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Sigmund Freud, Stefan Zweig : les explorateurs de la psyché humaine

Il aurait été étonnant que l’écrivain autrichien, grand admirateur de Sigmund Freud dont les travaux ont considérablement influencé son œuvre, ne lui dédie pas un ouvrage. C’est chose faite. Dans ce court essai, Zweig fait l’éloge du travail de son ami avec un certain parti pris. Vouant un culte à ces deux génies du 20ème siècle, je ne pouvais qu’être enchantée. L’un est à la science, ce que l’autre est à la littérature. Passés maîtres dans leur discipline respective, les deux hommes ont consacré leur vie à explorer les tréfonds de l’âme humaine, à en décortiquer la psyché et à en éclairer les zones d’ombre. De par leur sagacité d’esprit et leur agilité intellectuelle, ils ont bouleversé la société du 20ème siècle et ont façonné la nôtre. La mission qu’ils se sont assignée a pour finalité la vérité. Une vérité nue, dépouillée, sans artifices, ni souci de plaire. Zweig est certes un fin observateur des comportements humains, mais Freud est avant tout un homme de science. Il ne se contentera ni d’observer, ni d’appliquer les préceptes qu’on lui à inculqué. Il révélera l’inefficacité des traitements usuellement pratiqués, invalidera les théories fondées sur la dichotomie corps-esprit et fondera une nouvelle discipline, l’approche psychanalytique. En cela son travail est révolutionnaire. Il rejette les fondements d’une psychologie archaïque au service de la conservation de l’ordre social. Il découvre un nouveau champ d’action, un espace totalement vierge qui nécessite d’être exploré : l’inconscient. En énonçant que l’inconscient est le siège de pulsions refoulées, une composante dynamique ayant une incidence sur nos actions, Freud révolutionne les sciences humaines. Son apport est colossal. Il affirme pouvoir soulager des maux dont l’origine est psychique et non, seulement physique. La psychanalyse freudienne triomphe là où la médecine traditionnelle se révèle impuissante. Dans une prose fluide et un style efficace inimitable, Zweig va à l’essentiel. Il énonce avec clarté les concepts complexes élaborés par son ami. À travers cet essai, il rend hommage au travail de toute une vie.

Un contexte propice à l’émergence de la psychanalyse

Si aujourd’hui chacun de nous est familier avec des concepts tels que le refoulement, le conscient, l’inconscient, le ça, le moi et le surmoi, il n’en était rien à l’époque où Freud pratiquait. Avant d’être reconnu comme étant le fondateur d’une discipline à part entière, l’homme de science – puisque psychiatre de formation – dût faire face à ses détracteurs, imposer ses idées et démontrer ses théories avec soin. Au demeurant, il lui avait fallu faire table rase des idées préconçues et des idées mal conçues. Pour cela, il fallait balayer toutes les théories fumeuses concoctées par des docteurs moins désireux d’améliorer le sort de leur patient, que d’éviter de se confronter à leur ignorance. À cette époque – soit au début du 20e siècle, on soigné l’hystérie par des chocs électriques et toutes sortes de pratiques, toutes aussi désagréables qu’inefficaces. Les praticiens tentaient par tous les moyens d’endiguer le mal sans pour autant entrevoir la nécessité de le diagnostiquer au préalable. Les choses de l’esprit étaient du ressort de la religion ou des charlatans, la médecine, quant à elle, se devait de traiter l’enveloppe charnelle. La certitude, selon laquelle le corps et l’esprit sont intimement liés, n’était pas encore acquise, Freud allait s’y employer. L’homme devait par le seul travail de sa volonté maîtriser ses pulsions, canaliser ses passions. La société et par extension ses représentants – médecins, professeurs, éducateurs… – éludait sciemment tous les sujets tendancieux. Ainsi, tout ce qui avait à trait à la sexualité était éludé, toute effusion prohibée. La société était fermement cadenassée. Les jeunes en âge d’avoir une sexualité se retrouvaient confrontés au mutisme de la société incapable de répondre à leurs interrogations. L’œil scrutateur de la société, seul, agissait comme un inhibiteur. Assurer le maintien de l’ordre social était la priorité. Tout ce qui risquait de choquer la morale devait être étouffé. C’est comme cela que des générations de jeunes gens sains de corps et d’esprit se sont retrouvés névrosés. À tout étouffer, on finit par imploser. Mais cela, les praticiens n’en avaient cure du moment que rien ne venait entraver le bon déroulement de leur carrière. Les théories élaborées par Freud font l’effet d’une bombe dans le paysage médical de l’époque. Elles répondent à un besoin devenu vital.

En quoi le tournant opéré par Sigmund Freud est-il révolutionnaire ?

Le constat que fait Freud est simple : prohiber c’est refouler et refouler c’est continuer à exister. Dès lors, rien ne sert de tergiverser, il faut saisir le problème à bras le corps et s’y confronter. La conception ancienne veut que l’homme soit un être doté de raison, ce qui implique qu’il soit en mesure de se dominer. Il ne peut se laisser guider par ses pulsions, il est maître de lui-même. Le danger d’une telle doctrine est de ne pas se pencher sur des phénomènes psychotiques tels que la somatisation, l’hystérie ou la névrose. Fermer les yeux face à ces manifestations de l’inconscient ne permet pas de les soigner. Personne mieux que Freud ne mesure les conséquences d’une telle omission. Il y voit une carence du corps médical. Si Freud a pu concevoir le moindre doute quant à la validité de son raisonnement, les réactions suscitées par ses théories les ont dissipés. En effet, le psychanalyste provoque un tollé lorsqu’il évoque les résultats de ses recherches. L’esprit humain fait peur. Toutefois, tel un rocher que rien ne vient ébranler, Freud reste inflexible et ne fait pas grand cas des accusations dont il fait l’objet. Il maintient ses découvertes et va plus loin en étendant leur champ d’action. L’inconscient devient son champ d’investigation. Sa vie est réglée comme du papier à musique et toute entière consacrée à ses recherches. Il traque chaque symptôme, chaque infime manifestation de l’inconscient, chez les sujets traités.

Quelques notions de psychanalyse

Freud a créé un lexique spécifique propre à sa discipline. Il explique à travers un certain nombre de conférences les forces à l’œuvre dans notre esprit. Ainsi, l’instance morale qui nous régit (le surmoi) passe au crible du jugement la part consciente de notre esprit (le moi). Par conséquent, le surmoi joue le rôle de censeur. Nos pensées et nos désirs sont examinés afin de s’assurer de leur conformité à la morale. Ce mécanisme est inhérent à l’être humain, il fonctionne indépendamment de notre volonté. Nous n’avons pas conscience de ce qui se joue dans notre esprit. Ne pouvant décemment pas formuler ses pensées les plus obscure, l’esprit se saisit du rêve, qui devient le lieu de sa libre expression. La tâche du psychanalyste, comme l’a défini Freud, consiste à démêler le vrai du faux. À faire émerger ce que notre esprit tente d’exprimer de façon travestie. L’interprétation des messages codés du rêve ouvre une porte d’accès vers la compréhension de l’inconscient. Notre santé psychique est permise par l’existence de cette forme d’expression si particulière, qui offre un exutoire à nos pulsions. L’utilité du rêve réside dans ses vertus cathartiques essentielles. Freud ne s’est pas contenté d’interpréter les actes manqués et les rêves, mais a conçu une méthode novatrice. À l’opposé des charlatans qui se revendiquent guérisseurs de l’âme, Freud se déleste du superflu. Il ne s’embarrasse pas de pendule, ou objets censés en imposer utilisés par des imposteurs et ne produisant in fine qu’un simulacre de guérison. C’est de son fauteuil, uniquement, que Freud entend mettre en pratique sa technique psychanalytique. La psychanalyse suppose que le patient soit actif, non plus passif, elle devient un outils mis à sa disposition pour faciliter sa guérison. Lui seul en détient les clés. Stefan Zweig souligne que la méthode psychanalytique n’est pas l’aboutissement de toute science ayant pour objet l’esprit, mais elle a le mérite de nous avoir ouvert les portes d’un monde inconnu. En cela, Freud a conçu une discipline pionnière.

