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Réparer les vivants, Maylis de Kerangal : le récit virtuose d’une transplantation cardiaque

Maylis de Kerangal est une architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Auteure au talent époustouflant, elle construit ses romans selon une mécanique bien rodée. Avec Réparer les vivants, elle réitère un procédé déjà éprouvé. Elle se saisit d’un sujet peu attrayant, l’étudie attentivement, le décortique, adopte le lexique technique, jusqu’à en maîtriser chaque subtilité, en épouser tous ses aspects. Ce n’est qu’une fois devenue experte, lorsqu’elle a fusionné avec son sujet, qu’elle laisse libre cours à sa prose virtuose. Qu’elle transcende son sujet. Comme si cette maîtrise purement technique lui servait de tremplin, n’était qu’un prétexte au déploiement de son talent. La réitération de ce procédé mécanique, loin de donner au texte un aspect fabriqué, porté par une langue désincarnée, confère à ses romans un timbre particulier. L’auteure joue avec la matière, au cœur de la création littéraire, l’étire, la modèle, pour lui donner in fine la structure désirée. D’un réalisme sidérant, Réparer les vivants, offre une immersion de vingt-quatre heures en milieu hospitalier. Les corps ainsi auscultés retrouvent leur matérialité. Victime d’un accident routier, Simon est dans un coma dépassé. Si son cerveau est à l’arrêt, ses organes vitaux, eux, continuent de fonctionner. Commence alors une course effrénée. Le don d’organes est minuté, le laps de temps entre le prélèvement et la greffe chronométré. Le roman évolue dans une double temporalité, à la fois figée et précipitée. Dès lors, c’est tout un écosystème qui se met à vibrer, électrisé par l’urgence de ce cœur en attente d’être transplanté, par l’énergie grisante de l’opération à effectuer. Au sein de la chaîne de transplantation, chaque maillon a sa mission, que l’auteure décrypte sous une plume clinique, quasi physique. Distillant une certaine tension. Le rythme est pulsé. La musique organique. Maylis de Kerangal a le souci du détail. Chaque mot, choisi avec soin, témoigne de son acuité. Elle signe un roman bouleversant, un petit bijou sublimé par une langue riche aux élans lyriques.

Le choix du sujet

Le choix du sujet chez Maylis de Kerangal est primordial puisque autour de lui se construit l’architecture narrative. C’est-à-dire que l’écosystème minutieusement étudié teinte le roman. Avec Corniche Kennedy elle avait su insuffler au roman un élan puissant, à l’image de la fougue de la jeunesse. De ses sentiments violents. Véritable roman solaire, les éléments y jouaient un rôle prépondérant, le ciel, le soleil, la mer. Dans Tangente vers l’Est, celui que je préfère, récit relatant un voyage en Transsibérien, le temps s’étirait. L’auteure le dilatait pour mieux refléter la langueur du voyage en train, la grandeur des espaces et la splendeur des paysages russes. Chaque roman chez Maylis de Kerangal est l’occasion de s’approprier un sujet, de s’en imprégner, pour retranscrire l’émotion au plus près de la réalité. Dans Réparer les vivants, elle reconstitue parfaitement l’univers aseptisé du monde hospitalier. Cette valse des corps, leur musicalité, tantôt vivants, tantôt morts. Comme si elle était apte à capter le son qu’émettent les corps et à reproduire leur tonalité. Il y a quelque chose de magique chez Maylis de Kerangal. Une sensibilité à fleur de peau.

Le ballet des corps dans un espace-temps limité

Simon est mort prématurément. Il n’a même pas vingt ans lorsqu’un banal accident de la route lui ôte la vie. Les garçons se sont levés aux aurores. L’heure passée dans l’eau, à surfer et lutter contre l’apesanteur, a eu raison de leurs dernières forces. Ils sont exsangues. Le conducteur somnole au volant. Les paupières sont lourdes, le sommeil tout près. Le véhicule dévie de sa trajectoire. Le choc est tel que la collision est mortelle. Il plonge immédiatement dans le coma, tandis que ses deux amis sortent indemnes de l’accident. À peine arrivé à l’hôpital, il est déclaré en mort cérébrale. Ses fonctions vitales subsistent mais son cerveau s’est éteint. On parle de coma dépassé, de mort encéphalique, d’arrêt de l’activité cérébrale, toute une terminologie médicale pour énoncer une réalité qui tombe comme un couperet. Simon a dix-neuf et il est déclaré mort. Même si son corps ne porte pas les stigmates de l’accident, même si sous le drap blanc son abdomen se soulève au rythme des battements de son cœur, et si ses traits semblent apaisés. On a tendance à croire que c’est lorsque le cœur cesse de battre, que l’on est déclaré mort. Eh bien non ! On apprend que la mort est déclarée une fois que le cerveau a cessé de fonctionner. Une fois le décès constaté, le récit suit une double temporalité. Celle des parents, figés dans la douleur. En peu de temps, il vont devoir assimiler l’idée que leur enfant est décédé, mais surtout que sa mort en fait un donneur potentiel. Thomas, l’infirmier coordinateur des dons d’organes, marche sur des œufs, tel un équilibriste évoluant sur un fil, il doit jongler entre le deuil des parents et l’urgence d’agir le plus rapidement, avant que les organes ne se détériorent. L’opération est délicate, elle requiert une finesse particulière, un doigté d’expert. À partir du moment où le consentement est accordé, la machine est lancée, le protocole activé. Chaque acteur de la chaîne de transplantation joue le rôle qui lui est attribué. Commence un ballet. Celui des médecins, des aides-soignants et des infirmiers. Les gestes, qui ont été maintes fois répétés, rodés au point de devenir automatiques, habitent l’espace, luttent contre le temps. Certains passages sont d’une beauté inouïe. Notamment lorsque les parents de Simon formulent une requête bien spécifique à l’infirmier-coordinateur. Le seul autorisé à accompagner leur enfant dans le bloc. Au moment où le cœur de Simon sera arrêté, ils souhaitent que celui-ci soit bercé par le bruit familier de la mer. Dans la salle d’opération, le corps de Simon sera découpé, défiguré, mais son esprit pourra s’évader, s’élever, loin de l’agitation. Maylis de Kerangal imagine un moment hors du temps d’une grande poésie.

