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La fabrique du monde, Sophie Van der Linden : amour fugace, bonheur éphémère…

Sophie Van der Linden allie, dans ce court texte qui tient plus de la nouvelle que du roman, concision et puissance d’évocation. Elle explore en peu de mots la violence du sentiment amoureux. Vécu sans transition comme une libération, puis comme une condamnation. Mei est ouvrière dans une usine de textile chinoise. Elle n’a que dix-sept, et pourtant sa vie à peine entamée semble déjà sur le point de s’achever comme elle a commencé. Condamnée à reproduire les mêmes gestes à longueur de journée, Mei évolue dans un univers étriqué. Alors que ses compagnes partent dans leur famille pour les fêtes de fin d’année, seule trêve octroyée, Mei est contrainte de rester. Le patron lui a retiré sa paie pour comportement récalcitrant. La fatigue d’un travail répétitif et assujettissant a beau l’étriller, les journées à coudre achever de lui ôter toutes velléités de rébellion, Mei s’évade en rêvant. Elle reprend sa liberté et se laisse aller à fantasmer. Pendant ce court laps de temps dans l’usine désertée, ses rêves vont s’incarner. Le temps d’une rencontre, de baisers échangés, d’une étreinte aussi brève qu’intense, Mei voit éclore en elle des sentiments aussi douloureux que puissants. Elle est secouée par cet amour fugace qui vient faire péricliter un quotidien assommant. Rien ne la destinait à éprouver des sentiments si violents. Plus qu’une histoire, elle y voit une échappatoire. D’un monde monochrome, elle bascule dans un univers gorgé de saveurs. Dès lors comment revenir en arrière, se glisser comme si de rien n’était dans sa vie d’avant. Redevenir la petite ouvrière parcellaire obligeante prête à se sacrifier sur l’autel du progrès. Quelque chose naît en elle. Le refus d’abdiquer, de n’être qu’un pion dans un vaste échiquier. De la chair à canon, une quantité négligeable et substituable. Sophie Van der Linden signe un roman bouleversant, d’une beauté inouïe. Elle fait surgir la beauté là où on ne l’attend pas et nous offre un moment de grâce.

Une découverte inattendue pour un pur plaisir de lecture

Comme tout le monde, j’ai tendance à rester dans ma zone de confort. Exception faite des nouvelles de Stefan Zweig – pour qui j’éprouve une admiration sans limite 😉 , j’ai du mal à apprécier les romans brefs. J’entends une petite centaine de pages. Faute de temps, je ne parviens pas à m’attacher aux personnages. Je reste souvent sur ma faim et me rends compte que je garde peu de souvenirs de ces lectures. D’où le choc provoqué par la découverte de La fabrique du monde. En lisant autant que je lis actuellement, je finis par éprouver un sentiment de lassitude. Il arrive un moment où je deviens hermétique à n’importe quel roman. Dans ce cas-là je cherche un texte court, histoire de me réveiller. De reprendre goût à la lecture en éveillant ma curiosité sans me forcer. Pour cela reprendre une nouvelle de Zweig a toujours très bien fonctionné ! Et là, j’ai ressenti le même effet. En lisant ce roman, quelque chose s’est débloqué. C’est précisément là que je situe le moment charnière où le talent de l’auteur apparaît. Sophie Van der Linden vous happe dès la première page. Tout sonne juste. La description du quotidien terne de l’héroïne, le besoin vital de s’extirper de sa condition. Entrevoir une échappatoire. la force et brièveté du sentiment amoureux. Ce qu’il peut révéler de nous. Faire surgir du plus profond de nous un désir de vivre, d’exister et pas seulement de subsister. C’est également une critique acerbe d’un modèle économique reposant sur des rapports de domination. Faisant de l’humain une force de travail au même titre que la machine et lui retirant toute capacité de résonner en l’anesthésiant. Sophie Van der Linden relève l’incongruité des slogans scandés à chaque nouvelle mission et les tourne en ridicule. Comme s’il suffisait de rabâcher aux oreilles de ceux qui triment dans des conditions de travail inhumaines l’utilité de leurs tâches pour l’édification d’une nation forte économiquement. La fabrique du monde est un appel à la liberté, à ne pas se laisser écraser. On a l’impression en tant que lecteur de vivre la situation, de ressentir les émotions de la narratrice. Sa frustration lorsqu’elle réalise qu’elle va devoir capituler. Le poids qui enserre son cœur, qui l’empêche de respirer. On y est. Sophie Van der Linden fait montre de tout son talent.

Conclusion

La fabrique du monde est un premier roman éblouissant, à lire absolument ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé. Et si, comme moi, ce texte vous a marqué. 🙂

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Loup et les hommes, Emmanuelle Pirotte : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Aux amateurs de romans d’aventure, à ceux qui cherchent à être dépaysés, à s’évader vers des contrées lointaines où la sauvagerie règne et où la barbarie le dispute au pouvoir de l’émerveillement, à ceux-là, ce roman est fait pour vous. Emmanuelle Pirotte, historienne de formation, nous embarque avec Loup et les hommes dans un périple à destination des terres indiennes. Contrées sauvages à la nature luxuriante et aux paysages éblouissants. Nous sommes en 1663, Armand est un ancien noble déchu tentant vainement de redonner à son blason le prestige d’antan. Celui des périodes fastes où sa famille suscitait crainte et admiration et qui lui a été retiré. Au cours d’une soirée, il surprend au cou d’une jeune femme le saphir légué par sa mère à son frère bien des années auparavant. Cette vision ressuscite en lui des sentiments endormis. Réminiscences de ses fautes passées. Conscient d’avoir commis un crime abject, la culpabilité de son geste ne lui laisse aucun répit. Juste corollaire pour avoir dénoncer ce frère envoyé aux galères. Tiraillé par la jalousie et rongé par l’aigreur, il s’était vengé de ce frère adulé, doté d’une aura mystérieuse capable d’envoûter tous ceux amenés à le fréquenter. Abandonné à sa naissance, les parents d’Armand avait élevé Loup comme leur digne héritier. Tout l’amour de sa mère lui était destiné, ne laissant à Armand rien pour se consoler. Armand a souffert de ce manque d’affection jusqu’à haïr férocement son frère, qu’il aimait tant. Et pourtant, à l’aune de sa vie, il ressent le besoin d’expier ses fautes. En route pour l’Iroquoisie, à la recherche de Loup, il ne soupçonne pas encore le changement qui va s’opérer en lui. Loup et les hommes explore la complexité des relations fraternelles et la violence des sentiments humains, partagés entre désir de vengeance et besoin de se faire pardonner. Le tout dans des décors grandioses qui frappent l’imagination et nous font entrevoir un monde au sein duquel les rapports humains sont délestés des artifices qui viennent les dénaturer.

