l’homme exposé à la férocité du monde ». Le mage du Kremlin met en lumière notre erreur d’appréciation : avoir sous-estimé la puissance de l’humiliation qu’a représenté l’effondrement de l’empire soviétique et son effritement pour Poutine. Une idée fixe née : restaurer l’empire russe sur la scène internationale, en prenant de court les puissances occidentales. Publié quelques semaines après le début de la guerre en Ukraine, le premier roman du politologue italo-suisse Giuliano da Empoli, atteste d’une prescience vertigineuse. Ou peut-être que tous les ingrédients d’une guerre imminente étaient là, sous nos yeux d’Occidentaux, si peu habitués à l’exercice du « pouvoir à l’état pur ».

L’empire du Tsar naissait de la guerre et il était logique qu’à la fin il retournât à la guerre. 

Le destin du milliardaire Mikhaïl Khodorkovski préfigurait déjà celui de l’opposant Alexeï Navalny…

Le message devait être clair : de la une du Forbes à la prison, il n’y a qu’un pas si le Tsar décide de te le faire franchir.

Ancien collaborateur, golden boy de la finance ou dissident politique, personne n’est intouchable. La punition est arbitraire, aléatoire et implacable. Si d’aucuns lui attribuent des pouvoirs surnaturels, Giuliano da Empoli montre que l’ascension du dictateur omnipotent aux velléités expansionnistes repose sur trois composantes : une humiliation originelle – alimentant un désir de vengeance, la poursuite d’une idée fixe – restaurer la grandeur d’un « empire perdu », et « la capacité à saisir les circonstances ; ne pas prétendre les diriger mais les saisir d’une main ferme », que viennent solidifier de grandes purges, des outils de propagande, l’étouffement de la dissidence… Outre cet éclairage édifiant et terrifiant de l’actualité faisant état d’un pays de 150 millions de citoyens dirigé par un leader hors-sol orchestrant en coulisse une stratégie du chaos, le grand mérite de Giuliano da Empoli réside dans le désaxement qu’il nous oblige à opérer en distinguant la nature du pouvoir entre la Russie et l’Occident, nous donnant ainsi des clés pour comprendre notre aveuglement. Maigre réconfort après cette lecture, se rappeler que :

Aussi excitante soit-elle notre époque n’est que l’énième variation de la comédie dont les infimes variations se déploient au cours des siècles.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 320 pages.

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