Conclusion

Maylis de Kerangal fait figure d’exception au sein du paysage littéraire français. Elle dénote tant par les sujets traités, que par la densité de son phrasé. Si le génie littéraire se jauge à la capacité d’un auteur à imposer un style unique, une voix immédiatement reconnaissable, Maylis de Kerangal compte parmi les auteurs contemporains les plus importants. Je considère ce roman comme étant un chef d’œuvre, mon favori restant Tangente vers l’Est. Et pour ceux, qui comme moi, sont touchés par la beauté de la plume de l’auteure, le prochain est prévu pour la rentrée littéraire de septembre. De quoi se réjouir, voire d’attendre impatiemment la fin de l’été 😉

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Tropique de la violence, Nathacha Appanah : l’île de Mayotte, paradis maudit (#RL2016)

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Nathacha Appanah nous plonge dans l’enfer de l’île de Mayotte. Lauréat de treize prix littéraires, Tropique de la violence sonde la noirceur de l’âme humaine. Celle d’une jeunesse engluée dans une réalité où tout espoir semble avoir déserté. À mille lieux des paysages paradisiaques, des lagons d’un bleu profond et des plages de sable fin au cœur de l’océan Indien, une toute autre réalité se dessine. La ville de Kawéni, surnommé Gaza, est le plus grand bidonville français. S’y entassent des milliers d’habitants dans le chaos le plus complet. Cette portion de terre où la population vit dans la misère est connue pour être le lieu d’accueil quotidien d’immigrés fraîchement débarqués. Les clandestins accostent sur les plages de Mayotte à bord de « kwassa », canots de pêche transportant ceux prêts à risquer leur vie pour atteindre l’eldorado français. Exacerbant ainsi les tensions. Les infrastructures ne sont pas adaptées, les rues sont surpeuplées. Kawéni est devenue un terreau propice à la violence. Une véritable bombe à retardement. Des jeunes sèment la terreur. Moïse, dont la mère s’est évaporée après l’avoir confié à une infirmière stérile désirant ardemment un enfant, est élevé dans un cadre protégé. Ignorant la colère qui gronde à l’extérieur du foyer. Le jour où sa mère décède brutalement, sa vie bascule. Il croise la route de Bruce, le chef de Gaza. Il entame alors une descente aux enfers. À travers le destin de cet adolescent, on découvre un territoire français en proie à une crise migratoire complexe et laissé à l’abandon par les autorités. L’île de Mayotte se nourrit de ses habitants, suçant leur sang jusqu’à leur faire perdre la tête. Distillant son poison, altérant la raison. L’île semble dotée d’une force quasi mystique. Elle altère le jugement de ses habitants, fait ressortir les plus vils comportements. La folie les gagne tous. Nathacha Appanah décrit avec précision la misère et la souffrance de ceux qui vivent dans ce paradis maudit. Un lieu où tout espoir est mort-né.

Le récit d’une descente aux enfers

Lorsque Moïse quitte son foyer, laissant le corps de sa mère se décomposer, il garde encore intacte son âme d’enfant. Elle ne survivra que peu de temps face à l’enfer qui l’attend. Sa mère a tenu à le préserver, le tenant écarté des drames qui sont en train de se jouer. Moïse est sourd à la tension qui plombe l’atmosphère. Et pourtant la colère gronde. Les habitants voient leur ville leur échapper, envahie par ceux qu’ils appellent maintenant des clandestins, venus des îles voisines des Comores. La réalité ne va pas tarder à le rattraper. Il comprend alors la chance qu’il a d’avoir été élevé dans un foyer aimant. D’avoir eu accès à tout ce qui lui semblait aller de soi, mais que ceux qui l’ont recueillis n’ont pas eu la chance d’expérimenter. Creusant ainsi un fossé entre eux. Faisant naître une jalousie tenace chez Bruce, pour qui ce garçon aux yeux de couleurs différentes, l’un marron, l’autre vert, couleur du djin, est l’incarnation du démon. Il savait qu’en acceptant sa présence, il se mettait en danger. Le garçon est une menace. Moïse souffre en silence. Il perd tous ses repères. Il subit la violence des jeunes, qui comme lui n’ont plus rien. Jusqu’au jour où il décide de prendre son destin en main et mettre fin à son cauchemar. Déclenchant une fureur sans précédent.

Mayotte : terre d’accueil des immigrés clandestins

Nathacha Appanah fait de la crise migratoire à Mayotte le cadre narratif de son dernier roman. Elle y dénonce l’immobilisme du gouvernement français, qui ferme les yeux sur l’afflux massif de migrants se déversant régulièrement sur l’île de Mayotte. Le fait qu’aucune mesure adaptée ne soit envisagée pour sauver la population de la misère et empêcher la ville de Kawéni de sombrer dans l’insalubrité. L’auteure décrit minutieusement la vie dans le bidonville. Les jeux de pouvoir dont le jeune Moïse fera les frais. Devenant le larbin du chef de Gaza. Les jeunes y sont livrés à eux-mêmes. Survivant grâce à de petits larcins. Faisant la manche. Rackettant, agressant les habitants. L’insécurité est telle, que les habitants se claquemurent chez eux. Fixent des barres de fer aux fenêtres et des cadenas aux portes. D’ailleurs, le seul commerce qui semble fonctionner correctement est celui de la ferronnerie. Et pour cause… Le récit est découpé en différents témoignages. Chaque personnage se confie, évoque une lente désillusion. Il y a ceux qui débarquent pétris de bons sentiments. Prêts à prendre le problème à bras le corps, et qui se confrontent rapidement à la complexité de la situation. Ils prennent conscience que leurs actions influent à la marge sur le réel. La violence à laquelle ils sont confrontés est bien loin de celle qu’ils avaient imaginée. Tellement il semble inconcevable que le gouvernement français laisse prospérer la délinquance et la violence en toute impunité au sein d’un de ses départements. Si la vision de Mayotte diffère d’un personnage à l’autre, tous ont commun de faire l’expérience d’une désillusion. La terre est porteuse d’une malédiction. Épuisant tous ceux qui essaient d’avancer. Avant qu’ils ne finissent par céder. Les plus chanceux rentrent chez eux, riches d’anecdotes à raconter, tandis que les autres n’ont d’autres choix que de faire aller.

Conclusion

En peu de mots, Nathacha Appanah parvient à nous émouvoir. En nous racontant le destin tragique d’un adolescent sur l’île de Mayotte, son calvaire après le décès de sa mère, elle évoque la situation dramatique de l’île. En proie à une crise migratoire sans précédent. Tropique de la violence est d’autant plus précieux, que peu de romans traitent de ce sujet d’actualité. Je vous le recommande !

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Platine, Régine Detambel : la vie sacrifiée de Jean Harlow, premier sex-symbol du cinéma hollywoodien