Conclusion

Freud a dévoilé tout un pan inexploré de la psychologie. Cet esprit visionnaire a su entrevoir la nécessité de fouiller dans l’esprit humain pour en extraire certaines vérités. Chercheur infatigable, il n’a cessé d’améliorer, d’affiner ses théories pour toucher au plus près la vérité. Ce court essai nous offre un aperçu des apports du psychanalyste à la science. Malgré tout, Zweig passe rapidement sur l’homme en tant que tel. Si on ressort bluffé de cette lecture par le don de vulgarisation de Zweig, qui rend intelligible des concepts complexes, on n’en sait pas beaucoup plus sur l’homme qui se cache derrière le médecin. Sigmund Freud vient de décéder lorsque Stefan Zweig décide de rendre hommage à son ami en composant cet essai. C’est une belle façon de le remercier pour tout ce qu’il nous a apporté.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1931. Éditions Livre de Poche, traduit de l’allemand (Autriche) par Alzir Hella, 160 pages.


 

Du même auteur…


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Inconnu à cette adresse & L’ami retrouvé : l’amitié mise à l’épreuve

En relisant récemment Inconnu à cette adresse & L’ami retrouvé, j’ai été frappée par les similitudes étonnantes que présentent les deux textes. Dès lors, évoquer l’un revenait à vous parler du second, et inversement. Les deux ouvrages ont en commun de briller par leur concision. L’économie de mots est au cœur du procédé littéraire. Elle tend à renforcer le poids des mots et à décupler leur portée. Les deux textes, malgré leur brièveté, rendent compte avec précision de l’influence que peut exercer l’idéologie sur l’esprit humain et les mécanismes à l’œuvre dans le processus d’embrigadement. Le thème de l’amitié est la clé de voûte du récit. Toute la narration repose sur la force des liens unissant deux hommes face à l’adversité, incarnée par la montée en puissance de l’idéologie nazie. Dans les deux cas, l’un est juif, l’autre non. Tous deux sont allemands. Si l’un est directement menacé, l’autre devra se positionner et choisir son camp. C’est précisément là, que tout se joue et que les récits divergent. L’un adhérera sans restriction aux idées prônées par le parti d’Hitler, tandis que l’autre choisira de résister. Inconnu à cette adresse, se présente sous la forme d’une nouvelle. L’auteure imagine une correspondance épistolaire fictive entre deux hommes associés gérant une galerie d’art en Californie. Cette nouvelle d’une efficacité redoutable relate les étapes d’une vengeance savamment orchestrée. Écrite en 1938, Kressman Taylor y fait preuve d’un flair redoutable. Elle anticipe l’inéluctable finalité de l’organisation nazie. Le regard lucide qu’elle porte sur les évènements, l’a conduite à énoncer l’imminence de la Shoah avant que les faits ne viennent corroborer sa prémonition. Dans L’ami retrouvé, le doute s’immisce dans la relation d’amitié. Il finit par l’empoisonner. Seule la révélation finale viendra éclaircir la situation. La force des deux récits réside dans l’épilogue. Le verdict tombe comme un couperet. Kressmann Taylor et Fred Uhlman manient à la perfection l’art de la chute.

Inconnu à cette adresse

Martin est marié et père de trois enfants. Max, quant à lui mène une vie de célibataire. Outre leur amitié, les deux hommes partagent le sens des affaires. Ils dirigent en Californie une affaire prospère. Nous sommes en 1932, Hitler n’est pas encore devenu chancelier – il faudra attendre le 30 janvier 1933. Néanmoins, ce dernier occupe une place de premier plan dans le paysage politique allemand. Le climat est tendu, les tensions exacerbées. C’est dans ce contexte que Martin prend une décision radicale qui va bouleverser sa vie et celle de son ami. Il décide de retourner vivre en Allemagne. La première lettre que les deux hommes, désormais vivant sur deux continents différents, s’envoient inaugure la nouvelle. À travers les missives, le lecteur apprend que Martin a eu une relation adultère avec la sœur de son ami. Si dès les premiers échanges Martin souligne la misère de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, ainsi que les conditions précaires auxquelles sont condamnés les allemands, il ne semble pas encore enclin à épouser les conceptions de l’Allemagne nazie. Le suspense est de courte durée, puisque quelques mois plus tard Max reçoit un courrier dans lequel son ami lui enjoint de ne plus le contacter. Le fossé se creuse entre les deux hommes. Le climax est atteint lorsque Max apprend la terrible nouvelle du décès de sa sœur. Sa précédente lettre lui avait été renvoyée avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Consciente du danger qu’elle encourait de par ses origines, celle-ci s’était réfugiée chez son ancien amant, pensant naïvement s’y trouver en sécurité. Ce dernier écrit alors à son ami la situation délicate dans laquelle il se trouvait. Sa femme étant prête à accoucher, il ne pouvait prendre le risque de cacher cette âme damnée. Ulcéré par les actes de son ancien ami, Max va se lancer dans une opération de sabotage. Comme le veut le proverbe, la vengeance est un plat qui se mange froid. Ainsi, lettre après lettre, Max va saper minutieusement la crédibilité de son ancien ami auprès de ses amis nazis. Chaque courrier étant scrupuleusement inspecté, il n’aura de cesse de lui en envoyer, jusqu’à que lui soit retourné son dernier courrier avec la mention « Inconnu à cette adresse ». Cette funeste inscription laisse peu de place au doute. Deux options sont à envisager : Martin a été arrêté ou a été éliminé. Inconnu à cette adresse est un modèle de concision. En seulement 67 pages, Kressmann Taylor brise une amitié et échafaude une vengeance implacable. Ce petit opus est la nouvelle que tout écrivain aurait souhaité publier.

L’ami retrouvé

Publié en 1971, L’ami retrouvé est construit suivant une forme hybride, à mi-chemin entre le roman et la nouvelle. Fred Uhlman imagine une amitié entre deux adolescents. L’un est allemand de confession protestante, l’autre allemand de confession juive. Hans Schwartz est élève au sein d’un prestigieux établissement, le lycée de Stuttgart. Tout comme Inconnu à cette adresse, l’intrigue de L’ami retrouvé se déroule en 1932. Fils d’un médecin juif, Hans n’a pas encore conscience des bouleversements qui agitent la société allemande. Il traîne, telle une âme en peine, sa solitude dans les couloirs du lycée. L’arrivée d’un nouvel élève vient chambouler son quotidien. Cet élève n’est autre que Conrad Graf von Hohenfels. Issu d’une lignée noble, Hans ne peut envisager que Conrad daigne devenir son ami. Il s’efforce par divers subterfuges d’attirer l’attention du garçon et finit par parvenir à ses fins. Une sincère amitié naît entre eux. Mais, peu à peu, Hans prend conscience des réticences de son ami à lui présenter sa famille, ainsi qu’à l’introduire chez lui quand ses parents sont présents. Le doute s’immisce dans la relation. Les raisons de la froideur de Conrad à son égard, trouvent nécessairement leur fondement au sein des différences de religion. La mère de Conrad vouant une haine féroce à l’égard du peuple juif, elle ne voit pas cette amitié d’un œil favorable. Conrad est le descendant d’une illustre famille, il ne peut se compromettre en fréquentant des individus de race inférieure. Hans fera l’expérience pour la première fois de la honte. Se pensant rejeté par son ami et victime des insultes antisémites des autres élèves de sa classe, il consent à répondre favorablement au souhait de ses parents de l’envoyer en Amérique. Les années passent, Hans est devenu avocat dans un prestigieux cabinet à New York. Aucune nouvelle n’a filtré entre les deux hommes. Au détour d’un prospectus le priant de faire un don à son ancien lycée, Hans découvre ce qu’est devenu son fidèle ami.

Conclusion

Inconnu à cette adresse & L’ami retrouvé sont considérés comme des classiques que tout le monde a lu. Étudiés le plus souvent au collège ou au lycée, il est rare de ne pas en avoir entendu parler. Si c’est votre cas, je vous conseille vivement de vous les procurer. De plus, ils se lisent très rapidement. En moins d’une heure, c’est plié. Et je vous garantis que vous en ressortirez bouleversés 😉

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HAPPY BIRTHDAY !!! {1 an} : Quel bilan ?