Rivalité fraternelle

Le roman s’ouvre sur la vision d’Armand. Rencontre qui le renvoie à un passé douloureux, offrant ainsi au lecteur une porte d’entrée dans l’esprit du vieil homme, désormais prêt à se confier. Les souvenirs affluent de cette enfance que Loup lui a volée. Puisque l’enfant prodige était le point de mire de toute les attentions, tandis que lui n’était pas désiré. Ce que sa mère ne manquait pas de lui faire cruellement sentir. Malgré l’instinct protecteur de Loup envers Armand, ce dernier ne peut s’empêcher de nourrir à son encontre une rancoeur féroce. En révélant la vérité sur la naissance de son grand frère, il saisit enfin l’opportunité de se venger des humiliations subies. Armand ne mesure pas les conséquences de ses actes et fait basculer toute sa famille dans l’infamie. Il perd ses titres de noblesses, on lui retire ses terres. Loup, quant à lui, est condamné aux galères. La vue du collier a tout fait affluer dans l’esprit d’Armand, désormais préoccupé. Conscient du poids de son péché il embarque avec son valet – Valère – pour l’Amérique, bien décidé à obtenir le pardon de Loup. Avec pour seul point de repère la perspective de retrouver cette jeune femme aperçue dans un salon mondain parisien. Comme s’ils étaient reliés par un lien invisible, Loup détecte la présence de son frère. Sorte de reconnaissance instinctive, qui les guide inéluctablement l’un vers l’autre. Lui, qui autrefois était consumé par l’esprit de vengeance avait réussi à trouver un sentiment de paix dans ces contrées arides. Et pourtant, la perspective de revoir son frère le plonge dans un état fébrile. Des années se sont écoulées depuis la trahison d’Armand, néanmoins rien n’y fait, la colère de Loup ne faiblit pas. On suit en parallèle la progression des pensées des deux hommes. Emmanuelle Pirotte à travers les destins croisés d’Armand et de Loup nous raconte deux versions d’une même histoire. Chacun percevant à travers le prisme de ses émotions une réalité identique mais vécue différemment. Au delà du conflit fratricide, c’est tout un monde qui s’offre à nous. Les us et coutumes du peuple iroquois. Leur liberté de moeurs. L’acceptation des relations homosexuelles notamment. À la fois roman d’aventure et récit historique, Emmanuelle Pirotte met au service de la narration sa maîtrise du contexte culturel et politique. La lutte avec les puissances occidentales, la lente disparition des peuples aborigènes que l’ont sait condamnés à l’extinction ou à l’assimilation. Loup et les hommes est un roman riche dans lequel on se glisse avec plaisir.

Conclusion

Dans la veine des romans de cape et d’épée d’Alexandre Dumas avec une touche de nature writing, Loup et les hommes joue avec les codes du roman historique et offre un beau moment d’évasion. Je vous le conseille ! 😉

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La vraie vie, Adeline Dieudonné : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

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BOUM ! Une petite bombe, impossible de qualifier autrement le roman d’Adeline Dieudonné. Un premier roman fulgurant, à la plume concise et acérée. L’Iconoclaste avait déjà réussi le pari risqué de faire d’un premier roman un succès l’an passé, avec l’éblouissant Ma reine de Jean-Baptiste Andrea. Ils confirment ici leur qualité de dénicheur de talents. Avec une grâce infinie, La vraie vie s’empare du sujet de la violence conjugale. L’ombre du père violent pèse sur le récit. Prête à s’abattre à tout moment. Le rythme est tendu, l’atmosphère viciée. À travers les yeux d’une jeune fille au caractère bien trempé, Adeline Dieudonné nous fait pénétrer dans une maison où tout semble figé. La mère sert de défouloir sur lequel son mari passe régulièrement ses nerfs. Quant au père, tout son être aspire à annihiler le plus infime bourgeon de rébellion. Elle et son petit frère, Gilles, sont des rescapés. Jusqu’au jour où le glacier ambulant chez qui ils ont l’habitude d’aller fini broyé par sa machine. C’est précisément là où tout s’enraye. Quelque chose vrille dans la tête de Gilles. Le mal est entré. Il a réussi à s’infiltrer dans un territoire qu’il n’avait pas encore réussi à contaminer. Toute la violence emmagasinée au fil des années ressurgit. Face à l’inertie de sa mère incapable de se révolter, au basculement opéré dans l’esprit de son frère et à la propension de son père à écraser toute tentative d’émancipation, la narratrice comprend qu’elle va devoir se forger seule. Apprendre à cacher la révolte qui gronde en elle. Masquer ses avancées et placer ses pions de telle sorte à ne jamais devenir une proie. Cette certitude est ancrée en elle, elle résistera coûte que coûte, quitte à se mettre en danger. En peu de mots, Adeline Dieudonné parvient à exprimer l’horreur de la situation et à rendre la force qui habite son héroïne. On sort de ce premier roman sonné. À la fois bouleversé et révolté. Chapeau bas !