Qui se souvient de Jean Harlow ? Cette blonde platine à la carrière fulgurante, fauchée par la maladie au zénith de sa gloire. Son premier rôle, elle le doit au milliardaire Howard Hughes, qui l’a fait tourner dans Les anges de l’enfer. Le film la propulse au rang d’icône. Elle a à peine vingt ans. Sa beauté s’imprime sur la pellicule. La rondeur parfaite de ses seins, ce blond – quasi blanc – aux reflets incandescents et la couleur diaphane de sa peau sont sa marque de fabrique. Jean Harlow sera le premier sex-symbol hollywoodien. Quelques années plus tard, une autre blonde plantureuse marchera dans ses pas. Jean Harlow est une étoile filante du cinéma hollywoodien. Encensée dès ses débuts, adulée pour sa plastique parfaite, son histoire est celle d’un corps balloté, mutilé, sur lequel tous les regards sont rivés. Fardeau trop lourd à porter, surtout que Jean Harlow n’aspire qu’à une chose, être maman. Réconfort que la vie refuse de lui accorder. Elle est ferrée. Possession de la MGM. Des producteurs tyranniques qui entendent régenter sa vie au millimètre près. Sa liberté ? Elle l’a sacrifié sur l’autel de la célébrité. Régine Detambel réhabilite l’actrice cantonnée aux rôles de prostituées. Son jeu d’actrice se résumant à afficher son décolleté. Ce roman bref, d’une concision absolue, tout entier tourné vers son sujet, relate, dans un style clinique, un destin broyé par le star system hollywoodien. À travers la vie consumée de Jean Harlow, c’est l’envers du décor qui nous est révélé. Une industrie vorace, prête à dévorer les icônes qu’elle crée. Personnalités aussi vite encensées, qu’elle sont remplacées. Régine Detambel a t-elle choisi d’écrire ce livre au regard des événements récents survenus dans le monde du 7e art ? Puisque le timing est parfait. Elle dresse le portrait d’une époque que l’on pensait naïvement révolue. Le vrai sujet du roman est le corps de la femme violenté. Un outil que l’on maltraite. Dont l’unique corollaire est de plaire. La valeur d’une femme étant étroitement lié au désir qu’elle suscite.

Le corps de la femme : objet de désir et instrument de pouvoir

Il existe un paradoxe saisissant lorsqu’on évoque le corps de la femme. En particulier lorsque celui-ci est son instrument de travail.  Tel est le cas des actrices, qui capitalisent dessus. À force d’être dévoilé, scruté sous toutes les coutures, admiré, critiqué, idolâtré, modelé, persécuté, affiné, shooté, gainé, palpé, ce corps qui leur appartient, ne leur devient-il pas étranger ? Jean Harlow sera l’une des premières actrices à en faire les frais. Pour accéder au rang de star, il lui faut troquer sa liberté. Au vue des critiques acerbes dont elle fait l’objet, elle comprend rapidement que ses talents d’actrice se résument à la profondeur de ses décolletés. Dès lors, son seul souci consiste à protéger ce qui fait son succès. Son beau-père la bat, son premier mari, le soir de leurs noces, la roue de coups, soit, mais que cela ne se voit pas, surtout. Le lendemain elle est attendue sur les plateaux. Afficher des bleus disgracieux sur ce corps sulfureux est inenvisageable. Élevée par une mère asphyxiante, un père qui s’est effacé devant un beau-père libidineux, qui lorgne la poitrine généreuse de sa belle-fille, tout en lui extorquant de l’argent. Jean Harlow n’aura connu des hommes que le pire. Son père la délaissait, son beau-père la convoitait et son premier mari la battait. Faute de pouvoir la satisfaire sexuellement, ce dernier cherchait à asseoir son autorité autrement. Sa satisfaction il la tirait des coups qu’il lui infligeait. Le corps de Jean Harlow est la cause de tous ses tourments. Puisque sous les raccords maquillage, les robes corsetées au décolleté pigeonnant et les lumières aveuglantes des plateaux de tournage, la réalité fait moins rêver. Son corps la fait souffrir atrocement. Douleurs au ventre, aux reins, au dos. Le statut hautement enviable de star de la MGM, de vedette de cinéma à l’époque de l’âge d’or d’Hollywood, implique de faire des concessions. Jean Harlow décède a seulement vingt-six ans. Elle fut la première icône glamour, jouissant d’une telle renommée, à finir broyée par l’industrie qui l’a élevée au rang de sex-symbol. À travers les lignes de ce plaidoyer, c’est toute une industrie qui est dénoncée. La place du corps de la femme dans la société est interrogée. En un siècle a-t-on réellement évolué ? Ou avance-t-on dorénavant masqué ?

Le 7e art : les choses ont-elles véritablement changé ?

L’année 2017 aura été marquée par le dévoilement successif de plusieurs affaires de viols dans le monde du cinéma. Attouchements, harcèlements, viols… La liste des crimes commis est longue et les inculpés nombreux. Harvey Weinstein est un de ces prédateurs. Corollaire positif, les langues se sont déliées. Les femmes victimes de harcèlements sexuels se sont senties plus libres d’en parler et plus à même d’être écoutées sans pour autant être jugées. Et pourtant, il semble évident que l’affaire Harvey Weinstein n’est pas un cas isolé. Mais seulement la face émergée de l’iceberg. Combien de femmes ont accepté de se prêter au jeu pour ne pas être sanctionnées ? Ne pas voir leur carrière s’arrêter ou ne jamais décoller ? Une sorte d’omerta régnait sur le monde du cinéma. De Jean Harlow à aujourd’hui, on est en droit de se demander si les choses ont réellement changé.

Conclusion

En écrivant Platine, Régine Detambel a parfaitement su capter les changements qui bousculent le monde du cinéma. Elle décrit une icône des années trente, terriblement actuelle. Les thèmes soulevés restent inchangés. La question du corps de la femme, de la sexualité, du pouvoir masculin et de son emprise sur ce qui ne lui revient pas de droit. Cette manière de s’approprier ce qui n’est pas à soit. Sous prétexte de s’en arroger les droits, moyennant compensations financières. Je ne connaissais absolument pas cette actrice hollywoodienne avant de découvrir ce roman, et je remercie sincèrement l’auteure d’avoir su rétablir la vérité et rendre hommage à cette femme au destin brisé.

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Le bûcher des vanités, Tom Wolfe : New York décryptée, les dérives du système américain

Décédé en mai dernier, Tom Wolfe, lègue à la postérité une lecture extra-lucide de l’Amérique contemporaine. Devenu un des plus grands auteurs américains, il excelle dans l’art de décrypter les vices de cette société. Dans un style corrosif il s’attaque violemment à l’illusion du rêve américain. Le bûcher des vanités est son premier roman, devenu un bestseller mondial, il y dresse le portrait au vitriol de la ville de New York. Il fait état d’une société malade, dégénérescente, gangrénée par la violence et guidée par l’appât du gain. Une ville défigurée par les luttes intestines et les conflits raciaux. La ville, rongée par la criminalité, est scindée en îlots ethniques, n’offrant aucune porosité. Chacun vit retranché. Manhattan dans ses prisons dorées. Le Bronx dans ses habitations délabrées. Tom Wolfe réalise non seulement une analyse sociologique mais également topographique. À New York, les zones de non-droits jouxtent à quelques rues près les immeubles avec portiers. La force de ce roman réside essentiellement dans la capacité de l’auteur à anticiper les évènements. Tom Wolfe offre une vision sinistre et préfigure l’état de l’Amérique actuelle. Il dénonce la surexposition médiatique, un journalisme à sensation plus que d’investigation, l’ultra-politisation, une réalité savamment orchestrée par les dirigeants. À travers le procès surmédiatisé d’un jeune WASP, golden boy de Wall Street accusé d’avoir renversé un jeune noir dans le Bronx, puis d’avoir filé, Tom Wolfe fait état d’une justice plus soucieuse de soigner la côte de popularité de ses élus, que de rétablir la réalité des faits. Ce simulacre de procès s’avère n’être qu’un prétexte au service d’une cause idéologique. Les acteurs de cette danse macabre ne sont que des poupées désarticulées, ballottées au gré des intérêts des dirigeants, et prêtes à être sacrifiées sur l’autel de leur vanité. Chacun est instrumentalisé. Tom Wolfe est un esprit visionnaire. Il a su dès 1987 identifier les symptômes de la déliquescence américaine, qui apparaît ici dans sa réalité la plus crue, quasi bestiale. Ce roman époustouflant n’offre aucune prise au temps.