Eh ouiii ! Ça y est, le blog fête ses 1 AN !!! Le temps passe si vite, c’est fou. Pour marquer l’évènement, j’ai souhaité rédiger un post un peu plus personnel, histoire de faire le bilan de cette année riche en émotions, marquée par de nombreux échanges livresques, du partage, des découvertes, des rencontres…

POURQUOI M’ÊTRE LANCÉE DANS CETTE AVENTURE ?

Petit retour en arrière sur les raisons qui m’ont poussée à créer un blog littéraire (⇒ je vous en avais déjà un peu parlé ici ). Pour être tout à fait honnête, petite, la lecture me barbait ne me passionnait pas des masses 🙄 . On ne va pas se mentir, lorsqu’on est enfant, l’idée de fournir un effort de concentration pour se plonger dans un livre n’est pas particulièrement folichonne… (je vous rassure depuis ça a bien changé, sinon la perspective de lire une centaine de romans par an relèverait du cauchemar). Il a fallu toute la patience de ma mère, grande lectrice, que je remercie ici puisqu’elle a su me transmettre le goût des mots, et d’une professeure en particulier. À la fin de la classe de CE1, je reçois un cadeau, que beaucoup d’enfants ont dû recevoir par ailleurs, le premier tome des aventures d’Harry Potter. À partir de là, la machine est lancée. Je découvre les joies de la lecture. De fil en aiguille, j’affine mes goûts littéraires. Fin du collège, la rencontre avec une professeure de français exceptionnelle bouleverse ma façon d’appréhender la littérature. Je découvre Zola avec Au bonheur des dames – j’ai lu certains passages plus d’une dizaine de fois (non, non, je vous rassure je suis saine d’esprit, tout va bien 😉 ). Je lis pour la première fois Bel-Ami de Maupassant, je me plonge dans l’univers rocambolesque d’Alexandre Dumas avec Les trois mousquetaires. L’idée que la littérature est une source de bonheur inextinguible s’immisce en moi, que ses bienfaits sont certains. De récentes et très sérieuses études, menées par l’université de Yale et l’université du Sussex l’ont prouvé scientifiquement. Lire a une incidence directe sur la longévité : un lecteur de romans voit sa vie prolongée de deux ans. La lecture est également synonyme d’apaisement et source de bien-être : -68% de stress. C’est plus que la musique (-61%) ou la marche (-42%) ! Ouvrir un livre permet de se cultiver, de prendre du plaisir, de voyager, de s’évader, de couper avec tous les petits tracas du quotidien… Vous n’avez plus d’excuses pour ne pas vous y mettre 😉 Jusqu’à il y a un an, je lisais mais il me manquait ce petit quelque chose, ce petit surplus qui procure une joie intense : le PARTAGE ! De là est venu petit à petit, l’idée de créer un blog. Un espace où je pourrais d’un côté donner mon avis, et de l’autre ouvrir le débat. Quoi de plus merveilleux que de parler d’un livre que l’on a aimé, qui nous a chamboulé, et transmettre aux autres l’envie de le découvrir à leur tour. C’est ainsi, que le 27 mars 2017, le blog est lancé ! Le compte Instagram suit. L’aventure peut commencer !!!!

1 AN : LE BILAN

Lorsqu’on dresse un bilan, il est de coutume d’évoquer les points positifs ainsi que les points négatifs… Le souci, c’est que dans mon cas, des points négatifs il n’y en a pas 😀 . Ah si ! Le trou dans mon budget. Mais bon les accros de la lecture conviendront que c’est un petit mal au regard du bonheur procuré par la lecture. Hop on barre ce point-là ! Pour faciliter votre lecture, j’ai détaillé en quelques points ce qui fait de mon quotidien de blogueuse une expérience enrichissante et formidable 😉

Sortir de ma zone de confort !

En tant que grande lectrice, j’ai peu à peu, au gré de mes lectures, affiné mes goûts. Ma préférence en matière d’écriture se porte nettement vers les styles racés. J’apprécie la concision, que l’économie de mots soit au cœur du procédé littéraire d’un auteur. La puissance d’évocation du propos n’en est que renforcée. C’est donc tout naturellement que je me suis prise d’amour pour les écrits de Stefan Zweig. Ceux parmi vous qui me lisent depuis un moment savent que je voue un culte à cet auteur. Je pourrais ad vitam aeternam me plonger dans son œuvre, sans jamais en être rassasiée. Le regard lucide que porte l’auteur sur ses contemporains et l’acuité dont il fait preuve dans sa façon quasi clinique – aux influences freudiennes, qu’il revendique lui-même – d’analyser la psyché humaine me fascinent. C’est donc avec un plaisir évident que je découvre en 2016 Leïla Slimani avec son second roman Chanson douce, lauréat du Prix Goncourt 2016. Son style n’est pas sans rappeler celui de mes auteurs fétiches. Sa plume est acérée et le ton mordant. En lisant son roman, j’ai pris conscience que la littérature contemporaine avait les armes pour rivaliser avec les « auteurs classiques ». Qu’elle se renouvelait et était portée par des écrivains au talent certain. Dès lors, il me fallait sortir de ma zone de confort. Lire et relire inlassablement Zweig, Zola, Maupassant, Dumas, Stendhal, Daphne Du Maurier ou encore les sœurs Brontë… ne me suffisait plus. J’avais envie d’être bousculée. J’avais besoin de changement, tout simplement ! 😉

À la découverte de nouveaux auteurs !

Cette année a été marquée par la découverte de premiers romans tout simplement excellents. Parmi ces primo-romanciers, j’ai eu la chance de découvrir Jean-Baptiste Andrea avec le délicat Ma reine, reçu dans le cadre du Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 (#GPLE2018).  Lauréat du Prix du Premier Roman 2017, Jean-Baptiste Andrea signe un conte onirique et poétique d’une rare douceur, une ode à la différence.

Grâce à la communauté #bookstagram qui réunit sur Instagram tous les férus de littérature, de nombreuses(x) blogueuses(rs) et moi avons œuvré, sans s’être réellement concerté(e)s, à booster la visibilité d’un auteur injustement peu représenté. Mathieu Menegaux, dont le premier roman Je me suis tue est étonnamment passé inaperçu, est l’auteur d’un second roman coup de poing d’une puissance inouïe Un fils parfait. Ce thriller psychologique glaçant ne pouvait passer inaperçu. De chroniques en chroniques, face à l’engouement pour le roman, notre travail a payé. Olivia De Lamberterie, journaliste et critique littéraire responsable du service Livres au sein du magazine ELLE, ainsi qu’intervenante régulière de la délicieuse émission Le Masque et la Plume – animée par Jérôme Garcin sur France Inter, officie notamment dans la rubrique Mots de Télématin sur France 2. C’est à l’antenne qu’elle a décidé de réparer cette bévue et de lui offrir les égards qu’il mérite. Quelle joie de découvrir l’accueil réservé par la critique ! Je croise les doigts pour que son troisième roman – dont la sortie est prévue pour le 2 mai 2018 – ne passe pas inaperçu dans le flot ininterrompu des sorties littéraires 😀

Comme vous le savez peut-être, j’ai eu la chance cette année de participer à plusieurs jurys de prix littéraires. L’un d’eux est le Prix Littéraire des Grandes Écoles. Au cours de nos échanges, le président du jury m’a conseillé un auteur qui m’était totalement inconnu, Gilles Marchand. Quelle découverte ! Une plume délicate qui aborde avec justesse les thèmes de prédilection de l’auteur : l’isolement social, le handicap, le regard cruel que peut porter la société sur ces « êtres différents ». Tout cela dans un style dépouillé, juste, dénué de pathos. Bien au contraire, Une bouche sans personne, ainsi qu’Un funambule sur le sable, abordent des sujets forts tout en évitant les écueils de la rhétorique misérabiliste.

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi l’année 2018 a commencé sur des chapeaux de roues ! Maud Simonnot – l’auteure du très bel hommage à Robert McAlmon La nuit pour adresse – m’a fait découvrir un premier roman magistral. Violaine Huismans signe un premier roman d’une beauté inouïe, Fugitive parce que reine. Ce roman, elle le consacre à sa mère. Nul ne peut sortir indemne d’une telle lecture. Car si la figure de la mère a maintes et maintes fois été rebattue en littérature, si le sujet semble galvaudé, je vous assure qu’il n’en ai rien ici. Sous la plume de sa fille, la mère laisse place à la femme. Le lecteur découvre une femme fragilisée par la vie au destin tragique. Un livre à lire absolument !

