Maylis de Kerangal est une architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Auteure au talent époustouflant, elle construit ses romans selon une mécanique bien rodée. Avec Réparer les vivants, elle réitère un procédé déjà éprouvé. Elle se saisit d’un sujet peu attrayant, l’étudie attentivement, le décortique, adopte le lexique technique, jusqu’à en maîtriser chaque subtilité, en épouser tous ses aspects. Ce n’est qu’une fois devenue experte, lorsqu’elle a fusionné avec son sujet, qu’elle laisse libre cours à sa prose virtuose. Qu’elle transcende son sujet. Comme si cette maîtrise purement technique lui servait de tremplin, n’était qu’un prétexte au déploiement de son talent. La réitération de ce procédé mécanique, loin de donner au texte un aspect fabriqué, porté par une langue désincarnée, confère à ses romans un timbre particulier. L’auteure joue avec la matière, au cœur de la création littéraire, l’étire, la modèle, pour lui donner in fine la structure désirée. D’un réalisme sidérant, Réparer les vivants, offre une immersion de vingt-quatre heures en milieu hospitalier. Les corps ainsi auscultés retrouvent leur matérialité. Victime d’un accident routier, Simon est dans un coma dépassé. Si son cerveau est à l’arrêt, ses organes vitaux, eux, continuent de fonctionner. Commence alors une course effrénée. Le don d’organes est minuté, le laps de temps entre le prélèvement et la greffe chronométré. Le roman évolue dans une double temporalité, à la fois figée et précipitée. Dès lors, c’est tout un écosystème qui se met à vibrer, électrisé par l’urgence de ce cœur en attente d’être transplanté, par l’énergie grisante de l’opération à effectuer. Au sein de la chaîne de transplantation, chaque maillon a sa mission, que l’auteure décrypte sous une plume clinique, quasi physique. Distillant une certaine tension. Le rythme est pulsé. La musique organique. Maylis de Kerangal a le souci du détail. Chaque mot, choisi avec soin, témoigne de son acuité. Elle signe un roman bouleversant, un petit bijou sublimé par une langue riche aux élans lyriques.
Le choix du sujet
Le choix du sujet chez Maylis de Kerangal est primordial puisque autour de lui se construit l’architecture narrative. C’est-à-dire que l’écosystème minutieusement étudié teinte le roman. Avec Corniche Kennedy elle avait su insuffler au roman un élan puissant, à l’image de la fougue de la jeunesse. De ses sentiments violents. Véritable roman solaire, les éléments y jouaient un rôle prépondérant, le ciel, le soleil, la mer. Dans Tangente vers l’Est, celui que je préfère, récit relatant un voyage en Transsibérien, le temps s’étirait. L’auteure le dilatait pour mieux refléter la langueur du voyage en train, la grandeur des espaces et la splendeur des paysages russes. Chaque roman chez Maylis de Kerangal est l’occasion de s’approprier un sujet, de s’en imprégner, pour retranscrire l’émotion au plus près de la réalité. Dans Réparer les vivants, elle reconstitue parfaitement l’univers aseptisé du monde hospitalier. Cette valse des corps, leur musicalité, tantôt vivants, tantôt morts. Comme si elle était apte à capter le son qu’émettent les corps et à reproduire leur tonalité. Il y a quelque chose de magique chez Maylis de Kerangal. Une sensibilité à fleur de peau.
Le ballet des corps dans un espace-temps limité
Simon est mort prématurément. Il n’a même pas vingt ans lorsqu’un banal accident de la route lui ôte la vie. Les garçons se sont levés aux aurores. L’heure passée dans l’eau, à surfer et lutter contre l’apesanteur, a eu raison de leurs dernières forces. Ils sont exsangues. Le conducteur somnole au volant. Les paupières sont lourdes, le sommeil tout près. Le véhicule dévie de sa trajectoire. Le choc est tel que la collision est mortelle. Il plonge immédiatement dans le coma, tandis que ses deux amis sortent indemnes de l’accident. À peine arrivé à l’hôpital, il est déclaré en mort cérébrale. Ses fonctions vitales subsistent mais son cerveau s’est éteint. On parle de coma dépassé, de mort encéphalique, d’arrêt de l’activité cérébrale, toute une terminologie médicale pour énoncer une réalité qui tombe comme un couperet. Simon a dix-neuf et il est déclaré mort. Même si son corps ne porte pas les stigmates de l’accident, même si sous le drap blanc son abdomen se soulève au rythme des battements de son cœur, et si ses traits semblent apaisés. On a tendance à croire que c’est lorsque le cœur cesse de battre, que l’on est déclaré mort. Eh bien non ! On apprend que la mort est déclarée une fois que le cerveau a cessé de fonctionner. Une fois le décès constaté, le récit suit une double temporalité. Celle des parents, figés dans la douleur. En peu de temps, il vont devoir assimiler l’idée que leur enfant est décédé, mais surtout que sa mort en fait un donneur potentiel. Thomas, l’infirmier coordinateur des dons d’organes, marche sur des œufs, tel un équilibriste évoluant sur un fil, il doit jongler entre le deuil des parents et l’urgence d’agir le plus rapidement, avant que les organes ne se détériorent. L’opération est délicate, elle requiert une finesse particulière, un doigté d’expert. À partir du moment où le consentement est accordé, la machine est lancée, le protocole activé. Chaque acteur de la chaîne de transplantation joue le rôle qui lui est attribué. Commence un ballet. Celui des médecins, des aides-soignants et des infirmiers. Les gestes, qui ont été maintes fois répétés, rodés au point de devenir automatiques, habitent l’espace, luttent contre le temps. Certains passages sont d’une beauté inouïe. Notamment lorsque les parents de Simon formulent une requête bien spécifique à l’infirmier-coordinateur. Le seul autorisé à accompagner leur enfant dans le bloc. Au moment où le cœur de Simon sera arrêté, ils souhaitent que celui-ci soit bercé par le bruit familier de la mer. Dans la salle d’opération, le corps de Simon sera découpé, défiguré, mais son esprit pourra s’évader, s’élever, loin de l’agitation. Maylis de Kerangal imagine un moment hors du temps d’une grande poésie.
Conclusion
Maylis de Kerangal fait figure d’exception au sein du paysage littéraire français. Elle dénote tant par les sujets traités, que par la densité de son phrasé. Si le génie littéraire se jauge à la capacité d’un auteur à imposer un style unique, une voix immédiatement reconnaissable, Maylis de Kerangal compte parmi les auteurs contemporains les plus importants. Je considère ce roman comme étant un chef d’œuvre, mon favori restant Tangente vers l’Est. Et pour ceux, qui comme moi, sont touchés par la beauté de la plume de l’auteure, le prochain est prévu pour la rentrée littéraire de septembre. De quoi se réjouir, voire d’attendre impatiemment la fin de l’été 😉