Un premier roman fulgurant sur les violences conjugales et familiales

Tous les ingrédients sont présents pour faire de ce roman une vraie réussite. Le sujet glace les sangs. De la première à la dernière ligne, le lecteur est suspendu à la narration. Un arrière goût ferreux teinte le roman, une sensation désagréable d’évoluer dans un cadre malsain où la peur a pris ses quartiers. Quelque chose nous prend et ne nous lâche plus de tout le roman. On est pendu aux lèvres ou plutôt aux poings de cet homme violent. Tyrannisant sa femme et ses enfants. Rien que l’existence d’une pièce où sont exposés les cadavres empaillés des animaux chassés atteste du glauque de cette famille dysfonctionnelle. Le sourire cruel de la hyène que la narratrice croise en entrant dans la zone interdite deviendra le symbole du mal rodant. Adeline Dieudonné campe des personnages attachants. La mère est une « amibe ». Un être transparent, un ectoplasme dont la seule mission consiste à éduquer ses enfants et à servir de paravent au courroux de son époux. Les scènes décrites sont d’une violence inouïe. Et en même elles semblent entourées d’une sorte de brume. Une capacité de la narratrice à s’extraire d’un quotidien étouffant pour se renforcer. S’endurcir, non pas au détriment de ce qui fait son humanité, mais tout en conservant sa capacité à éprouver des sentiments. L’auteure ne se limite pas à décrire les accès de fureur du père, mais s’attèle à en décrypter les ressorts. Les mécanismes psychologiques à l’œuvre et qui font de lui un monstre. De sa montée à son déferlement, la rage qui anime le père est étudiée. On le sent prisonnier de cette colère qu’il se sait pas maitriser, le condamnant à répéter inlassablement les mêmes comportements. Le corps meurtri de sa femme martelé de coups témoignant de sa bestialité. Si la narratrice parvient à conserver un certaine dose de lucidité, ce n’est pas le cas de son petit frère, qui fera les frais du climat violent ambiant. Sa santé mentale est altérée. Il est comme happé par son côté malfaisant. La hyène gagne du terrain. Vient coloniser des terres restées vierges. Le malsain vient sucer les restes de l’enfance. Faisant de lui un être sadique dépourvu d’humanité. Adeline Dieudonné est une scénariste hors paire. La scène finale offre un dénouement explosif à la hauteur du roman. La tension y atteint son paroxysme. Je ne suis pas souvent émue à ce point, et là ce fut le cas. J’ai totalement occulté l’aspect fictionnel pour me projeter toute entière dans le texte. J’avais l’impression de vivre la scène.

Conclusion

La rentrée littéraire cette année a ceci de particulier que ce sont 94 premiers romans qui sont attendus sur les étals des librairies. Tous n’auront pas le chance de sortir du lot. Chaque année c’est à un jeu cruel que se livrent les maisons d’édition. Parmi celles-ci, l’Iconoclaste a su dénicher deux années consécutives une petite perle. La vraie vie suscite déjà beaucoup d’attention dans les médias. Lauréate du Prix Première Plume, qui vient de lui être remis, l’auteure a le vent en poupe. Pas de doute ce premier roman va faire parler de lui, c’est un phénomène !

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Douce, Sylvia Rozelier : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Rares sont les auteurs qui parviennent à rendre avec justesse tout ce que le sentiment amoureux peut avoir de complexe. La difficulté résidant dans ce qu’il a de fuyant, d’implacable et d’inexplicable. Dès lors, comment situer le basculement. Ce moment hors du temps, impossible à fixer, où l’autre cesse d’être un étranger et nous est définitivement lié. Sylvia Rozelier relève le défi avec talent et nous plonge dans une passion violente, un amour destructeur. Sous la forme d’une confession, elle retrace le fil d’une histoire amoureuse, des instants de grâce, aux premières déceptions, jusqu’à la lente désillusion. Cet instant terrible lorsque l’amour a déserté et que l’on prend conscience de sa crédulité. Face à face violent avec la réalité, non plus idéalisée mais telle qu’elle est. L’autre cessant d’être cet être que l’on s’était figuré pour apparaître dans toute sa médiocrité. Et pourtant Douce a conscience d’être manipulée, de jouer le rôle qui lui a été attribué. D’être comme ces pantins désarticulés dénués de volonté. Si toute seule elle peut l’accepter, elle soustrait aux autres la possibilité de la juger. Elle s’exclut petit à petit, fait le vide autour d’elle pour ne plus avoir à supporter les remarques insistantes des proches qui finissent par s’alarmer. Se soustraire à leur désapprobation. L’étau se resserre, elle est prisonnière. Sous l’emprise d’un pervers. Il devient envahissant occupant l’espace rendu vacant tout en lui rappelant que c’est qui mène le jeu. Disparaissant régulièrement, se désistant. L’absence nourrie le manque. Douce perd tout discernement. La confiance se délite lentement. Elle est obstinée, refuse de plier, ne comprenant pas qu’il n’y a rien à gagner juste sa peau à sauver. Elle se trouve des excuses. Réclamant des explications, qu’on lui fournisse des preuves de ces élucubrations, un soupçon de vérité quand en réalité elle ne demande qu’à être bernée, réconfortée. La loi de l’attraction répulsion rythme leur relation. Il faudra que l’un déclare forfait, pour que faute de joueurs, le rideau soit tiré.