Tout cela pour vous dire que c’est en créant le blog, en participant à des évènements et en rencontrant des passionnés comme moi, que j’ai pu faire toutes ces belles découvertes. Si j’étais restée chez moi à lire dans mon coin, je serais passée à côté de lectures qui m’ont émue et enrichie. Quel beau gachis, cela aurait été ! Alors, je saisis l’occasion pour vous dire que si vous avez un projet qui vous tiens à cœur, une passion que vous souhaitez partager, ne vous autocensurez pas. Car il y a de grandes chances pour que vous passiez à côté d’une expérience formidable et enrichissante.

Hébergeur, code HTML, plugin, shortcode, widget : AU SECOURS !?!

Créer le blog, il faut dire ce qui est, a été un véritable défi. J’ai dû me familiariser avec des gros mots tels que JavaScript, CSS, permaliens, balise méta description, et j’en passe… Je ne vous dis pas la galère dans les premiers temps :mrgreen: . Mon choix s’est naturellement porté vers la plateforme Wordress.org. Contrairement à WordPress.com, je dispose d’une totale main mise sur mon site. Si la configuration est plus complexe, puisqu’il faut acheter un nom de domaine et un hébergement, le résultat en vaut la chandelle. Passé ces quelques ajustements techniques, le meilleur restait à venir. Même si je dois être un peu maso puisque j’ai pris beaucoup de plaisir à me plonger dans les techniques d’optimisation de référencement, à checker des blogs de professionnels et à découvrir de nouveaux outils permettant d’améliorer mon blog 😉

Une communauté bienveillante

En me lançant dans cette aventure, je n’avais pas imaginé une seule seconde qu’une telle communauté de lecteurs passionnés existait.Tout l’aspect technique mis de côté, Instagram m’a ouvert les portes d’une belle communauté. Je le dis tout de suite, comme ça c’est fait, où sont les hommes ? Car il faut être honnête, la majorité des posts sont réalisés par des femmes. Alors, j’ai échafaudé plusieurs hypothèses : soit les hommes ne lisent pas (huuummm), soit ils sont trop timides pour venir discuter avec nous. Je penche pour la seconde option 😉 . Bref, là n’est pas le sujet. Revenons à nos moutons. Dès mon premier post, j’ai reçu un accueil chaleureux. J’ai commencé à échanger régulièrement avec d’autres lectrices/lecteurs. Nous nous sommes découverts des goûts similaires ou au contraire avons échangé sur ce qui faisait diverger nos opinions. Peu importe le point de vue défendu, ce qui est frappant, c’est que tout s’est toujours déroulé dans le respect et la bonne humeur.

Du virtuel au réel : le Grand Prix des Blogueurs Littéraires (1ère édition)

Tous ces échanges sont restés virtuels pendant un moment, avant que la blogueuse Agathe The Book n’ait la brillante idée de réunir toute cette petite communauté autour d’un événement fédérateur. Cette jolie initiative a pris la forme d’un prix littéraire décerné par nous autres blogueurs et blogueuses de l’ombre 😉 . De là est né le Grand Prix des Blogueurs Littéraires, décerné cette année à  Bakhita, une hagiographie signée Véronique Olmi. Malgré quelques appréhensions à l’idée de me rendre dans une soirée où je ne connaissais personne de vue, j’ai passé un moment délicieux. Eh oui ! L’inconvénient d’échanger sur les réseaux c’est que derrière le pseudo, il y a une personne en chair et en os dont on ne connaît ni le nom, ni le visage  🙄 ) Passé les quelques instants de flottement, les échanges se sont animés. J’ai eu la chance de rencontrer des blogueurs, des auteurs, des journalistes, qui ont tous en commun d’aimer ce qu’ils font et de souhaiter le communiquer.

Il est temps de conclure…

Je vous avais prévenu, je risquais de me montrais un peu (trop) bavarde… Ainsi, je clos cette article sur une note positive. Je vous remercie infiniment d’avoir été au bout de cette article de me lire. J’éprouve un plaisir fou à écrire ces chroniques et à échanger avec chacun de vous. Mon goût pour la lecture reste intacte, même après une bonne centaine de livres lus cette année. Et j’espère continuer encore longtemps ce que je fais ici. Peut-être que certains d’entre vous ont pu se réconcilier avec la lecture ou avoir un coup de cœur pour un auteur. C’est exactement pour ces raisons que ce blog existe. Pour ne jamais perdre le goût de la lecture, et qui sait, le redonner à ceux qui auraient pu être échaudés par des lectures imposées.

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La petite fille sur la banquise, Adélaïde Bon : une vie volée

La petite fille sur la banquise, c’est elle, évoluant sur un sol friable, des sables mouvants prêts à l’engloutir à tout instant. Adélaïde Bon a 9 ans. Le poids des mots, à cet âge-là, n’a pas d’importance. Pourtant, des années plus tard c’est là que tout se jouera. Le choix des mots est décisif, l’approximation dévastatrice. Quel est cet « évènement », ce « mauvais souvenir » dont l’évocation à demi-mot suffit pour la plonger dans des crises violentes, des séances d’automutilation qu’elle s’inflige régulièrement ? Adélaïde a 9 ans, lorsqu’un homme décide de lui voler son enfance. Elle est victime d’un viol. Elle mettra des années à poser les mots justes sur ce qu’il s’est passé. Le mutisme de l’extérieur renforce son isolement intérieur. C’est une enfant, elle n’a pas les clés pour comprendre ce qu’il s’est passé, il lui manque des mots pour le formuler. Le choc est trop fort, l’esprit refoule. Elle tente de le cadenasser. C’est trop tard, le mal s’est introduit en elle. Impossible à déloger. Tel un poison, il se répand insidieusement. Un voile obscurcit sa vie. La violence sourde qui l’anime rode. Parfois explose. Adélaïde en ressort secouée, sans pour autant diagnostiquer l’origine du mal qui la ronge. Sans prendre conscience que son éradication implique sa propre destruction. À défaut d’avoir une direction vers laquelle l’orienter, sa colère se retourne contre elle-même. La vérité émerge sous la forme de fragments confus, de vagues réminiscences. Son corps joue le rôle de bouclier, un rempart contre les agressions extérieures qu’elle s’inflige de l’intérieur. Le temps agira comme un catalyseur, intensifiant les séquelles du trauma psychique. Inconsciemment, elle vit dans un état permanent de stress post-traumatique. C’est une bombe à retardement. La confrontation sera la clé de sa guérison. Adélaïde Bon fait le choix des mots pour évoquer ce qu’elle a subi et le processus de reconstruction qui a suivi. Elle nous offre un témoignage à la fois terrifiant et édifiant. À lire absolument !