La ville de New York : le vrai sujet du roman

Tom Wolfe consacre son roman à la ville de New York. Ville cosmopolite où se croisent chaque jour dans ses rues une multitude de nationalités. Et pourtant, inapte à créer un semblant d’unité. Ce qui frappe à la lecture du bûcher des vanités, c’est que chacun se définit et perçoit l’autre à travers le filtre de son appartenance à une nationalité. Les italiens d’un côté, les juifs de l’autre, les irlandais, les noirs, les blancs, les latinos… La ville est divisée et structurée en fonction de ces distinctions raciales, qui dressent des barrières invisibles entre les habitants, eux-mêmes ayant parfaitement intégré ces règles tacites. La scène où le flamboyant Sherman McCoy, financier sur le marché des obligations chez Pierce & Pierce, se perd au volant de son coupé Mercedes, sa maîtresse sur le siège passager, dans les dédales du Bronx est sidérante. Il est à peine croyable d’imaginer qu’à l’abri dans sa voiture de luxe, le financier se sente menacé. Il est tétanisé à l’idée de ne pas pouvoir sortir de ce quartier. Lui, qui s’enorgueillit à l’idée d’être un maître de l’univers capable d’influer sur le sort des marchés financiers en une fraction de seconde, sort peu glorieux de son échappée. Sa maîtresse alors au volant, ils percutent de plein fouet un jeune noir et prennent la fuite. Alors qu’il pensait être passé entre les mailles du filet, l’étau se resserre. L’accident prend une ampleur démesurée. Bientôt, Sherman est rendu coupable d’acte à résonance raciale. Il devient le bouc-émissaire d’une véritable chasse aux sorcières de la part des dirigeants accusés d’être trop complaisants à l’égard des citoyens blancs issus des beaux quartiers. L’affaire est montée en épingle par les médias. Sherman est acculé, instrumentalisé à des fins électorales. Le maire se sert de lui pour impulser un regain de popularité. La grande machine médiatique se met en branle, se délectant de chaque détail, même le plus insignifiant. Tom Wolfe annonce les prémices d’une société obnubilée par l’image. Chaque élément est inspecté, décortiqué jusqu’à donner la nausée. Rien ne lui est épargné. Les titres racoleurs en première page des journaux déforment la réalité. Sherman est mis à mort, cloué au pilori. L’information n’a aucune valeur, les mots vides de sens. Seul compte d’occuper l’espace public et médiatique. Tom Wolfe torpille le paysage médiatique américain. Les journalistes apparaissent comme des charognards incompétents en quête d’un scoop bien juteux à se mettre sous la dent. Ironique de la part de l’inventeur du Nouveau Journalisme. Sous la plume de l’écrivain américain au cynisme grinçant, tout le monde en prend pour son grade. On se délecte de ce voyeurisme assumé. À la fois répugnant mais terriblement réjouissant. Le lecteur assiste médusé à la déchéance sociale de Sherman McCoy. Il découvre les coulisses du pouvoir judiciaire, de petits arrangements en renvois d’ascenseur. Chacun tentant de tirer son épingle du jeu et d’apparaître sous les projecteurs. Tout plutôt que d’être noyé dans les affres de l’anonymat.

Un roman annonciateur de l’ère de Donald Trump

Écrit en 1987, Le bûcher des vanités préfigure déjà les fondements sur lesquels Donald Trump fondera son élection. Il semble que les maux qui pourrissent la société américaine aient été détectés à temps mais n’aient pas été soignés. Laissant la situation s’enliser. Et préparant le terrain à un président tel que Trump, qui incarne tous les excès. Communiquant quotidiennement à coup de messages virulents ses coups de gueule sur Twitter. Il est le pur produit de ce que les dirigeants ont refusé d’éradiquer. C’est en lisant ce roman que j’ai compris pourquoi il n’était pas si étonnant qu’un tel homme ait été élu. Tom Wolfe confirme son talent visionnaire. C’est ce qui fait que ce roman est un véritable chef d’œuvre, à lire d’urgence !

Conclusion

Avant de me plonger dans ce roman (pavé de 900 pages !!), j’étais un peu sceptique. Tout d’abord la longueur du roman puis l’excentricité de son auteur laissaient présager une lecture laborieuse. Il n’en a rien été. J’ai pris un plaisir fou à lire ce livre. Chaque page est un pur bonheur. Tom Wolfe s’exprime dans une langue crue, brutale, sans artifices à l’image de la ville qu’il décrit. Devenu un classique de la littérature américaine, vous ne pouvez pas passer à côté !

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Une longue impatience, Gaëlle Josse : l’attente d’une mère (#RL2018)

« Ce soir, Louis n’est pas rentré. » Le roman de Gaëlle Josse s’ouvre sur cette phrase tranchante, qui tombe comme un couperet. Louis a seize ans. Ce qui aurait dû n’être que la fugue d’un adolescent, en conflit avec ses parents, prend, les mois passant, un tour bien différent. Las de se sentir rejeté, d’être la pièce rapportée d’un précédent foyer, Louis décide un matin de partir pour ne plus revenir. Laissant sa mère se consumait à petit feu dans une attente interminable. Le temps s’étire à l’infini. Louis ne donnant aucun signe de survie. Consciente de n’avoir pas su protéger son enfant des griffes d’un mari violent, elle est assaillie par les remords. Elle ne comprend pas là où elle a échoué, laissant une situation intenable s’enliser. Elle évolue comme amputée d’un membre qu’on lui aurait arraché. Elle est mutilée. La douleur contamine chacune de ses cellules pour finir par totalement l’envelopper, la coupant de la réalité. Comme un voile qui se serait déposé sur sa vie. La sensation de manque provoque une douleur physique, provenant de ses entrailles, d’un fils qu’on lui aurait retiré. Gaëlle Josse, dans ce court roman, livre un récit intimiste d’une délicatesse inouïe. Elle esquisse un portrait de femme d’une grande pudeur. Une mère tiraillée par la disparition de son enfant. Une absence qui la renvoie à sa propre culpabilité pour avoir refuser d’interférer. Pour ne pas avoir su tempérer la jalousie irraisonnée de son mari. Puisque c’est la présence de ce fils, telle la preuve irréfutable d’un précédent mariage, qui attise la colère du mari, faisant naître en lui une rage impossible à apaiser. Gaëlle Josse signe un très beau roman sur l’amour maternel, ce lien puissant qui unit une mère à son enfant. Elle dénonce également la société patriarcale des années 50, où le statut de la femme est précaire. Une société où assurer sa sécurité implique de se marier, et donc accepter de perdre sa liberté.