Passion amoureuse

N’étant pas particulièrement férue de romans ayant pour sujet la passion amoureuse, puisque souvent assez mal traité, j’avais quelques appréhensions avant de lire celui de Sylvia Rozelier. Celles-ci ont été balayées assez rapidement. L’écriture y étant pour beaucoup puisque atténuant la dureté du sujet. L’auteure évite tous les clichés et trouve le ton juste. Sa façon de décrire la psyché de son personnage est telle que l’empathie prend le dessus sur l’agacement qu’à pu susciter en moi l’incapacité de Douce à s’en tenir à ses décisions. Car tout le long, l’héroïne tergiverse, se pose mille questions. Fait un pas en avant pour deux bons en arrière. Mais finalement n’est-ce pas une situation courante dans laquelle se trouve Douce ? Celle d’une femme amoureuse, tellement éprise qu’elle en perd toute lucidité. Qu’elle en tombe dans un état d’hébétement. Devient incapable de se projeter sans l’être aimé. Toute femme a un jour fait l’expérience d’une relation similaire ou en aura été le témoin. Alors elle sait que dans ce cas-là, seul le temps permet de panser les plaies. Qu’il ne sert à rien de conseiller ou de s’emporter face à la passivité de la personne en face. Il faut attendre le déclic, ce moment fatidique où le voile se déchire et la réalité apparaît. À la lecture de Douce on est nous-mêmes, en tant que lecteur, tiraillé par des émotions contradictoires. La compréhension se mue en exaspération voire en colère lorsqu’on assiste à la lente descente aux enfers de la narratrice qui s’enlise dans une relation dénuée d’intérêt et vouée à l’échec. Sylvia Rozelier parvient à nous toucher. À nous faire réagir et à susciter notre intérêt pour le combat que mène Douce pour ne pas sombrer. Son amant lui faisant vivre au quotidien un calvaire. Jouant constamment avec ses sentiments. À croire qu’il est plus présent quand il est absent. Parvenant insidieusement à occuper chacune de ses pensées. La contraignant malgré elle à l’immobilité, de peur de tout faire vaciller. Équilibre précaire d’une relation incapable de s’épanouir normalement. Oscillant entre effusions et accusations.  Sylvia Rozelier décortique le mécanisme psychologique à l’œuvre qui empêche son héroïne de se sauver. Elle nous donne des clés de compréhension sans pour autant placer Douce dans une position victimaire. Victime et bourreau, elle est la principale à blâmer, agissant contre ses intérêts. Et c’est là qu’apparaît toute la complexité de l’esprit humain. Savoir une issue condamner et ne pas pour autant cesser d’espérer.

Conclusion

À l’image du titre, l’ écriture de Sylvia Rozelier est à la fois tendre et délicate. Tout est parfaitement dosé. Douce fait partie des beaux romans publiés en cette rentrée littéraire. Je vous le conseille vivement. En particulier si vous aimez les histoires d’amour compliquées, les êtres torturées en prise avec leurs émotions. Le tout porté par un style net et efficace sans effets de style inutiles.

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Chien-Loup, Serge Joncour : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Serge Joncour, comme le titre l’indique, signe un roman à cheval sur deux époques où deux mondes s’entrechoquent. La nature hybride du chien-loup agissant comme un trait d’union entre le monde sauvage et la civilisation. En 2017, un couple de parisiens – Lise et Franck – décide de s’offrir une retraite en pleine nature dans un gîte isolé. Totalement déconnectés, sans moyens de communiquer, ils font pour la première fois l’expérience d’une solitude totale. Si l’impression de liberté succède à l’angoisse initiale, une intuition concernant cette maison ne les quitte pas. Un faisceau d’indices laisse suggérer qu’elle est détentrice d’un secret. La rencontre avec un chien-loup, mi sauvage, mi domestiqué, se laissant facilement apprivoisé, conforte leur ressenti. Un drame s’est joué ici. Plus de cent auparavant, alors que la guerre éclate, un dompteur de lions d’origine allemande refuse de s’enrôler. Faisant le choix de protéger ses fauves de la folie des hommes. Il s’installe dans cette maison abandonnée qui surplombe le village d’Orcières. Très vite, sa présence cristallise toutes les tensions, réveillant les peurs irrationnelles nourries de fantasmes et de superstitions chez les habitants. Les hommes renouent avec leurs instincts primaires que la civilisation avait vainement tenté d’étouffer sous le vernis en réalité écaillé des civilités. Notre époque ne fait pas exception. Sous la plume délicate de Serge Joncour l’homme est resté un animal sauvage prêt à renouer avec ses instincts de carnassiers dès qu’il flaire le danger. Le cerveau reptilien prenant le pas sur nos dehors civilisés. En créant un écosystème préservé, quasi aseptisé, l’homme pensait avoir définitivement coupé avec sa nature de prédateur. Son désir de dominer. Pourtant si les acteurs ne sont plus les mêmes, les règles restent inchangées. Amazon et Netflix traquent dorénavant le gros gibier. Serge Joncour s’applique à nous prouver que la chaine alimentaire en vigueur dans le règne animal l’est tout autant dans la sphère humaine. Un roman juste et envoûtant.