La descente aux enfers

Méticuleusement, année après année, le temps a fait son affaire. Les souvenirs se sont floutés, les contours de cette journée sont devenus peu à peu indistincts. Pourtant, en cette journée de mai Adélaïde a subi un viol. Ses parents l’ont accompagnée au commissariat où une plainte a été déposée. Les mots choisis sont-ils les bons ? Rendent-ils suffisamment compte de l’horreur de la situation ? Car on parle plus facilement « d’agressions sexuelles sur mineur » que de viol. Ce n’est pas une nuance mais une atténuation. Les mots exacts tarderont à venir. L’homme n’est pas un pédophile mais un pédocriminel. Si cette différence semble infime ainsi formulée, elle ne l’est pas dans les faits. Il n’est pas inutile de rappeler que le terme de « pédophilie » provient du grec. Son étymologie – « paîs » enfant et « philia » amitié – signifie « avoir de l’amitié pour les enfants ». Or, nul besoin de vous faire un dessin, le viol d’un enfant est un crime, point barre. Cette parenthèse refermée, nous pouvons continuer. Adélaïde grandit sans avoir conscientisé ce qui lui était arrivé. Les faits elle les connaît, mais nullement leur portée. Les souvenirs refoulés viennent la hanter. Lentement, les « méduses » – terme qu’elle emploie pour évoquer les réminiscences qui ne la laissent jamais en paix – peuplent ses journées. Elle se sent salie, souillée. Tout ce qui à trait au corps la répugne. Le sexe est synonyme de péché. Le plaisir hors de portée. Elle se sent comme emprisonnée. Son corps devient une carapace, qu’elle alimente de façon boulimique. Adélaïde Bon expérimentera toutes les facettes de la haine de soi. Des troubles alimentaires, à l’autoflagellation, elle travaillera à se saper de l’intérieur. Cela n’empêche pas les visions de venir l’assaillir. Elles apparaissent comme des images subliminales pour aussitôt disparaître entraînant avec elle le peu d’estime qu’elle a d’elle-même. Tous les jours, elle tente de reconstruire ce qu’elle a détruit la veille. Pareil à Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher, son cauchemar semble ne jamais devoir se terminer. Les hommes qu’elle rencontre sont chargés de colmater les plaies, de réparer ce qui a été brisé, de combler un vide béant. Il faudra du temps pour qu’elle apprenne à aimer, à se donner sans avoir honte ou être révulsée par son propre plaisir. Elle avance péniblement dans cette confusion qui obscurcit sa vie, jusqu’à un coup de fil qui vient faire basculer sa vie.

Une lente reconstruction

Il aura fallu plus de vingt ans pour qu’un inspecteur rouvre cette affaire non résolue. Un « cold case » comme on dit dans le métier. Le coup de fil tant attendu, mais également tant redouté a enfin lieu. Dorénavant, Adélaïde Bon n’est plus seule. Elle a un fils et un mari présents auprès d’elle. Elle va faire face à son agresseur. À son violeur. Et elle n’est pas la seule, puisque ce ne sont pas moins de soixante-douze victimes qui ont été recensées. Toutes des fillettes du même âge qu’elle. Les crimes s’étendent sur plus de vingt ans. L’homme a agi en toute impunité. Pendant toutes ces années, il a arpenté tranquillement les rues des quartiers cossus de la capitale sans être inquiété. Si la peur est présente, la colère gronde en elle. Adélaïde Bon a attendu ce moment depuis trop longtemps. Elle va enfin mettre un visage sur son agresseur, entendre ce qu’il a à dire. Seule la confrontation lui permettra de laisser partir la petite fille seule sur la banquise. Cette petite fille, qui d’ailleurs n’est plus vraiment seule. Les autres victimes l’ont rejointe sur cette banquise. Elles font front.

Un témoignage déchirant mais ô combien nécessaire

Les chiffres sont là pour nous rappeler qu’on estime à « 90% le nombre de victimes de viol qui ne portent pas plainte et ce chiffre est encore plus important pour les enfants ». Le constant est effarant. Récemment, les langues ont commencé à se délier. Le témoignage d’Adélaïde Bon est une contribution précieuse à tous ces éléments, qui, mis bout à bout, permettent d’exprimer l’indicible et de prendre les mesures adéquates. Il faut abolir la loi du silence, le viol ne doit plus être un sujet tabou que certains tentent outrageusement de minimiser. L’auteure nous rappelle les conséquences terribles d’une mauvaise prise en charge des victimes. Que le plus gros du travail consiste à écouter sans formuler de jugements hâtifs, qui pourraient amener la victime à se braquer et à se carapater dans sa coquille pour n’en plus sortir. Adélaïde Bon livre un récit bouleversant où elle laisse s’exprimer une souffrance palpable au fil des pages.

Conclusion

Je salue le courage qu’il a fallu à Adélaïde Bon pour mettre des mots sur le traumatisme qu’elle a vécu. Elle a eu la force de ne rien occulter. Elle se met à nu, ne cache au lecteur aucune de ses douleurs. Ce témoignage est à mettre entre toutes les mains afin qu’enfin l’on prenne conscience du chemin qu’il reste à parcourir.

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Les vivants au prix des morts, René Frégni : Prix des Lecteurs Gallimard 2017

René Frégni, en ce début d’année, s’est vu attribuer le Prix des Lecteurs Gallimard pour son roman Les vivants au prix des morts. Parmi les 135 ouvrages de la maison proposés, les lecteurs ont décidé de le distinguer. Dans son roman, l’auteur se met en scène et fait évoluer son double dans un temps figé. Le narrateur mène une vie paisible, propice à la contemplation. Cette vie simple lui suffit. Loin de l’agitation permanente du monde, il se délecte des plaisirs que lui procure l’instant présent. L’évasion de Kader de la prison des Baumettes met fin à cette vie retirée. Elle vient troubler sa tranquillité. Il aura fallu un instant pour que tout bascule. Contre sa volonté, René se retrouve plongé dans l’engrenage de la violence. Ce qui aurait dû n’être qu’une main tendue à un ancien détenu en cavale se transforme en cauchemar. Les évènements s’enchaînent dans une course effrénée. Les corps s’amoncellent. Démuni face à l’implacabilité avec laquelle se déroulent les évènements, le narrateur prend part à une valse macabre qui ne peut que mal se terminer. Au-delà de cette traque à l’homme, René Frégni propose une réflexion sur notre rapport au temps. L’homme d’aujourd’hui vit dans un temps en suspens. Un temps de latence entre la catastrophe passée et celle à venir. Un temps dicté par les guerres et les attentats, imposé par l’extérieur et relayé par les médias. Cette temporalité orchestrée par la société rythme nos vies. Le constat est simple, l’homme subit plus qu’il ne vit. Comment s’ancrer dans le moment présent, faire un arrêt sur image, si l’on vit dans l’expectative que quelque chose arrive. René Frégni dénonce la façon insidieuse qu’à la violence de s’immiscer dans nos vies sans accord préalable. Au détour d’un journal, d’une émission à la télé ou à la radio, elle s’impose à nous. Ne pas ciller face à cette incursion de l’extérieur revient à se rendre complice de sa propre souffrance.

L’engrenage de la violence

Quelle est la part d’autobiographie et de fiction dans ce roman ? La question reste en suspens puisque l’auteur met en scène son double dans Les vivants au prix des morts. À travers un journal, qu’il entame le 1er jour de l’an, il nous invite à entrer dans son intimité. Chaque matin, le narrateur, qui à fortiori est également écrivain, griffonne quelques mots dans son carnet. Bercé par le chant des oiseaux et profitant des premiers rayons du soleil, il se délecte de chaque instant. Ses journées sont rythmées par des balades dans la nature. Le temps s’étire tranquillement, sans que rien ne survienne pour le troubler. Cet espace préservé des agressions extérieures, il entend bien le protéger. Pour cela, il refuse l’intrusion de tout élément perturbateur quitte à vivre retiré. C’était sans compter l’arrivée de Kader, qui surgit dans sa vie. René se souvient de Kader. Il l’avait rencontré quelques années auparavant alors qu’il dispensait des cours à des détenus aux Baumettes. Il n’a pas oublié son sourire éclatant et son visage solaire. Kader l’a marqué. Pour autant, ce dernier sait que derrière l’homme aux airs débonnaires se cache un criminel endurci par des années de détention. Avec un casier long comme son bras, Kader est la bête à traquer. Il a notamment à son actif une évasion en hélicoptère et de nombreux braquages à mains armées. En accueillant cet ancien détenu, René connaît les risques qu’il encourt. Mais a-t-il réellement mesuré le danger ? Car Kader détruit tout sur son passage. Il pratique la politique de la terre brûlée. René en fera les frais. De l’intrusion de la menace dans un espace préservé à l’implosion dudit espace, il n’y a qu’un pas et l’on suit chaque étape de cette destruction. On assiste à la descente aux enfers d’un homme qui n’a pas su prendre la mesure du danger, pensant naïvement l’avoir bien évalué. Cette estimation fausse le conduira hors des sentiers battus. Le narrateur prend un aller simple, sans retour possible.

Conclusion

Les vivants au prix des morts est le premier roman de René Frégni que j’ai l’occasion de lire. J’ai été conquise par le style de l’auteur, efficace, net et précis. René Frégni joue sur l’identité du narrateur avec le lecteur et ce flou entourant le personnage principal laisse planer le doute. Au-delà du suspense que l’auteur distille page après page, il nous offre une réflexion sur l’omniprésence de la violence dans nos sociétés contemporaines, ainsi que sur notre rapport au temps.

