Finalisée le jour précédant le suicide de Stefan Zweig et de son épouse, alors en exil au Brésil – le 22 février 1942, et publiée à titre posthume, Le joueur d’échecs fait figure de sombre présage. L’auteur prolifique se distingue ici par ses qualités de nouvelliste de génie. Face à l’avancée des troupes hitlériennes, l’Anschluss et la montée de l’antisémitisme en Europe, l’écrivain juif autrichien prend la plume pour dénoncer la folie nazie sous la forme d’une allégorie. Dernier signal d’alarme lancé par un homme dont le talent n’a d’égal que sa droiture morale. Fin observateur, il décortique avec maestria les nuances de la psychologie humaine, s’immisce dans les moindres recoins de l’âme. Rien ne saurait échapper à l’oeil scrutateur de l’auteur. L’écriture est d’une précision clinique. Il parvient en quelques traits d’une concision folle à retranscrire les personnalités les plus complexes. L’économie de mots est cœur du procédé littéraire zweiggien et contribue à sa puissance d’évocation. La nouvelle « Le joueur d’échecs » est structurée de telle sorte à ce que les deux récits évoqués en parallèle s’imbriquent habilement. La partie d’échecs, disputée entre le champion du monde et des amateurs sur un paquebot en partance pour l’Argentine, fait resurgir un souvenir douloureux chez l’énigmatique M.B. Cet homme dont le nom est tu, fut arrêté par la Gestapo, fait prisonnier et condamné des mois durant à l’isolement le plus total. L’objectif de la manœuvre résidait dans l’anéantissement de ses dernières résistances psychiques. Dès lors, son salut prendra la forme d’un manuel d’échecs. Les conditions de détention pousseront M.B jusqu’aux confins de la folie, l’obligeant à opérer un dédoublement de la personnalité, lui permettant de jouer contre lui-même. L’ardeur manifestée par le prisonnier pour les échecs se muera en une obsession monomaniaque, le menant jusqu’à l’extrême limite de la schizophrénie. L’oeil alerte du lecteur reconnaîtra dans l’échiquier l’Europe, vaste terrain de jeu sous le joug de l’emprise nazie. Ce qui sera à l’origine de la folie du personnage conduira l’auteur au suicide. L’échiquier prend une toute autre dimension lorsque l’on sait la tournure que prendront les événements.
Un homme engagé
Européen fervent et pacifiste convaincu, jusqu’au jour de sa mort Stefan Zweig n’a jamais transigé sur ses idées. Il a toujours pris soin de porter un regard lucide sur son époque. Son acte ne peut être que celui d’un homme qui en proie aux doutes, aux angoisses les plus vives sur l’avenir du monde dans lequel il vit, ne peut continuer d’exister. En 1942, la puissance hitlérienne est à son apogée, rien ne semble ébranler le Troisième Reich face à qui le monde entier plie. Dans Le joueur d’échecs, Stefan Zweig retranscrit comme toujours de manière saisissante son époque. Si Zweig a toujours pris soin de ne pas directement mentionner l’idéologie nazie dans ses écrits, dans le Joueur d’échecs il n’hésite pas à employer les mots justes pour évoquer le mal qui ronge son époque. Il fait référence de façon très claire à la gestapo, à l’hôtel Metropol – quartier général de la gestapo à Vienne, aux camps de concentration. Dans Le monde d’hier – autobiographie de l’auteur – il retrace les étapes qui ont conduits au basculement de l’Europe dans l’idéologie nazie, il se souvient d’une époque à jamais révolue. Comment reprocher à l’écrivain de génie, au visionnaire de déchiffrer avec tant de clairvoyance son époque et d’avoir voulu s’en extraire ? Le 22 février 1942 est un jour à marquer d’une croix noire en mémoire d’un homme d’exception.
De l’enfermement à la folie
Toute la nouvelle repose sur cet échiquier, projection de la réalité. Ce qui devait être une guerre physique entre des pions palpables devient une guerre psychologique. Une tension psychique insoutenable qui conduira M.B à la folie. Il est de coutume de dire que la nature a horreur du vide, cet adage s’applique parfaitement au prisonnier, qui, confronté au néant, à la solitude la plus complète, se replie sur lui-même et s’invente des mondes chimériques. La réalité de son enfermement lui renvoie son propre reflet avec lequel il doit composer. Les résistances psychiques tombent les unes après les autres, jusqu’au jour où, convoqué par les allemands pour subir un énième interrogatoire, M.B fait main basse sur un manuel reproduisant les parties jouées par les maîtres des échecs. À partir de là, il mémorisera et reproduira sur un échiquier mental les parties les unes après les autres. Il s’efforcera de visualiser l’échiquier dans son esprit, « à l’aveugle ». Rejouées maintes et maintes fois, les parties finissent par perdre de leur intérêt. Le charme de la nouveauté s’évapore. Ce bref interlude, qui lui avait permis de s’extirper de la monotonie de son quotidien, aura été de courte durée. Dès lors, une seule alternative s’offre à lui, il lui faut inventer de nouvelles parties. C’est là que se situe le point de basculement. La schizophrénie le guette, tapie dans l’ombre telle une menace invisible. L’homme se scie en deux, perd ses repères, opère un dédoublement de sa personnalité pour mieux se provoquer. Il s’invective, se hurle dessus, menace son autre moi. Le joueur d’échecs retrace la destruction méthodique de l’intérieur infligée par l’homme à son semblable. Cette perte de repères sciemment recherchée vise à provoquer une soumission complète à l’autorité.
Conclusion
Si vous me lisez depuis un certain temps maintenant vous êtes au courant de l’amour que je porte à Stefan Zweig. Je considère que c’est un auteur exceptionnel et incontournable. L’œil alerte qu’il porte sur son époque, l’écriture incisive et la concision de son style confèrent à son œuvre un caractère intemporel. Le joueur d’échecs est sa dernière nouvelle et certainement une des plus célèbres. À lire, relire et rerelire !
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