L’homme, un animal sauvage

Lorsque Lise tombe sur l’annonce d’un gîte à louer perdu en pleine nature et difficile d’accès, elle est tout de suite conquise. Végétarienne, remise depuis peu d’un cancer, elle est persuadée que de renouer avec un mode de vie plus sain aux antipodes du citadin est le meilleur moyen de se reconnecter. Quant à lui, Franck semble totalement dépassé par cette idée. Il n’envisage pas étant producteur de films de disparaître des réseaux aussi longtemps. En réalité le vrai danger ce sont ses associés. Deux jeunes loups avec lesquels il vient de signer et qui tentent de lui soustraire son catalogue de films, soit le travail de toute une vie. Les forces lui manquent, il se laisse dépasser espérant les essouffler. Pourtant, il est évident que Liam et Trévis s’étant fait les dents dans l’industrie du jeu vidéo sont prêts à en découdre. Ils n’en démordent pas, s’associer avec des géants comme Amazon et Netflix est une aubaine à ne surtout pas laisser passer. Sous peine de se voir distancer. On assiste au choc des générations. Contre toute attente, ce retour à la nature va s’avérer salvateur pour Franck. Il prend en assurance, se reconnectant avec ses instincts de chasseur. L’idée de se voir délester d’une partie de son travail et mener par le bout du nez par deux petits cons tout juste sortis de l’université le révulse. Jusqu’à que l’idée affleure. Celle qui inversera les rôles. Redistribuera les cartes. Cette idée qu’avant il n’aurait jamais eu l’audace de formuler. À croire que la nature influe sur les tempéraments jusqu’à guider les comportements. Elle infuse les pensées et offre un regain de vitalité. Tout comme un siècle auparavant, ce lieu exerce une force d’attraction sur ses occupants. Serge Joncour ne bascule jamais dans le mystique mais le touche du doigt. En 1914, un terrible drame s’était produit venant affirmer la légende qui voulait que ce lieu soit maudit. Une terre aride où la nature hostile avait repris ses droits. Serge Joncour aime convoquer le beau, le faire émerger des situations les moins aptes à l’encourager. L’amour devenant un bien précieux à préserver. C’est dans ce contexte de guerre, dans ce climat hostile et vengeur, qu’il imagine une histoire d’amour hors du temps entre deux êtres tiraillés par la solitude. Avides de tendresse. Le bonheur sera de courte durée. L’homme ne peut s’empêcher de convoiter ce qu’on se refuse à lui donner. La jalousie est sans nul doute le pire des péchés. Rares sont les écrivains qui savent écrire sans parodier l’amour, Serge Joncour dans Chien-Loup est de ceux-là. Pour ne rien gâcher, l’auteur a cette manie de porter un œil bienveillant sur ses personnages. Ce qui nous les rend d’autant plus sympathiques et attachants.

Conclusion

Serge Joncour fait partie des auteurs les plus attendus de cette rentrée littéraire. J’avais quelques appréhensions à lire ce roman, puisque son précédent Repose-toi sur moi – lauréat du Prix Interallié 2016 – ne m’avait pas vraiment convaincue. J’étais restée hermétique à l’histoire d’amour que je trouvais un peu faiblarde et à laquelle je n’avais pas cru. Ici, c’est tout l’inverse je me suis laissée emportée et ça a fonctionné. C’est un roman foisonnant, riche en interprétations. J’ai aimé qu’il ait imbriqué deux récits en un. Le regard qu’il porte sur notre société est très juste. Faire un parallèle entre le monde animal et le fonctionnement humain est une façon pertinente de mettre le doigt sur les dérives du monde dans lequel on vit. Pour moi, c’est une vraie réussite ! Je vous le conseille vivement 😉

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Tenir jusqu’à l’aube, Carole Fives : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Carole Fives avec Tenir jusqu’à l’aube imagine un huis clos étouffant entre une mère célibataire et son fils de deux ans. Une atmosphère saturée par les pleurs et les cris de l’enfant. L’héroïne élève seule son enfant. Le père ? Volatilisé. On comprend rapidement qu’il a déserté il y a un moment, qu’il est et restera aux abonnés absents. Parti sans même l’esquisse d’une explication. N’importe quoi qui permettrait d’expliquer son geste. Il n’apparaîtra que rarement sous la forme de messages laconiques prétextant un empêchement. Freelance, dans une situation financière précaire, elle est rapidement acculée par les dettes. Ne trouvant pas de place en crèche, il lui est difficile d’honorer ses engagements. La cohabitation se transforme en tête à tête pesant. Chacun s’agaçant mutuellement. La dyade mère-enfant devient le lieu de tensions explosives. Nerveusement à bout, la jeune mère décide de s’éloigner de ce foyer qui cristallise toutes les tensions, une fois l’enfant endormi. Petit à petit, le périmètre de ses virées nocturnes s’agrandit. Elle prend goût à ses absences répétées où elle reprend sa liberté. Façon de se prouver qu’elle ne se réduit pas à ce rôle de mère qui la tient prisonnière. Tout comme la chèvre de Monsieur Seguin qui était attirée par ce qui lui était interdit, elle tire sur la corde, teste la résistance du lien qui la maintient à son enfant. Tout en ayant conscience de le mettre en danger. Mais à trop jouer avec le feu, on finit par se brûler. Carole Fives signe un roman percutant. La tension monte crescendo jusqu’au dénouement. Hormis un final déroutant Tenir jusqu’à l’aube est un roman réussi. Une lecture dérangeante qui aborde sous un angle pertinent la complexité du lien entre la mère et l’enfant. Relation fusionnelle qui faute d’un tiers finit par devenir étouffante. L’auteure décrit très bien cette vie en vase clos, ainsi que la difficulté de composer avec sa propre culpabilité.

Couple mère-enfant

Carole Fives s’intéresse à un sujet de société, celui de l’isolement de la mère avec son enfant. La famille est loin, le compagnon absent, la jeune maman se charge seule de l’éducation de son enfant. Sans aides, ni accompagnement sur lesquels se reposer en cas de difficulté. Encore trop petit pour aller à l’école, les places en crèche trop chères et prises d’assaut très tôt, le petit reste à l’appartement empêchant toute vie sociale de s’épanouir ne l’incluant pas. Comment ne pas exploser dans une telle situation ? Finir par en vouloir à celui n’a rien demandé. C’est naturel et on la comprend. La solidarité entre mères existent et l’auteure l’aborde de manière ingénieuse en incluant des conversations sur les forums. Mais ce qui aurait du permettre de soulager peut tout aussi bien aggraver le sentiment de culpabilité. Puisque les forums sont peut-être un moyen alternatif pour s’entraider mais également un lieu où certains ne se gênent pas pour donner des leçons de morale et rappeler à quel point un enfant est une bénédiction, que c’est aux parents de se montrer plus fermes si l’enfant n’en fait qu’à sa tête. Le coupable est tout désigné. Faisant preuve d’un laxisme affolant. Et le père dans tout cela reste le grand absent. Celui à qui aucun compte n’est demandé, qui peut se dédouaner de toutes responsabilités. Pourtant l’enfant est bien le fruit des amours des deux parents… Si la justice permet à chacun d’exercer un droit de visite, elle ne les oblige pas pour autant à assumer leur rôle de parent. À eux de choisir s’ils veulent voir leur enfant. Épée de Damoclès au dessus de la tête de celui qui reste.