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Le monde d’hier, Stefan Zweig : un testament éclairé légué à la postérité

Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire. L’écrivain juif autrichien, contraint de vivre en exil au Brésil, rédige un ouvrage qui échappe à toute tentative de définition. À la fois document historique, récit autobiographique et analyse sociologique, l’œuvre est protéiforme. Malgré l’aura légitimement acquise dont il jouissait, il ne put se soustraire aux lois édictées par l’Allemagne nazie. Ses origines juives le contraignirent à quitter son pays natal, à s’arracher à ses racines européennes et à assister en qualité de témoin muet à la destruction méthodique de toute son œuvre littéraire. En tant qu’écrivain il fut proscrit. Ses ouvrages furent brûlés en place publique. Fervent défenseur d’une Europe unifiée et pacifiste convaincu, il se saisit de l’occasion que lui offre la forme narrative autobiographique pour dresser le portrait de sa génération. Il défend des idées humanistes, antimilitaristes et s’exprime en faveur d’une entente entre les peuples. À travers son histoire personnelle, il nous donne un aperçu de ce que fut cette époque révolue. Un temps béni où circulaient librement les idées. Les échanges étaient facilités, la culture à son apogée. La valeur intrinsèque d’un homme se mesurait à son degré de curiosité. La société n’était pas encore contaminée par les élans nationalistes et les excès patriotiques. Stefan Zweig laisse librement s’exprimer cette nostalgie du temps passé, ainsi que ses doutes vis-à-vis de l’avenir. Cet esprit visionnaire sut mieux que ses contemporains décoder son époque. Le monde d’hier est le constat amer de cet échec à bâtir une identité européenne solide à même de résister aux assauts du totalitarisme et aux chants des sirènes du nationalisme. La force de ce document réside dans l’acuité du regard que l’auteur porte sur son époque et ses contemporains. Un regard pure, cristallin, exempt de velléités réactionnaires.

La nostalgie du temps d’avant : l’âge d’or européen

Pour appréhender correctement le désarroi de l’auteur, encore faut-il avoir une idée précise de la société dans laquelle il évoluait. Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig ressuscite l’Autriche qui l’a vu naître. Celle où les arts étaient glorifiés, les mœurs codifiés et l’atmosphère ouatée propice à la paix de l’esprit. À Vienne, la bonne société menait une vie paisible épargnée de tous les désagréments. Chacun vaquait à ses occupations, le plus souvent d’ordre culturel. Car il est bien connu que le degré de développement d’une société se mesure à l’aune de la place qu’elle octroie à la culture. La société viennoise était découpée en strates, allant de la famille impériale au prolétariat. Malgré les différences de classes sociales, chacun échangeait avec son prochain sans souci d’étiquette. Un découpage codifié n’étant pas nécessairement synonyme de rigidité. L’on vivait en bonne entente dans une société préservée. Les idées socialistes n’avaient pas encore trouvé le chemin qui leur ferait péricliter cet écosystème protégé. Issu d’une famille bourgeoise, Stefan Zweig disposait d’un accès illimité à la culture. Il deviendra en quelques années un membre éminent de l’intelligentsia viennoise. Mais avant cela, il prît soin de parfaire son éducation en se confrontant au monde. Il sillonna l’Europe. Ce goût des voyages, il ne s’en départira pas. En citoyen du monde, Stefan Zweig n’entendait pas se restreindre à une identité nationale mais se faisait le défenseur d’une curiosité cosmopolite. Cette insatiable soif de connaissance le guida à travers toutes les grandes capitales européennes où il chercha à s’imprégner de la culture locale. Il y noua des amitiés qui pour certaines surent résister tant bien que mal aux aléas des événements. Les voyages entrepris aiguisèrent son esprit. Au contact d’écrivains, compositeurs, sculpteurs, il forgea son idée maîtresse, clé de voute de son œuvre, qui veut que l’homme s’affranchisse de ce qui entrave sa liberté de pensée pour s’ouvrir à une humanité globale, pas seulement restreinte à son identité nationale. Zweig évoque dans Le monde d’hier, l’absurdité qu’il y a à se carapater chez soi, à brandir l’étendard du patriotisme et à déclarer la guerre à des peuples amis la veille encore. Le temps de paix, que connurent les pays européens entre la Guerre franco-allemande de 1870 et la Première Guerre mondiale, apparaît comme une parenthèse enchantée au regard de ce que dut endurer le peuple européen au cours du 20e siècle. Ces quarante années de relative stabilité géo-politique auraient pu servir de socle à la constitution d’un espace européen unifié. Les tensions nationalistes, tout comme les velléités expansionnistes, se seraient apaisées. Mais n’ayant pas trouvé d’exutoire, les tensions se sont cristallisées autour de la perspective d’un conflit armé. Puis, la guerre s’est enlisée. L’Autriche est sortie exsangue du conflit. L’Allemagne, doublement humiliée par sa défaite et par l’appauvrissement consécutif au flottement de sa monnaie, n’a eu de cesse les années qui ont suivies de chercher à regagner son prestige. Ces bouleversements sur le plan géo-politique se sont accompagnés de la rupture du pacte tacite entre l’État et ses citoyens. Ce pacte de confiance est dorénavant brisé. L’État n’est plus apte à protéger ses citoyens. Chacun éprouve la désagréable impression d’avoir été mystifié, sacrifié sur l’autel de l’orgueil des dirigeants. Stefan Zweig situe là le point d’orgue sur lequel s’est appuyé le grand basculement opéré dans l’entre-deux-guerres. La jeunesse tentera de se décharger du poids de la guerre en faisant table rase du passé. Lorsque l’ordre sera rétabli, il le sera sous une toute autre forme…

Un constat amer face à la victoire du totalitarisme

Stefan Zweig, en sa qualité d’écrivain cosmopolite, fut mieux que quiconque à même de déceler les infimes variations dans la société qui laissaient deviner la dureté des temps à venir. Il perçut rapidement le caractère dangereux que représentaient ses hordes rutilantes de jeunes hommes armés par le régime. Il ne s’agissait pas de simples bandes, mais d’une organisation bien rodée à même de saper une stabilité déjà bien entamée. La situation chaotique des Balkans ne lui échappa pas non plus. Véritable poudrière à ciel ouvert, la région représentait une manne pour Hitler. De même, il fut l’un des premiers à prendre la lourde décision de s’exiler en Angleterre au début des années trente. Doté d’une sensibilité aiguë, l’écrivain autrichien anticipait chaque avancée qu’Hitler effectuait. Tout comme il augura de la faiblesse des puissances européennes à offrir aux troupes hitlériennes une résistance digne de ce nom. Dès lors, on est en mesure de comprendre le geste de cet homme traqué, qui dut quitter sa patrie, ses amis. Son travail d’écrivain fut réduit à néant, son œuvre littéraire partie en fumée. Tout ce qui autrefois nourrissait son esprit fertile disparaissait peu à peu pour laisser place à l’obscurantisme. Stefan Zweig entamera une lente descente aux enfers qui se soldera par une fin tragique. Le 22 février 1942, à Petrópolis, les corps de l’auteur ainsi que de son épouse sont retrouvés inanimés.

Conclusion

Le monde d’hier est le testament laissé à la postérité par un homme d’exception, un écrivain surdoué et un esprit visionnaire. Il fait partie de ces livres à côté desquels il est tout simplement impossible de passer. De l’âge d’or de la civilisation européenne à son anéantissement, Stefan Zweig dissèque les rouages de cette destruction. Le monde d’hier est un témoignage bouleversant et saisissant de perspicacité.