Le statut de la femme en France dans la société patriarcale des années 50

Dès le début du roman, on ressent comme une sorte de malaise, quelque chose qui nous chiffonne. Un point d’interrogation dans le comportement de cette femme. Comment a-t-elle pu laisser son mari lever la main sur son fils, sans chercher à intervenir ? Toutefois, la condamner revient à faire abstraction de l’époque à laquelle se déroule le roman. Il faut re situer l’événement dans le contexte de l’époque. Nous sommes au lendemain de la seconde Guerre mondiale en Bretagne. Anne, la mère de Louis, est veuve. Elle a perdu son mari en mer, son navire après avoir été torpillé, a sombré. La laissant seule élever son enfant en période de rationnement. Mère célibataire est alors un statut peu enviable. Cela signifie être à la merci des allemands et des jugements. Le jour où Étienne, homme éduqué et issu d’une famille aisée, vient lui demander sa main, il n’est pas question de refuser. C’est une délivrance pour elle, comme pour son fils. L’espoir d’une vie meilleure. La grâce des premiers instants s’évapore au fil des ans. Elle fait place à une hostilité à peine cachée  entre les deux hommes. Louis le vit comme une injustice. Entre temps, Anne a eu deux enfants. Elle se retrouve dans une situation inextricable, à devoir jongler constamment. À la suite d’une altercation plus violente que les précédentes, Louis met les voiles et quitte le foyer familial sans donner d’explications, ni d’indications. On est partagé entre un sentiment de colère à l’égard de cette femme qui n’a pas su retenir son fils, le soustraire à la violence du mari, et de la compassion, ou du moins de l’empathie. Sa souffrance est visible. Elle l’accapare, la ronge de l’intérieur. Au regard de la condition de la femme à cette époque, elle ne dispose que d’une marge de manœuvre restreinte. Tout plaquer pour rejoindre son fils parti en mer est tout simplement inenvisageable. Elle est rattachée à son foyer par ses enfants. L’idée ne lui traverse même pas l’esprit. La question ne se pose pas. Elle accepte son statut d’épouse, de mère et de femme au foyer avec les contraintes que cela implique. Soit une liberté limitée. Gaëlle Josse décrit merveilleusement bien les sentiments contraires qui l’habitent. Sa condition précaire qui la maintient prisonnière. À travers la douleur de cette mère, ce roman tout en retenu rend compte de la place de la femme dans la société patriarcale du milieu du 20e siècle.

Conclusion

Gaëlle Josse livre un roman délicat. Elle fait preuve d’une grande finesse dans sa façon de décrire les émotions. C’est une jolie surprise !

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L’invitation, Elizabeth Day : une amitié empoisonnée

Sur le papier L’invitation d’Elizabeth Day s’avérait prometteur. Du glamour, du scandale, un zeste de politique et surtout une relation d’amitié ambigüe, source  d’une violence contenue prête à exploser… La réalité est toute autre. Puisque ce roman m’est littéralement tombé des mains. Elizabeth Day décrit une société caricaturale, les situations manquent cruellement de vraisemblance et les personnages de matière. Ce qui a pour effet de rendre le roman creux, voire inconsistant. L’intrigue est maladroite. Le tout attendu. À défaut de s’attacher à décortiquer la psyché des personnages, essence même du roman, censée lui donner tout son cachet, l’auteure s’attarde sur des détails insignifiants qui n’apportent rien au roman. La tension qu’Elizabeth Day tente d’insuffler tombe à plat. L’invitation tient plus de l’épisode de Gossip Girl mal calibré, que du thriller psychologique glaçant. Dès le début, l’épilogue nous est donné. La narration est inversée. Ne reste plus qu’à remonter le fil des événements pour lever le voile sur ce qu’il s’est véritablement passé à cette soirée, où tout semble avoir basculé. Ce sont les quarante ans de Ben. Tout le gratin de la haute société anglaise est convié à la soirée, que le couple formé par le beau Ben et sa délicieuse épouse ont organisé pour marquer l’événement. Martin, son meilleur ami, est invité. Leur amitié remonte aux années de lycée. Martin, sur qui Ben exerce une fascination dérangeante, avait alors écopé du surnom peu flatteur de PO, diminutif de « petite ombre ». Ce qui en dit long sur la nature de leur relation. À mesure que les faits nous sont rapportés, l’on comprend que celle-ci est totalement déséquilibrée. Martin semble vivre par procuration. N’être qu’une pâle copie de son ami. D’amitié, il s’agit en réalité d’une relation de dépendance, matinée de sentiments amoureux non assumés. Les rancœurs contenues pendant des années se cristalliseront pour finir par exploser. À l’issue de cette soirée, la femme de Ben se retrouve dans le coma, tandis que l’épouse de Martin est internée. Que s’est-il réellement passé ?


Mon évaluation : 1,5/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Belfond, poche chez 10/18, traduit de l’anglais par Maxime Berrée, 352 pages.

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Confiteor, Jaume Cabré : s’absoudre de ses péchés

Confiteor est un titre à la fois énigmatique et symbolique. Emprunté au registre liturgique, il fait initialement référence à la prière initiant la confession, chez Jaume Cabré il symbolise la quête d’absolution d’Adría. Il faudra toute une vie à Adría pour réparer les fautes de son père. Un père propriétaire d’un magasin d’antiquités, qui a bâti sa fortune sur le malheur des hommes, tirant profit de leur détresse. Coupable d’extorsions et de spoliations, l’homme est guidé par son intérêt. Dénué de conscience et d’humanité, seuls les objets parviennent à toucher sa sensibilité. Rattrapé par ses fautes, il sera assassiné. Son fils héritera du magasin d’antiquités où chaque objet porte le sceau de la culpabilité. Parmi les objets spoliés, un violon d’une valeur inestimable. Le premier Storiani jamais crée. Objet de toutes les convoitises, il est entaché du sang de ceux qui l’ont possédé. À travers son histoire, Jaume Cabré retrace deux siècles de violence des hommes. Il élabore une réflexion en filigrane sur le paradoxe saisissant qu’offrent nos sociétés, capables d’apprécier la beauté esthétique dans ses nuances les plus subtiles, tout en faisant preuve d’une cruauté implacable. Allant jusqu’à faire de cette quête de la beauté, le prétexte de la violence déployée. Confiteor est un roman colossal, fruit d’une construction arachnéenne minutieuse mais terriblement complexe. L’auteur catalan s’octroie une liberté totale dans l’agencement de son récit, tissant une intrigue où les destins s’entrecroisent et les époques s’entrelacent sans transitions. Quitte à faire perdre le fil au lecteur. Confiteor est un récit d’une érudition folle, porté par un souffle romanesque inouï. Le destin de ce mystérieux violon sert de fil d’ariane au lecteur décontenancé face à ce pavé, qui l’est moins par le nombre de pages, que par la densité de l’écriture et la complexité de la construction. Confiteor demande une concentration absolue pour en saisir toute la richesse. C’est incontestablement un des très grands romans de ces dernières années.