Conclusion

Publié dans la collection de l’Arbalète chez Gallimard, Tenir jusqu’à l’aube est un incontournable de la rentrée littéraire de cette année. Je vous le conseille, rien que pour le sujet abordé que je trouve particulièrement intéressant. N’hésitez pas à me dire en commentaires ce que vous en avez pensé 😉

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Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

À l’instar d’un de ses précédents romans, Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal confirme une fois de plus son talent d’architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Utilisant un procédé de construction similaire. Fait de fragments de vie délicatement imbriqués, ce récit est celui d’une quête initiatique, d’une lente maturation jusqu’au dénouement final où chaque élément fait sens, trouve sa place. Tout comme son héroïne Paula Karst, partie sur un coup de tête après avoir un moment végété étudier à l’Institut de peinture à Bruxelles l’art du simulacre ou comment devenir peintre en décor, Maylis de Kerangal travaille la matière, les mots. Des salons d’Anna Karenine, aux plateaux de tournage de la Cinecittà jusqu’aux grottes de Lascaux, Paula apprend à être au monde, à se délester de toute superficialité pour ne plus seulement effleurer la réalité mais toucher du doigt l’essence de ce qui est. La matière pure. Celle-là même que l’auteure modèle à la manière d’un sculpteur jouant avec la lumière, atténuant les ombres ou au contraire accentuant les contrastes. Révélant une écriture d’une richesse inouïe, lyrique quasi physique. Faite d’aspérités et de creux. Une mélodie unique. D’une précision clinique dans l’expression des sentiments. Maylis de Kerangal retranscrit avec exactitude le choc de la révélation, ce sentiment particulier fait d’excitation mêlée de crainte à l’idée d’échouer une fois franchie la porte d’accès vers un monde nouveau. Univers étranger qui fera tout vaciller. Paula perd ses repères, plonge au plus profond d’elle-même puiser les ressources nécessaires et se laisse tout entière envelopper par cet univers ensorcelant. Celui d’une réalité faussée. Il a souvent été reproché à l’auteure de ne pas incarner suffisamment ses récits, la technicienne prenant le pas sur la romancière. Avec Un monde à portée de main, ses détracteurs risquent de grincer des dents puisqu’elle prouve une fois pour toute sa capacité à explorer l’âme humaine tout en décortiquant avec minutie son sujet. Ici l’art de recréer la magie, apprendre à contempler la beauté là où elle est.

Apprendre à voir le beau là où il est

Paumée après le lycée, le bac en poche, sans perspectives à l’horizon, Paula Karst partage le sort de beaucoup d’étudiants. Elle s’essaie sans trop y croire au droit, qu’elle abandonne sitôt la première année terminée. Retour à la case départ. Alors quand elle annonce à ses parents, duo fusionnel dont la longévité de la relation la sidère encore, d’une voix ferme sa décision d’intégrer une formation à Bruxelles visant à lui prodiguer les enseignements techniques pour devenir peintre en décor, on entend leur soulagement. Formation pratique, pas uniquement artistique, laissant présager un salaire à la clé. Paula n’a alors aucune idée de ce qui l’attend. Elle fonce tête baissée, sûre de son choix. Il s’impose à elle. C’est à cet instant précis que l’on se dit qu’un destin se joue à rien, une opportunité manquée, une autre nous percute de plein fouet. Impossible d’anticiper. Et Paula tombe dedans. Le rythme effréné des rendus, le découverte des jeux de matières, les heures passées à scruter la toile comme une forcenée à s’en bruler la cornée, les paupières collées, les yeux asséchés. Tout cela lui plaît. Elle se découvre plus endurante qu’elle ne l’aurait cru. Elle évalue la pureté de son trait tentant de s’approcher au plus près de la vérité, de la matière telle qu’elle est. Un monde s’ouvre à elle, un changement de perspective. Rien ne sera dorénavant plus comme avant. L’étudiante peu pointilleuse cède la place à une bosseuse acharnée. Transcendée par la mission qu’elle s’est assignée, dépassant ses capacités, qu’elle croyait naïvement limitées puisque jamais exploitées. Comme si elles avaient attendu tapies dans l’obscurité le moment adéquat pour se révéler. Maylis de Kerangal sublime cette transformation, nous en donne les clés de compréhension. Chaque voyage effectué sera une occasion pour Paula de creuser au fond d’elle-même, d’en apprendre davantage et surtout d’éprouver sa résistance physique et psychique. Ce n’est qu’une fois rassasiée, capable de juger de la beauté, de mesurer le chemin parcouru et d’être en mesure de formuler son véritable souhait que Paula atteindra ce sentiment de plénitude, de paix.

Conclusion

Maylis de Kerangal allie avec brio la beauté de la langue avec la précision du trait nous offrant un roman bluffant. Ceux qui me lisent depuis un moment savent l’admiration que j’ai pour cette auteure. Je suis tout simplement subjuguée devant autant de talent. En espérant ne pas avoir à attendre quatre ans avant son prochain roman 😀

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Les papillons noirs, Caroline Gutmann : se plonger dans sa généalogie pour conjurer la maladie (Lecture d’été #5)