Du même auteur…

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Où passe l’aiguille, Véronique Mougin : des camps de concentration à la haute couture (#RL2018)

Où passe l’aiguille retrace le destin hors du commun du jeune Tomi, juif hongrois, déporté en 1944. Des camps, seuls son père et lui en reviendront. L’incroyable destin de Tomi, des camps de concentration aux maisons de haute couture, semble tenir de la fiction. Et pourtant, il n’en est rien. À travers cette biographie romancée, Véronique Mougin rend hommage à son cousin dont l’ascension fulgurante dans le monde de la mode le propulsera second d’une grande maison. Sorti vivant de l’enfer des camps, cet homme d’exception a su tiré son épingle du jeu. Parti de rien, fils d’un tailleur pour hommes dans une ville en Hongrie, il est arrêté avec sa famille, envoyé dans un ghetto, puis transféré au camps de Dora. Jusqu’alors, il s’était montré rétif aux injonctions de son père, qui, plus que tout souhaite lui transmettre en héritage le métier de tailleur. Cette insistance paternelle lui pèse. Concevoir des costumes aux teintes austères dans des tissus dépourvus d’originalité, très peu pour lui. Cela manque cruellement de panache. Chapardeur impénitent, Tomi n’aime rien tant que contourner les règles, se soustraire à l’autorité. Ce n’est qu’une fois confronté à la réalité des camps, à la nécessité d’assurer sa survie, que ses talents de magouilleur lui seront d’une grande utilité. Cherchant par tous les moyens à s’extraire de la précarité de sa condition, il se porte volontaire pour un poste de couturier. Novice en la matière, il n’aura d’autre choix que d’apprendre sur le tas. Contrairement à la conception étroite de son père, Tomi est doté d’une sensibilité telle, qu’il perçoit le symbolique derrière la technique. Il s’éblouit de la beauté et de la finesse du geste, de la précision du toucher, de l’habileté déployée par des hommes dont la vie ne tient qu’à un fil. À la destruction, résiste la création. Coudre prend une dimension cathartique. Acte de résistance, mais pas seulement, le maniement de l’aiguille devient une véritable source d’énergie vitale. Le vêtement rapiécé, témoignage de la souffrance endurée, ressort réparé. Colmater, rafistoler, raccommoder devient l’unique moyen de panser les plaies, et l’aiguille, l’outil de sa survie.

Un destin exceptionnel inspiré d’une histoire vraie

Tomas, alias Tomi, n’a rien du fils idéal. Voleur, enquiquineur, fugueur, il en fait voir de toutes les couleurs à ses parents. Au grand dam de son père qui voit en lui le digne descendant de l’entreprise familiale. Être tailleur, travailler les tissus, manier l’aiguille, c’est une histoire de famille. Rien ne saurait le faire dévier de la route que son père lui a tracé. Sauf l’intéressé lui-même, qui, contrairement à ce que tente de lui faire miroiter son père, ne voit pas dans la confection de costumes d’hommes, la perpective d’une existence réjouissante. Ce qu’il aime Tomi, c’est par-dessus tout regarder passer les filles, jouer de sales tours autour de lui et se chamailler avec son petit frère. Si la trivialité de l’existence lui oblige à choisir un métier, c’est tout décidé, il se fera plombier. Quitte à choisir, la blouse bleue en impose plus que le complet marron… La querelle entre le fils et le père prend fin avec l’arrivée des allemands. Dès lors, une fois la précieuse machine du père mise en sureté, la famille se résout à tout quitter. La communauté juive de Berehove se retrouve parquée dans un ghetto avant d’être déportée. Séparé de sa mère et de son plus jeune frère, il n’a plus que son père sur qui compter. Nul n’ignore que la survie dans les camps se mesure proportionnellement à l’utilité de chacun. Ainsi, la vie du fils et du père dépendra de leur capacité à mobiliser leur savoir-faire. Tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins, cette ligne de conduite Tomi l’a fait sienne et entend bien l’exploiter jusqu’au dernier filon. Malgré les circonstances de détention, le père a la tête dure et la rancune tenace. Il ne pardonne pas à son fils son refus d’apprendre la couture. Clin d’oeil du destin, ce n’est qu’une fois assigné à la baraque 5, chargée de remettre en état les frusques portées par les prisonniers récemment gazés que l’activité commence à susciter son interêt. L’acuité dont il fait preuve est à l’origine de sa singularité. L’oeil alerte qu’il porte sur le monde lui permet de se distinguer. Dès lors, il ne s’agit plus de réparer mais bien de s’évader. Une fois libéré par les alliés, Tomi ne peut se résoudre à vivre là où on leur a tout retiré. L’URSS fait main basse sur la région, à un occupant, un autre se substitue. Direction Paris, ses belles jeunes filles, aux mollets galbés et aux robes légères. Le paradis des couturiers. Après des années de restriction sous l’occupation, la mode renaît plus libre que jamais. Les femmes envoient balader leurs corsets, renouent avec la féminité et se parent de décolletés. Les jupes raccourcissent, les silhouettes affutées et structurées, la taille marquée. Le corps de la femme se libère, c’est l’époque de l’émancipation féminine sous l’impulsion de créateurs de génie. Christian Dior fait figure de précurseur. Il révolutionne l’univers sclérosé de la haute couture en imaginant une collection sublimant le corps des femmes. La rigidité du carré laisse place à la volupté du rond. L’avénement du New Look bouleverse les codes. Où passe l’aiguille opère avec brio un grand écart historique : des pogroms aux cafés parisiens, de l’horreur de la Shoah aux artifices de l’univers de la haute couture.

Conclusion

Où passe l’aiguille n’est absolument pas un énième roman traitant de la shoah. C’est bien plus que cela. Véronique Mougin campe des personnages auxquels on s’attache immédiatement. Les thèmes de la transmission et de la filiation sont au cœur du roman. Les liens père-fils font l’objet d’une analyse psychologique fine. Véronique Mougin parvient avec subtilité à aborder des thèmes diamétralement opposés sans aucune fausse note. Tout dans ce récit sonne juste. L’auteure nous offre une magnifique leçon de vie. Elle prouve qu’avec du toupet, de la volonté et de l’audace rien n’est impossible. Mon seul regret est qu’il ne soit pas plus long. À lire d’urgence ! Je vous garantis un très bon moment de lecture 🙂

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Le joueur d’échecs, Stefan Zweig : une allégorie de la folie nazie

Finalisée le jour précédant le suicide de Stefan Zweig et de son épouse, alors en exil au Brésil – le 22 février 1942, et publiée à titre posthume, Le joueur d’échecs fait figure de sombre présage. L’auteur prolifique se distingue ici par ses qualités de nouvelliste de génie. Face à l’avancée des troupes hitlériennes, l’Anschluss et la montée de l’antisémitisme en Europe, l’écrivain juif autrichien prend la plume pour dénoncer la folie nazie sous la forme d’une allégorie. Dernier signal d’alarme lancé par un homme dont le talent n’a d’égal que sa droiture morale. Fin observateur, il décortique avec maestria les nuances de la psychologie humaine, s’immisce dans les moindres recoins de l’âme. Rien ne saurait échapper à l’oeil scrutateur de l’auteur. L’écriture est d’une précision clinique. Il parvient en quelques traits d’une concision folle à retranscrire les personnalités les plus complexes. L’économie de mots est cœur du procédé littéraire zweiggien et contribue à sa puissance d’évocation. La nouvelle « Le joueur d’échecs » est structurée de telle sorte à ce que les deux récits évoqués en parallèle s’imbriquent habilement. La partie d’échecs, disputée entre le champion du monde et des amateurs sur un paquebot en partance pour l’Argentine, fait resurgir un souvenir douloureux chez l’énigmatique M.B. Cet homme dont le nom est tu, fut arrêté par la Gestapo, fait prisonnier et condamné des mois durant à l’isolement le plus total. L’objectif de la manœuvre résidait dans l’anéantissement de ses dernières résistances psychiques. Dès lors, son salut prendra la forme d’un manuel d’échecs. Les conditions de détention pousseront M.B jusqu’aux confins de la folie, l’obligeant à opérer un dédoublement de la personnalité, lui permettant de jouer contre lui-même. L’ardeur manifestée par le prisonnier pour les échecs se muera en une obsession monomaniaque, le menant jusqu’à l’extrême limite de la schizophrénie. L’oeil alerte du lecteur reconnaîtra dans l’échiquier l’Europe, vaste terrain de jeu sous le joug de l’emprise nazie. Ce qui sera à l’origine de la folie du personnage conduira l’auteur au suicide. L’échiquier prend une toute autre dimension lorsque l’on sait la tournure que prendront les événements.