Une construction complexe

Alors oui, c’est vrai Confiteor n’est pas un roman qui se lit facilement. La construction est alambiquée, le lecteur a du mal à distinguer, dans cet entrelacs de situations et de protagonistes, le nœud de l’intrigue. À démêler le pertinent, de ce qui passe au second plan. Les noms finissent par se confondre dans notre esprit. Le tout s’avère déroutant. Mais c’est justement le fait de fournir un tel effort qui procure ce plaisir jouissif que l’on éprouve à la lecture du roman. C’est en insistant qu’on prend la mesure de la virtuosité de l’auteur. Certes, le texte peut nous résister, mais une fois que le lecteur a trouvé la porte d’entrée, qu’il sait par quel angle abordé ce pavé, alors il est tout simplement impossible à lâcher. Confiteor se présente sous la forme d’une lettre adressée par Adría à la femme de sa vie, celle qu’il a aimée, perdue, puis retrouvée. Lorsqu’elle décède et qu’il commence à ne plus avoir toute sa tête, il décide de lui écrire une lettre dans laquelle il se confesse. La narrateur étant atteint d’alzheimer, c’est peut-être cette confusion que l’auteur a cherché à reproduire.

Un grand roman porté par un souffle romanesque puissant

Dans sa lettre, Adría retrace les étapes de sa vie. Élevé par des parents peu enclins à dévoiler leurs sentiments, par un père accaparé par son travail d’antiquaire et une mère effacée, Adría vit une enfance solitaire. Fils unique, ses parents sont obnubilés par son avenir et ont placé en lui des attentes démesurées. Virtuose pour sa mère, singe savant du côté de son père. Le choix est pour le moins limité. Adría deviendra polyglotte, érudit, doté d’une culture infinie, toute sa vie il la consacrera à épancher sa soif inextinguible de savoir. Il héritera de l’attrait paternel pour les belles choses. Les œuvres au cachet singulier, fragments d’histoire d’une valeur inestimable. Outre cette sensibilité esthétique qu’Adría reçoit en héritage, le poids de la filiation s’avère lourd à porter. Est-on coupable des crimes commis par son père ? Comment réparer ce qui a été irrémédiablement brisé ? Puisqu’une fois son père disparu, la faute continue à entacher la famille. C’est à lui qu’incombe le devoir de réparation. Pour cela, il faut remonter aux origines. Là où tout à commencer. À l’instant où le précieux violon a été créé. Puisque l’histoire de ce violon nous plonge dans des siècles de barbarie. Révèle les pires penchants de l’espèce humaine. Le désir de puissance inhérent à l’homme. Sous la plume de Jaume Cabré, l’église en prend un sacré coup. L’auteur s’attaque violemment à la responsabilité de l’église et à sa participation à la folie nazie. Cette quête meurtrière d’une pureté de la race au nom d’un idéal de perfection. Il fait le parallèle entre les hommes d’église, au moment de l’inquisition, et les dignitaires nazis, les premiers étant coupables, plusieurs siècles plus tard, d’avoir laissé les seconds agir en toute impunité.  Tous semblent atteints par l’hubris. Un orgueil démesuré au service d’un projet bafouant le respect de la dignité humaine. Les hommes dans ce roman font preuve d’un manque d’humanité sidérant qui vous glace les sangs. Animés par la convoitise, ils sont tout simplement répugnants.

Conclusion

Confiteor est une œuvre colossale, tant par la densité du propos, que par la pertinence des sujets abordés. Réflexion sur la beauté, sur la décadence d’une société et la violence de la nature humaine, c’est également un roman historique  foisonnant à l’intrigue passionnante, porté par une plume savoureuse. Si j’entends les réticences de certains à entamer un livre si difficile d’accès, je ne peux toutefois que le conseiller. Jaume Cabré signe un roman époustouflant !

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Grand frère, Mahir Guven : Goncourt du premier roman 2018 (#RL2017)

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Grand frère, premier roman de Mahir Guven, s’est vu décerner le prestigieux prix Goncourt du premier roman. Roman social dans lequel il passe au crible le processus d’intégration douloureux des jeunes de banlieue. Dans un langage parlé, ponctué de remarques piquantes, il dresse un portrait en demi-teinte des perspectives qui s’offrent à eux. Grand frère est un premier roman audacieux dans lequel Mahir Guven jongle avec les sujets de société. De l’Ubérisation de l’économie, à la menace terroriste, en passant par l’attrait mystique que représente la religion, servant de porte de sortie aux jeunes partis en Syrie, il met les pieds dans le plat et se risque à toucher du doigt là où le bât blesse. Il interroge surtout dans ce roman la question de l’identité. Tiraillé entre ses origines syriennes et la conscience d’être français, Petit frère ne sait pas réellement qui il est. Il est issu d’une famille franco-syrienne. Sa mère est décédée. Son père, chauffeur de taxi, est excédée par ces petits jeunes venus de la Silicon Valley lui voler le pain sous le nez. Grand frère est paumé. Devenu infirmier, Petit frère était parvenu à tirer son épingle du jeu. Tout portait à croire qu’il était parfaitement intégré. Et pourtant, trois ans auparavant il a pris la décision de couper court avec sa vie d’avant. En rejoignant un organisme humanitaire proche des réseaux islamistes, il a pris un aller simple pour la Syrie. Comment expliquer une telle décision ? Le manque de repères suffit-il à élucider le flou entourant sa disparition ? Grand frère, entre temps, est devenu chauffeur VTC. Comment deux frères ayant reçus la même éducation peuvent-ils choisir des chemins si différents ? Que s’est-il passé ? Où tout a dérapé ? Grand frère se pose toutes ces questions. Un beau jour l’interphone sonne, mettant fin à ses ruminations. C’est Petit frère. Il est rentré. Grand frère est en proie aux doutes. Confronté à un dilemme moral, il se retrouve acculé. Et pourtant, Petit frère savait que le retour au pays n’était pas une éventualité à envisager.