Récit autobiographique, Les papillons noirs est à la fois une enquête familiale et un pied de nez fait à la maladie en refusant de lui laisser gagner la partie. Dénué de pathos et au contraire habité par une vitalité étonnante, ce roman retrace la vie d’une famille hors norme. Alors qu’on lui détecte un méningiome impliquant une hospitalisation et une opération délicate, Caroline Gutmann refuse d’adhérer à la vision culpabilisatrice de la maladie, corollaire de la peur qu’elle suscite. Au contraire, le laps de temps séparant son diagnostic de l’opération devient l’occasion pour l’auteure de se saisir de son passé. Outils pour mener à bien son investigation, les carnets que lui a laissés un père méconnu aujourd’hui disparu. À travers ces cahiers, Caroline renoue avec ce dernier. Si de son vivant une distance les séparait, elle s’amenuise, leur octroyant une certaine proximité dont elle avait été jusqu’alors privée. Cette façon qu’à Caroline Gutmann de se pencher sur la généalogie de sa famille lui permet de s’émanciper de sa condition de malade et de renouer avec ses origines. Notamment ce cousin éloigné qui attise sa curiosité et sur lequel elle concentre toute son énergie. Charles Histin est issu d’une lignée d’exception où les hommes semblent destinés aux plus hautes fonctions rehaussées des plus illustres distinctions. Médaillé de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre 1939-1945 et médaillé de la résistance, Charles Hinstin croulait sous les honneurs, et pourtant il choisit de se donner la mort. Ami de Kessel, c’est à travers les vers de l’écrivain que Caroline Gutmann cherche les indices lui permettant de se plonger dans la psyché de cet homme au destin brisé, ce personnage hautement romanesque et charismatique, capable de dilapider la fortune familiale aux jeux de hasard, de tout quitter pour faire fortune puis de tout perdre. Un homme au tempérament impétueux dont la fougue se reflète dans des yeux aux nuances dorées.

Conclusion

Découvert grâce à la chronique de la géniale Olivia de Lamberterie, qui officie notamment sur France 2 dans l’émission Télématin à la rubrique Mots, Les papillons noirs de Caroline Gutmann a été une agréable surprise. Ponctué de réflexions pertinentes sur le sens de la vie, les choix qui se présentent à nous et la question de la transmission, ce roman s’avère plus profond qu’il n’y paraît. Teinté par la vitalité de son auteure, le texte est empreint d’humour et d’humanité malgré le sujet abordé. Une lecture que je vous conseille 😉

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Du domaine des Murmures, Carole Martinez : révolte féminine au Moyen-Âge

De la princesse du domaine des Murmures, il ne reste que cette sourde plainte qui traverse la forêt, les plaines et la Loue. Le cri d’une mère à qui l’enfant a été retiré, d’une femme violentée victime de la folie des hommes. Lasse de porter son secret, Esclarmonde éprouve le besoin impérieux de nous le confier. En l’an 1187, Esclarmonde est sommée d’épouser Lothaire, chevalier ayant les faveurs de son père. Le jour des noces, elle s’obstine et refuse de le prendre pour époux, se mutilant pour marquer le caractère définitif de sa décision. Élevée dans une société et à une époque où les femmes se doivent de plier sous l’autorité des hommes, Esclarmonde voit en Dieu l’unique moyen d’échapper à un mariage forcé. Paradoxalement, son choix de vivre cloitrée, emmurée vivante dans une prison de pierre lui permet d’éprouver sa liberté et d’affirmer sa volonté. En refusant de se plier aux exigences de son sexe Esclarmonde se met en danger. Le courroux de son père s’abat sur elle, les condamnant tous deux à la réclusion et à la pénitence à perpétuité. Légende mystique, Carole Martinez imagine un récit historique teinté de fantastique. Un conte moyenâgeux où les femmes ne se contentent pas de procréer pour assurer la lignée et ainsi de jouer leur rôle de matrice reproductrice. Portée par un souffle romanesque incroyable, la plume de Carole Martinez est fabuleuse, nous emportant au temps des croisades. Dans un monde superstitieux pétri de croyances merveilleuses. Elevée au rang de sainte, le statut d’Esclarmonde lui offre une position privilégiée. Elle dispose de pouvoirs particuliers, lui permettant de s’extraire de sa condition de recluse pour parcourir les terres et être le témoin de la folie dominatrice des hommes prêts à se donner la mort au nom d’une idée. Elle, qui n’avait émis que le souhait de trouver la paix en s’adonnant pieusement à la contemplation divine, sera rattrapée par sa nature de femme et vivra tourmentée.

Un conte féministe ?

Au XIIe siècle, dans la société machiste du Moyen-Âge, les femmes étaient réduites à leur fonction reproductrice. Carole Martinez imagine le destin d’une femme tentant de se soustraire à l’emprise du père et du futur époux en se consacrant à Dieu. Seule issue qui lui est offerte. À travers le portrait de la recluse, c’est tout un monde qui s’ouvre à nous. Celui des légendes maléfiques, des sorts jetés à ceux qui ne respectent pas la volonté divine. En faisant le choix de se retirer, Esclarmonde préserve les hommes du domaine. Elle tient à distance la mort. S’ouvre simultanément de son emprisonnement une période bénie. Les récoltes sont bonnes, le temps clément. Le miracle lui est imputé. Son pouvoir d’attraction croît considérablement au fil des ans. Pèlerins et voyageurs viennent la trouver espérant ainsi être touchés par la grâce. Seul son père ne décolère pas. Homme orgueilleux, fou de sa fille, prunelle de ses yeux, il ne conçoit pas qu’elle lui ait désobéi. Guidé par sa colère, il lui infligera une blessure d’une violence inouïe. Secret qu’elle taira. Face à son mutisme et à sa résolution immuable de vivre en retrait, Lothaire et son père apprendront à apprivoiser leur colère. À son contact, il se modifieront. La blessure d’orgueil laissera place peu à peu aux remords pour l’un et à des sentiments profonds pour l’autre. Du domaine des murmures est un roman qui traite à la fois d’une certaine liberté revendiquée par les femmes dans une société qui ne leur en laisse aucune. Esclarmonde l’obtient en vivant retranchée et Berangère en envoûtant les hommes incapables de résister à ses charmes. Mais également sur le pouvoir du temps sur les sentiments violents. Lothaire est un séducteur impénitent, éconduit par sa promise le jour de son mariage, il essuie un refus cuisant. Esclarmonde, de sa cellule, le confrontera à ses démons. La frustration disparaîtra laissant éclore un amour inconditionnel. La venue d’un enfant en cet espace confiné nourrira la mystification. Rentrée vierge dans sa prison, son enfant ne peut être qu’issu du pouvoir divin. Dans les paumes de son fils, elle fera une expérience mystique. Son esprit s’échappera. Elle accompagnera par la pensée ce père parti sauver son âme en terre sainte.