Un homme engagé

Européen fervent et pacifiste convaincu, jusqu’au jour de sa mort Stefan Zweig n’a jamais transigé sur ses idées. Il a toujours pris soin de porter un regard lucide sur son époque. Son acte ne peut être que celui d’un homme qui en proie aux doutes, aux angoisses les plus vives sur l’avenir du monde dans lequel il vit, ne peut continuer d’exister. En 1942, la puissance hitlérienne est à son apogée, rien ne semble ébranler le Troisième Reich face à qui le monde entier plie. Dans Le joueur d’échecs, Stefan Zweig retranscrit comme toujours de manière saisissante son époque. Si Zweig a toujours pris soin de ne pas directement mentionner l’idéologie nazie dans ses écrits, dans le Joueur d’échecs il n’hésite pas à employer les mots justes pour évoquer le mal qui ronge son époque. Il fait référence de façon très claire à la gestapo, à l’hôtel Metropol – quartier général de la gestapo à Vienne, aux camps de concentration. Dans Le monde d’hier – autobiographie de l’auteur – il retrace les étapes qui ont conduits au basculement de l’Europe dans l’idéologie nazie, il se souvient d’une époque à jamais révolue. Comment reprocher à l’écrivain de génie, au visionnaire de déchiffrer avec tant de clairvoyance son époque et d’avoir voulu s’en extraire ? Le 22 février 1942 est un jour à marquer d’une croix noire en mémoire d’un homme d’exception.

De l’enfermement à la folie

Toute la nouvelle repose sur cet échiquier, projection de la réalité. Ce qui devait être une guerre physique entre des pions palpables devient une guerre psychologique. Une tension psychique insoutenable qui conduira M.B à la folie. Il est de coutume de dire que la nature a horreur du vide, cet adage s’applique parfaitement au prisonnier, qui, confronté au néant, à la solitude la plus complète, se replie sur lui-même et s’invente des mondes chimériques. La réalité de son enfermement lui renvoie son propre reflet avec lequel il doit composer. Les résistances psychiques tombent les unes après les autres, jusqu’au jour où, convoqué par les allemands pour subir un énième interrogatoire, M.B fait main basse sur un manuel reproduisant les parties jouées par les maîtres des échecs. À partir de là, il mémorisera et reproduira sur un échiquier mental les parties les unes après les autres. Il s’efforcera de visualiser l’échiquier dans son esprit, « à l’aveugle ». Rejouées maintes et maintes fois, les parties finissent par perdre de leur intérêt. Le charme de la nouveauté s’évapore. Ce bref interlude, qui lui avait permis de s’extirper de la monotonie de son quotidien, aura été de courte durée. Dès lors, une seule alternative s’offre à lui, il lui faut inventer de nouvelles parties. C’est là que se situe le point de basculement. La schizophrénie le guette, tapie dans l’ombre telle une menace invisible. L’homme se scie en deux, perd ses repères, opère un dédoublement de sa personnalité pour mieux se provoquer. Il s’invective, se hurle dessus, menace son autre moi. Le joueur d’échecs retrace la destruction méthodique de l’intérieur infligée par l’homme à son semblable. Cette perte de repères sciemment recherchée vise à  provoquer une soumission complète à l’autorité.

Conclusion

Si vous me lisez depuis un certain temps maintenant vous êtes au courant de l’amour que je porte à Stefan Zweig. Je considère que c’est un auteur exceptionnel et incontournable. L’œil alerte qu’il porte sur son époque, l’écriture incisive et la concision de son style confèrent à son œuvre un caractère intemporel. Le joueur d’échecs est sa dernière nouvelle et certainement une des plus célèbres. À lire, relire et rerelire !

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Le retour de Gustav Flötberg, Catherine Vigourt : rentrée littéraire d’hiver 2018 (#RL2018)

Rien que le titre, Le retour de Gustav Flötberg, laissait présager une lecture légère à l’humour caustique. La première impression fut la bonne. Catherine Vigourt imagine une fable humoristique mettant en scène Gustave Flaubert, l’illustre romancier dont elle affuble le nom d’une inflexion scandinave, clin d’oeil astucieux aux auteurs de best-sellers venus du froid. Alors que ce dernier pique un somme au Caire en compagnie de son ami Maxime du Camp, au cours d’une de leurs expéditions en Orient à l’été 1850, ils se retrouvent catapultés à notre époque. Petit détail, à cette époque Flaubert n’était pas encore Flaubert, l’auteur encensé par la postérité. Son génie littéraire ne s’était pas encore exprimé. Il faudra attendre 1857 pour que soit publié Madame Bovary par son camarade et rival, le dandy Maxime du Camp. Ce dernier, quant à lui, découvre avec stupeur qu’il n’a pas résisté au jugement scrutateur de la postérité, et qu’au jeu de la célébrité son ami l’a supplanté. Ce saut dans le temps s’accompagne d’un changement d’identité. Le romancier se réveille dans le corps d’un auteur islandais à succès, Gustav Flötberg. Ce transfert s’accompagne d’un constat amer. En effet, à notre époque nul besoin d’être un esprit visionnaire pour rencontrer le succès. Le simple fait de concevoir une intrigue bien ficelée, de déployer une mécanique bien rodée, suffit pour tutoyer les sommets. Catherine Vigourt signe un roman sans prétention, drôle et pétillant. Seul bémol, l’intrigue manque de peps et les personnages de matière pour que l’on s’attache véritablement à eux. Le procédé qui consiste à projeter un personnage dans le futur aurait pu être mieux exploité. L’auteure reste en surface de son sujet, ne va pas au bout de son projet. Certains éléments auraient mérité de s’y attarder plus longuement. Ce voyage dans le temps aurait du être l’occasion d’une observation fine des travers de nos sociétés contemporaines, ainsi que l’opportunité de critiquer les rouages du succès de la production littéraire actuelle. Le retour de Gustav Flötberg est certes une lecture agréable, mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable.

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En camping-car, Ivan Jablonka : Prix Essai France Télévisions 2018 (#RL2018)

Ivan Jablonka, historien de profession et lauréat du Prix Médicis 2016 pour Laëtitia, publie un ouvrage hybride à mi-chemin entre le récit autobiographique et l’étude sociologique. Son projet consiste à faire de ses souvenirs de vacances une clé de lecture de la grande histoire. Ainsi, il se remémore les voyages à bord du Combi Volkswagen lorsqu’il sillonnait en famille les routes de France, d’Espagne, du Portugal… Si sur le papier, cet ouvrage avait tout pour me plaire, le résultat fut tout autre. Puisqu’à défaut de s’en tenir à ses souvenirs d’enfance, l’auteur s’évertue à intellectualiser, à conceptualiser à outrance son vécu. Ma lecture n’en a été que plus ennuyeuse, mon attention déclinant au fil des pages, puisque j’avais l’impression de passer du coq à l’âne en permanence sans parvenir à comprendre où l’auteur voulait en venir. Je suis restée hermétique au projet de l’auteur. Ivan Jablonka tente de plaquer une vérité historique sur un vécu personnel, de faire de ses voyages de jeunesse un objet d’analyse sociologique, une clé de lecture de la société. Ce procédé m’a agacée. Pour tout dire, j’ai trouvé le projet présomptueux et le ton de l’auteur mâtiné de suffisance. Il faut une bonne dose de culot pour oser le parallèle entre un petit larcin commis par un enfant dans une station-service et les péchés commis par Saint-François. Je suis restée médusée face à cet excès d’estime de soi. Cette désagréable manie de faire du camping-car une extension de sa judaïcité m’a également semblé un tantinet capillotracté. Telle une poule devant un couteau, je me suis demandé ce que j’avais entre les mains, j’en ai conclu à un OLNI – objet littéraire non identifié. À vouloir imbriquer récit autobiographique, historique et enquête sociologique, Ivan Jablonka s’emmêle les pinceaux. L’auteur ne prend pas parti, il reste en superficialité, que ce soit dans sa manière de se confier et d’aborder sa vie de famille ou dans sa façon d’expliquer la société. Finalement, le rendu m’a paru indigeste, les thèmes soulevés hors de propos et le tout incohérent.

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018 (#GPLE)

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