La question de l’identité

C’est cette question qui traverse le roman de Mahir Guven. Puisque si le père se raccroche à sa vision d’une France prête à tenir ses promesses de liberté et d’égalité, ses fils prennent rapidement la tangente. Confrontés à la réalité, ils perçoivent les failles dans un système qui se veut bien pensé. Délestés de leurs rêves d’enfants, l’un se met à zoner tandis que l’autre choisit de poursuivre des études d’infirmier. Le père a tenu à les élever écartés de la religion. Pourtant, très tôt Petit frère y trouve le moyen d’épancher sa curiosité. Peu à peu, les voyous laissent la place aux religieux, qui trouvent dans les banlieues un terrain propice au prosélytisme. Les jeunes manquent de repères, s’ennuient, sont à la recherche d’un sens à donner à leur vie. Ils constituent un terreau fertile à l’embrigadement. Une population facile à manipuler. Attiré par un pays qu’il ne connaît pas, Petit frère se met à fantasmer. Il s’imagine revenir « chez lui » pour sauver des vies. Cette vie étriquée ne lui convient pas. Il saisit la première opportunité qui s’offre à lui. Il n’hésite pas une seconde à faire table rase du passé et à se projeter dans sa nouvelle vie. Il trouve là le moyen de colmater le manque à combler. Ce trou béant qui l’habite et l’empêche d’être épanoui. Le père et Grand frère sont pris de court. ils n’ont rien vu venir et ne savent pas comment réagir. Mahir Guven laisse planer le doute sur les activités du petit frère en Syrie. Djihadiste ou sauveur de vies ? Assassin ou médecin ? La question reste en suspens. Comment réagir lorsque l’on pense connaître quelqu’un et qu’il disparaît du jour au lendemain sans donner d’explications ? Mahir Guven soulève une question essentielle et tristement d’actualité. Celle des motivations qui poussent une personne à partir faire une guerre qui lui est étrangère, en laissant tout derrière, tout en sachant pertinemment qu’il n’y aura aucun retour en arrière. Le problème comme le souligne intelligemment Mahier Guven réside dans le manque de perspectives. Situés dans un entre-deux ces jeunes ne savent pas quelle est leur place. Il ne s’agit pas d’adopter une posture victimaire mais d’interroger les choix qui se présentent à eux. D’ailleurs si l’un a choisi de partir en Syrie, l’autre a fait le choix d’exercer un des seuls métiers facile d’accès, ne requérant aucun diplôme. Celui de chauffeur VTC. Ce choix narratif fait écho au discours politique relayé par les médias. Devenir chauffeur VTC serait une porte de sortie pour les jeunes de quartier qui seraient tentés par des activités illégales. Mahir Guven signe un roman en prise avec son époque, ancré dans la réalité. Il donne à voir une France asphyxiée, obnubilée par la menace terroriste. Des jeunes de quartier paumés souffrant d’un manque d’opportunité. Ainsi qu’un conflit génerationnel réel entre la première génération d’immigrés et la seconde.

Pas de colonne vertébrale : ni vraiment français, ni vraiment syriens, ni vraiment autochtones, ni vraiment immigrés, ni chrétiens, ni musulmans. Des métèques sans savoir pourquoi on l’est. […] Comment retrouver son chemin quand on sait pas d’où l’on vient ?

Conclusion

Je vous conseille ce roman pour les sujets abordés et le regard lucide de l’auteur sur la société française actuelle. Toutefois l’emploi d’une langue crue, qui avait pu m’enthousiasmer chez David Lopez, ne m’a pas convaincue ici. Grand frère est certes un roman percutant mais je ne me suis pas sentie touchée par le parcours de cette famille. J’ai nettement préféré le roman d’Alain Blottière qui traite également du processus d’embrigadement, mais d’une manière plus concise et saisissante.

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Pereira prétend, Antonio Tabucchi : s’engager pour résister

Véritable chef d’œuvre, Pereira prétend est un texte éminemment actuel, qui aborde avec finesse la notion d’engagement politique. Ce récit conçu comme une allégorie, m’a profondément bouleversée. Il relate la prise de conscience d’un homme coupé de la réalité, étranger à la situation politique de son pays, vivant retiré, le regard tourné vers le passé. Cet homme, c’est Pereira, à la fois symbole et métaphore, puisqu’il incarne surtout une idée, celle d’un désengagement rattrapé par la réalité des faits. La cinquantaine, veuf, corpulent, se nourrissant exclusivement d’omelettes aux herbes et de citronnades, Pereira est journaliste, en charge des pages Culture d’un quotidien du soir, le Lisboa. Journal, qu’il décrit comme apolitique et indépendant. Indépendant, vraiment ? Vit-il reclus pour, en 1938 en pleine dictature salazariste, ne pas être en mesure de prendre le pouls de la société et saisir l’ampleur de ce qui est en train de se jouer ? Face à la montée du totalitarisme en Europe, Pereira affiche un air détaché. Il n’est pas homme à s’engager. Sa rencontre avec un jeune activiste mettra fin à son refus de s’impliquer. C’est cette lente maturation que décrit brillamment Antonio Tabucchi. Celle d’un homme se tenant à l’écart de la société, qui se retrouve contre sa volonté engagé dans un combat qu’il pensait lui être étranger. Lui, qui se croyait indifférent aux événements, se rend compte qu’il ne peut plus vivre comme avant. Dorénavant, il est tiraillé. Un sentiment de malaise le prend. Peu à peu, il reprend contact avec la réalité. À mesure que l’étau se resserre, Pereira comprend que sa liberté lui a été retirée. Son regard s’affute, son esprit se fait plus vigilant. Ce qu’il ne voyait pas avant, lui saute aux yeux. Antonio Tabucchi explore, de l’éclosion à la prise de position, la notion de responsabilité individuelle. Le roman s’achève sur une scène magistrale, aboutissement du cheminement intellectuel de Pereira, où le message délivré par l’auteur prend tout son sens. Ne plus se contenter d’observer mais s’engager pour résister.

La notion d’engagement politique au cœur du roman

La force de ce roman réside dans plusieurs éléments. Le premier est certainement le fait que l’auteur a eu raison d’incarner son idée. Je m’explique, il donne de la matière à son personnage principal. Le lecteur dispose d’éléments concrets sur Pereira. Il connait ses habitudes alimentaires, sa faiblesse au cœur. On nous indique qu’il souffre d’obésité. Que depuis le départ de sa femme, Pereira a pris l’étrange habitude de s’adresser à son portrait. Tous ces détails contribuent à nous le rendre très attachant. On imagine un homme corpulent, pas bien méchant, qui a du mal à couper avec le passé. En lui, survivent les souvenirs d’une autre époque qui ne coïncide plus avec celle dans laquelle il évolue. Mais cela, il n’en a pas encore conscience. Il nous devient presque familier, ce qui contribue à favoriser le processus d’identification. Puisqu’il s’agit de cela au fond, nous montrer que chacun de nous a déjà fait l’expérience de préférer garder les yeux fermés plutôt que de se confronter à la réalité. Le deuxième élément est la répétition du verbe prétendre. Son emploi récurrent sert à appuyer le fait que tout ceci est une fable, une allégorie. Certes Pereira n’existe pas, mais l’idée, elle, oui. Pereira est l’outil dont dispose l’écrivain lui permettant de transposer l’idée dans la réalité, de lui donner corps et qu’elle ne reste pas à l’état abstrait. Ce qui vous le conviendrez serait très barbant. Le tour de force de l’auteur consiste à ancrer son récit dans le réel tout en lui donnant une dimension intemporelle. Transposé à notre époque, le message conserve toute sa force. Le procédé est habile. À la manière d’un Candide chez Voltaire, Pereira entreprend en quelque sorte un voyage initiatique qui le conduira à son nouveau moi. Un être conscient et alerte. Son caractère se forge au contact du monde et des autres, puisqu’au fil des rencontres et des discussions, il voit éclore en lui un sentiment encore jamais éprouvé. La réalité une fois révélée, il ne peut plus la nier. Alors, commence le lent processus de maturation. Pereira à beau vivre en vase clos, réduisant au maximum ses fréquentations, chaque échange nourrit sa réflexion, le pousse à prendre position. Au contact des autres, il aiguise son esprit critique. Le tout est servi par une prose sublime. Antonio Tabucchi excelle dans l’art de suggérer sans jamais imposer. Rares sont les auteurs capables avec subtilité de faire naître chez le lecteur une telle réflexion, de le faire devenir acteur et pas seulement spectateur. Pereira prétend se glisse dans notre esprit, nous incitant à regarder le monde différemment. Alors que nous sommes en 2018, soit 80 ans après les faits qui nous sont relatés, le monde ne semble pas avoir tant changé. Par conséquent, il devient nécessaire de se pencher sur des textes qui ne laissent pas indifférents. De ne pas succomber à la solution de facilité, consistant à faire comme si rien ne se passait. Adopter l’attitude du passager clandestin, yeux clos, écoutilles fermées, en faisant abstraction des problèmes de société et en espérant passer entre les mailles du filet.

