COUPS DE COEUR

Où passe l’aiguille, Véronique Mougin : des camps de concentration à la haute couture (#RL2018)

14 mars 2018
booksnjoy - Où passe l'aiguille, Véronique Mougin : des camps de concentration à la haute couture (#RL2018)

Où passe l’aiguille retrace le destin hors du commun du jeune Tomi, juif hongrois, déporté en 1944. Des camps, seuls son père et lui en reviendront. L’incroyable destin de Tomi, des camps de concentration aux maisons de haute couture, semble tenir de la fiction. Et pourtant, il n’en est rien. À travers cette biographie romancée, Véronique Mougin rend hommage à son cousin dont l’ascension fulgurante dans le monde de la mode le propulsera second d’une grande maison. Sorti vivant de l’enfer des camps, cet homme d’exception a su tiré son épingle du jeu. Parti de rien, fils d’un tailleur pour hommes dans une ville en Hongrie, il est arrêté avec sa famille, envoyé dans un ghetto, puis transféré au camps de Dora. Jusqu’alors, il s’était montré rétif aux injonctions de son père, qui, plus que tout souhaite lui transmettre en héritage le métier de tailleur. Cette insistance paternelle lui pèse. Concevoir des costumes aux teintes austères dans des tissus dépourvus d’originalité, très peu pour lui. Cela manque cruellement de panache. Chapardeur impénitent, Tomi n’aime rien tant que contourner les règles, se soustraire à l’autorité. Ce n’est qu’une fois confronté à la réalité des camps, à la nécessité d’assurer sa survie, que ses talents de magouilleur lui seront d’une grande utilité. Cherchant par tous les moyens à s’extraire de la précarité de sa condition, il se porte volontaire pour un poste de couturier. Novice en la matière, il n’aura d’autre choix que d’apprendre sur le tas. Contrairement à la conception étroite de son père, Tomi est doté d’une sensibilité telle, qu’il perçoit le symbolique derrière la technique. Il s’éblouit de la beauté et de la finesse du geste, de la précision du toucher, de l’habileté déployée par des hommes dont la vie ne tient qu’à un fil. À la destruction, résiste la création. Coudre prend une dimension cathartique. Acte de résistance, mais pas seulement, le maniement de l’aiguille devient une véritable source d’énergie vitale. Le vêtement rapiécé, témoignage de la souffrance endurée, ressort réparé. Colmater, rafistoler, raccommoder devient l’unique moyen de panser les plaies, et l’aiguille, l’outil de sa survie.