Une plume envoûtante

Outre le portrait magnifique que réalise Carole Martinez, son écriture est pour beaucoup dans mon appréciation. Je suis totalement conquise par sa plume à la fois poétique et onirique. On se laisse porter par la musique du roman. On est pris par cette ambiance ouatée délicatement racontée. Comme ensorcelés par les mots de l’auteure. Il n’y a pas de plus grand plaisir pour un lecteur que de faire une rencontre comme celle-ci. Puisque s’ouvrent à la fois un univers singulier, mais également une langue nouvelle. La promesse d’un moment hors du temps.

Conclusion

Si vous n’avez pas encore succombé à la plume de Carole Martinez, foncez vous passerez un très bon moment ! L’écriture est sublime, l’histoire déroutante et passionnante, oscillant entre un portait de femme saisissant et un conte fantastique se déroulant dans un monde empreint de magie. Cette façon avec laquelle l’auteure laisse le merveilleux affleurer la réalité est très réussie. Du domaine des murmures est un roman à glisser dans ses bagages pour un pure moment de bonheur ! 😉

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Hôpital psychiatrique, Raymond Castells : une version moderne du Comte de Monte-Cristo (Lecture d’été #4)

Accusé à tort d’avoir violé puis tué sa sœur ainsi que ses parents, Louis Dantezzi est envoyé en hôpital psychiatrique en 1937 à seulement dix-sept ans. Passé les premières semaines abominables où lui seront infligées humiliations, tortures et pressions psychologiques, il se retrouve dans le quartier des criminels dangereux, dirigé par un certain Tony et sa clique, qui y font régner l’ordre à leur manière. Louis a beau clamer son innocence, rien n’y fait. Il doit se résigner à rester dans cet asile d’aliénés où ceux qui le dirigent se révèlent plus atteints que les patients eux-mêmes. Tel un Comte de Monte-Cristo moderne, Louis imagine un plan pour s’évader. À l’instar de son modèle Edmond Dantès, il met son ingéniosité au service de sa mission et observe assidument le fonctionnement de l’établissement dans lequel il se trouve. En peu de temps, il parvient à gravir les échelons hiérarchiques jusqu’à se rendre parfaitement indispensable à son bon fonctionnement. Flattant les uns, tout en ne froissant pas les autres. Il parvient à tirer son épingle du jeu. Mais c’était sans compter sur la guerre qui éclate et l’arrivée d’un régiment de soldats allemands. La cohabitation entre les malades mentaux, les collabos, les résistants, les soldats allemands et des légionnaires sous la férule du régime de Vichy ne sera pas de tout repos. Dans ce climat explosif, Louis rencontre Louise dont il tombe éperdument amoureux. Entre humour et descriptions d’une horreur absolue des sévices pratiqués sur les internés leur ôtant toute leur humanité, ce roman est une très belle surprise. Hôpital psychiatrique est une fiction romanesque qui mêle intrigue bien ficelée, histoire d’amour et observations sur le traitement des malades mentaux sur fond de contexte historique détonnant. Le rythme est soutenu, péripéties et rebondissements se succèdent nous entraînant dans la vie de personnages aussi fous qu’attachants. L’hôpital au fil du temps deviendra une véritable poudrière dont l’issue funeste semble inévitable. Un roman passionnant inspiré de faits réels !

Un asile de fous !

C’est le moins que l’on puisse dire, l’asile dans lequel Louis est interné regorge de personnalités loufoques. Entre Tony qui se prend pour le chef de la mafia locale et ses deux sbires au QI avoisinant le néant. Sabine, dont la fonction officielle est chef du personnel soignant des femmes, mais qui exerce entre autre la fonction de mère maquerelle. Un malade qui se fait appeler Jésus, habité par la mission qui lui a été conférée. Et le directeur qui se gargarise de l’aura que lui accorde ses responsabilités. Louis devra redoubler d’ingéniosité pour ne pas se laisser contaminer par la folie ambiante. Heureusement le docteur Bronstein, juif allemand naturalisé français, sauve le tableau. Homme de valeurs, il exerce son métier avec dévotion. Ce dernier rehausse le niveau d’humanité de l’hôpital psychiatrique. Afin de mettre à exécution son plan d’évasion, Louis va se familiariser avec chacun des recoins de l’établissement et prouver son dévouement. Certaines scènes de torture sont à la limite du soutenable faisant l’objet d’une description clinique. La population de l’hôpital fait office de cobaye humain. La réalité de la vie en HP est à vous glacer les sangs. Pour écrire son roman, l’auteur s’est inspiré du fait que collabos et résistants ont effectivement vécu au même moment dans ces établissements. Une cohabitation périlleuse propice aux débordements. La trame du roman est le désir de vengeance qui anime Louis, qui ne cesse de se revendiquer innocent face aux charges qui pèsent sur lui. Mois après mois, on assiste à sa prise de contrôle. Parvenant à manipuler chaque pion habilement.

Conclusion

Je n’avais pas entendu parler de ce roman avant qu’il me soit conseillé par mon libraire, et je dois dire que je suis agréablement surprise. Ne vous fiez pas à la couverture, dont le graphisme est discutable, et plongez-vous dans cet univers complètement barré. Un très bon moment de lecture en perspective, je vous l’assure ! 😉

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