Conclusion

Je déplore le manque de visibilité dont bénéficie ce roman qui mérite d’être lu ! Avant de tomber dessus, je n’en avais jamais entendu parlé… Pourtant il figure parmi les textes les plus bouleversants que j’ai eu l’occasion de lire. Une adaptation en BD très réussie a été réalisée que je vous conseille également. Plus d’excuses pour ne pas vous y plonger, entre le roman et la BD, choisissez !

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Mohammad, ma mère et moi, Benoit Cohen : entre hospitalité et solidarité, le récit de l’accueil d’un réfugié

Alors qu’il décide de quitter la France pour partir s’installer aux États-Unis, Benoit Cohen apprend que sa mère s’apprête à accueillir chez elle un réfugié afghan. Fervent défenseur de la cause des migrants et opposant convaincu à la politique isolationniste du futur président des États-Unis, il n’en est pas moins décontenancé par cette annonce. Ce récit est le fruit des échanges entre l’auteur et Mohammad. Ce dernier accepte de se confier et de lui dévoiler son passé. Benoit Cohen n’a pas la prétention d’apporter une réponse à la crise des migrants. Il opère un changement d’échelle permettant d’envisager le problème à hauteur d’homme. Il se saisit d’un phénomène macro pour lui donner une dimension micro. D’une crise globale, il en fait une situation locale. Le simple fait d’individualiser contribue à humaniser ce que les politiques tentent de banaliser. Benoit Cohen met en perspective l’exil de Mohammad, dont dépendait sa survie, avec son propre départ pour un pays qu’il a choisi. En établissant ce parallèle, il met le doigt sur l’essentiel. La notion d’accueil est au cœur du processus d’intégration des migrants. Sa réussite est intrinsèquement corrélée au degré d’hostilité. Se sentir accepté et considéré est le facteur déterminant. Avant d’arriver en France, Mohammad a vécu le parcours du combattant. De l’Iran, à l’Afghanistan, en passant par le Sri Lanka, il passe de bureaux administratifs en ambassades à la recherche du papier lui octroyant le statut de réfugié et, par la même, le droit d’émigrer. In fine, il obtiendra le précieux sésame : son visa pour la France. Benoit Cohen évite de s’engouffrer dans une vision manichéenne de la société, avec les bons d’un côté, prêts à accorder l’hospitalité, et les autres, trop égoïstes pour renoncer à leur confort. Au contraire, le propos est nuancé. Loin des discours politiques stéréotypés, l’auteur fait référence à un cas concret, une histoire vécue. En faisant le choix de relater une expérience personnelle, l’auteur évite l’écueil du discours moralisateur. L’angle choisi lui permet de conserver la bonne distance avec son sujet. Une lecture qui fait réfléchir.

Le récit sans fard de l’accueil d’un réfugié afghan en plein cœur de Paris

Son mari décédé et ses enfants partis, la mère de Benoit Cohen se retrouve seule dans son hôtel particulier situé en plein cœur du 7e arrondissement de Paris. La crise des migrants bat son plein, les pays européens  se refilent la patate chaude, espérant passer entre les mailles du filet et ne pas écoper d’un quota trop important de réfugiés à qui offrir l’hospitalité. C’est dans ce contexte peu glorieux qu’elle tombe sur un reportage qui va bousculer son quotidien. L’association Singa, créée par deux jeunes diplômés, a eu la formidable idée d’organiser des événements permettant aux migrants de faire des rencontres. L’objectif est simple, pour se sentir intégré il faut communiquer, échanger. Et pour cela il faut rencontrer de nouvelles personnes. Chose aisée quand on est résident français depuis des années, beaucoup moins lorsque l’on vient d’arriver, que l’on ne maîtrise par le français et que l’on a du quitter un pays en guerre. Face à un tel engouement, l’association a décidé de mettre en contact des migrants à la recherche d’un logement avec des individus en mesure de les aider. Pour Marie-France, c’est une révélation. Elle qui cherchait un moyen de se rendre utile, a la solution toute trouvée. Elle contacte l’association. Quelques mois plus tard, elle fait la rencontre de Mohammad. Mohammad croît rêver quand on lui assure qu’une personne est prête à l’héberger. Après des mois passés en foyer à subir les réprimandes d’un directeur tyrannique, il voit enfin sa situation s’améliorer. En effet, rien ne prédestinait Mohammad à croiser la route de Marie-France. Réfugié en Iran après que ses parents ont fait le choix dans les années 80 de quitter l’Afghanistan, il fait l’expérience de l’exclusion. On lui reproche d’être afghan. Une fois en Afghanistan, son appartenance à la minorité Hazara lui vaut d’être rejeté et mis au ban de la société. Il devient interprète pour l’armée française, qui une fois démobilisée le laisse à la merci des Talibans. De là, il s’envole pour le Sri Lanka où il finira par obtenir son passeport pour la France. Et la promesse d’une nouvelle vie. Sa ténacité a fini par payer. Sa volonté inébranlable a eu raison des obstacles qu’il a fallu surmonter. Les refus, l’indifférence et le mépris qu’il essuie auraient eu de quoi le décourager, et pourtant il persévère. Benoit Cohen explore les méandres tortueux du parcours chaotique de Mohammad dans un style dénué de pathos. Loin du discours misérabiliste, il retrace les étapes qui l’ont conduit à se tenir face à lui. On découvre un homme pétri de rêves et avide de culture. Devenir chanteur de rap, étudier à Science Po, pour lui, avoir échapper au pire ne peut le mener qu’au meilleur…

Conclusion

Mohammad, ma mère et moi est un récit instructif qui aborde de manière constructive le sujet brulant de l’accueil des réfugiés. Loin de se bercer d’illusions, Benoit Cohen construit une réflexion réaliste. Il expose un angle d’approche différent sur un sujet clivant. Une jolie leçon d’humanisme. On ne peut que louer la générosité dont fait preuve Marie-France et le courage de Mohammad de ne jamais s’avouer vaincu.

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