Un destin exceptionnel inspiré d’une histoire vraie

Tomas, alias Tomi, n’a rien du fils idéal. Voleur, enquiquineur, fugueur, il en fait voir de toutes les couleurs à ses parents. Au grand dam de son père qui voit en lui le digne descendant de l’entreprise familiale. Être tailleur, travailler les tissus, manier l’aiguille, c’est une histoire de famille. Rien ne saurait le faire dévier de la route que son père lui a tracé. Sauf l’intéressé lui-même, qui, contrairement à ce que tente de lui faire miroiter son père, ne voit pas dans la confection de costumes d’hommes, la perpective d’une existence réjouissante. Ce qu’il aime Tomi, c’est par-dessus tout regarder passer les filles, jouer de sales tours autour de lui et se chamailler avec son petit frère. Si la trivialité de l’existence lui oblige à choisir un métier, c’est tout décidé, il se fera plombier. Quitte à choisir, la blouse bleue en impose plus que le complet marron… La querelle entre le fils et le père prend fin avec l’arrivée des allemands. Dès lors, une fois la précieuse machine du père mise en sureté, la famille se résout à tout quitter. La communauté juive de Berehove se retrouve parquée dans un ghetto avant d’être déportée. Séparé de sa mère et de son plus jeune frère, il n’a plus que son père sur qui compter. Nul n’ignore que la survie dans les camps se mesure proportionnellement à l’utilité de chacun. Ainsi, la vie du fils et du père dépendra de leur capacité à mobiliser leur savoir-faire. Tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins, cette ligne de conduite Tomi l’a fait sienne et entend bien l’exploiter jusqu’au dernier filon. Malgré les circonstances de détention, le père a la tête dure et la rancune tenace. Il ne pardonne pas à son fils son refus d’apprendre la couture. Clin d’oeil du destin, ce n’est qu’une fois assigné à la baraque 5, chargée de remettre en état les frusques portées par les prisonniers récemment gazés que l’activité commence à susciter son interêt. L’acuité dont il fait preuve est à l’origine de sa singularité. L’oeil alerte qu’il porte sur le monde lui permet de se distinguer. Dès lors, il ne s’agit plus de réparer mais bien de s’évader. Une fois libéré par les alliés, Tomi ne peut se résoudre à vivre là où on leur a tout retiré. L’URSS fait main basse sur la région, à un occupant, un autre se substitue. Direction Paris, ses belles jeunes filles, aux mollets galbés et aux robes légères. Le paradis des couturiers. Après des années de restriction sous l’occupation, la mode renaît plus libre que jamais. Les femmes envoient balader leurs corsets, renouent avec la féminité et se parent de décolletés. Les jupes raccourcissent, les silhouettes affutées et structurées, la taille marquée. Le corps de la femme se libère, c’est l’époque de l’émancipation féminine sous l’impulsion de créateurs de génie. Christian Dior fait figure de précurseur. Il révolutionne l’univers sclérosé de la haute couture en imaginant une collection sublimant le corps des femmes. La rigidité du carré laisse place à la volupté du rond. L’avénement du New Look bouleverse les codes. Où passe l’aiguille opère avec brio un grand écart historique : des pogroms aux cafés parisiens, de l’horreur de la Shoah aux artifices de l’univers de la haute couture.

Conclusion

Où passe l’aiguille n’est absolument pas un énième roman traitant de la shoah. C’est bien plus que cela. Véronique Mougin campe des personnages auxquels on s’attache immédiatement. Les thèmes de la transmission et de la filiation sont au cœur du roman. Les liens père-fils font l’objet d’une analyse psychologique fine. Véronique Mougin parvient avec subtilité à aborder des thèmes diamétralement opposés sans aucune fausse note. Tout dans ce récit sonne juste. L’auteure nous offre une magnifique leçon de vie. Elle prouve qu’avec du toupet, de la volonté et de l’audace rien n’est impossible. Mon seul regret est qu’il ne soit pas plus long. À lire d’urgence ! Je vous garantis un très bon moment de lecture 🙂

3 Comments

  • Reply Joalie 23 mars 2018 at 15 h 42 min

    Extrêmement bien écrit, cette chronique poussée me donne très envie de le lire ! Bravo pour tes écrits toujours très justes ☝🏻👏🏻

    • Reply Books'nJoy 24 mars 2018 at 0 h 11 min

      Merci beaucoup pour tes jolis mots, je suis ravie que ma chronique t’ait plue 🙂
      Ce roman a été un très gros coup de cœur, j’espère qu’il te plaira autant qu’il m’a plu. L’auteure véhicule un message d’espoir très fort et malgré la noirceur des thèmes abordés signe un roman lumineux 💖

  • Reply Ils me font envie, vous les avez lus ! #02 – Les miscellanées d'Usva 26 juin 2018 at 13 h 49 min

    […] Où passe l’aiguille de Véronique Mougin, paru aux éditions Flammarion le 31 janvier 2018 : Sin City • Les mots de la fin • L’Ourse bibliophile • Mes échappées livresques • Loupbouquin • Littélecture blog • Domi C Lire • Mes lectures • Serial Lectrice • Carobookine • A touch of blue… Marine • Les lectures du mouton • Les livres de Joëlle • Mille vies en une • Le domaine de Squirelito • Miss Golightly Chronicles • Irène Hansen • BooksN’Joy […]

  • Leave a Reply