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La petite fille sur la banquise, Adélaïde Bon : une vie volée

La petite fille sur la banquise, c’est elle, évoluant sur un sol friable, des sables mouvants prêts à l’engloutir à tout instant. Adélaïde Bon a 9 ans. Le poids des mots, à cet âge-là, n’a pas d’importance. Pourtant, des années plus tard c’est là que tout se jouera. Le choix des mots est décisif, l’approximation dévastatrice. Quel est cet « évènement », ce « mauvais souvenir » dont l’évocation à demi-mot suffit pour la plonger dans des crises violentes, des séances d’automutilation qu’elle s’inflige régulièrement ? Adélaïde a 9 ans, lorsqu’un homme décide de lui voler son enfance. Elle est victime d’un viol. Elle mettra des années à poser les mots justes sur ce qu’il s’est passé. Le mutisme de l’extérieur renforce son isolement intérieur. C’est une enfant, elle n’a pas les clés pour comprendre ce qu’il s’est passé, il lui manque des mots pour le formuler. Le choc est trop fort, l’esprit refoule. Elle tente de le cadenasser. C’est trop tard, le mal s’est introduit en elle. Impossible à déloger. Tel un poison, il se répand insidieusement. Un voile obscurcit sa vie. La violence sourde qui l’anime rode. Parfois explose. Adélaïde en ressort secouée, sans pour autant diagnostiquer l’origine du mal qui la ronge. Sans prendre conscience que son éradication implique sa propre destruction. À défaut d’avoir une direction vers laquelle l’orienter, sa colère se retourne contre elle-même. La vérité émerge sous la forme de fragments confus, de vagues réminiscences. Son corps joue le rôle de bouclier, un rempart contre les agressions extérieures qu’elle s’inflige de l’intérieur. Le temps agira comme un catalyseur, intensifiant les séquelles du trauma psychique. Inconsciemment, elle vit dans un état permanent de stress post-traumatique. C’est une bombe à retardement. La confrontation sera la clé de sa guérison. Adélaïde Bon fait le choix des mots pour évoquer ce qu’elle a subi et le processus de reconstruction qui a suivi. Elle nous offre un témoignage à la fois terrifiant et édifiant. À lire absolument !

La descente aux enfers

Méticuleusement, année après année, le temps a fait son affaire. Les souvenirs se sont floutés, les contours de cette journée sont devenus peu à peu indistincts. Pourtant, en cette journée de mai Adélaïde a subi un viol. Ses parents l’ont accompagnée au commissariat où une plainte a été déposée. Les mots choisis sont-ils les bons ? Rendent-ils suffisamment compte de l’horreur de la situation ? Car on parle plus facilement « d’agressions sexuelles sur mineur » que de viol. Ce n’est pas une nuance mais une atténuation. Les mots exacts tarderont à venir. L’homme n’est pas un pédophile mais un pédocriminel. Si cette différence semble infime ainsi formulée, elle ne l’est pas dans les faits. Il n’est pas inutile de rappeler que le terme de « pédophilie » provient du grec. Son étymologie – « paîs » enfant et « philia » amitié – signifie « avoir de l’amitié pour les enfants ». Or, nul besoin de vous faire un dessin, le viol d’un enfant est un crime, point barre. Cette parenthèse refermée, nous pouvons continuer. Adélaïde grandit sans avoir conscientisé ce qui lui était arrivé. Les faits elle les connaît, mais nullement leur portée. Les souvenirs refoulés viennent la hanter. Lentement, les « méduses » – terme qu’elle emploie pour évoquer les réminiscences qui ne la laissent jamais en paix – peuplent ses journées. Elle se sent salie, souillée. Tout ce qui à trait au corps la répugne. Le sexe est synonyme de péché. Le plaisir hors de portée. Elle se sent comme emprisonnée. Son corps devient une carapace, qu’elle alimente de façon boulimique. Adélaïde Bon expérimentera toutes les facettes de la haine de soi. Des troubles alimentaires, à l’autoflagellation, elle travaillera à se saper de l’intérieur. Cela n’empêche pas les visions de venir l’assaillir. Elles apparaissent comme des images subliminales pour aussitôt disparaître entraînant avec elle le peu d’estime qu’elle a d’elle-même. Tous les jours, elle tente de reconstruire ce qu’elle a détruit la veille. Pareil à Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher, son cauchemar semble ne jamais devoir se terminer. Les hommes qu’elle rencontre sont chargés de colmater les plaies, de réparer ce qui a été brisé, de combler un vide béant. Il faudra du temps pour qu’elle apprenne à aimer, à se donner sans avoir honte ou être révulsée par son propre plaisir. Elle avance péniblement dans cette confusion qui obscurcit sa vie, jusqu’à un coup de fil qui vient faire basculer sa vie.

Une lente reconstruction

Il aura fallu plus de vingt ans pour qu’un inspecteur rouvre cette affaire non résolue. Un « cold case » comme on dit dans le métier. Le coup de fil tant attendu, mais également tant redouté a enfin lieu. Dorénavant, Adélaïde Bon n’est plus seule. Elle a un fils et un mari présents auprès d’elle. Elle va faire face à son agresseur. À son violeur. Et elle n’est pas la seule, puisque ce ne sont pas moins de soixante-douze victimes qui ont été recensées. Toutes des fillettes du même âge qu’elle. Les crimes s’étendent sur plus de vingt ans. L’homme a agi en toute impunité. Pendant toutes ces années, il a arpenté tranquillement les rues des quartiers cossus de la capitale sans être inquiété. Si la peur est présente, la colère gronde en elle. Adélaïde Bon a attendu ce moment depuis trop longtemps. Elle va enfin mettre un visage sur son agresseur, entendre ce qu’il a à dire. Seule la confrontation lui permettra de laisser partir la petite fille seule sur la banquise. Cette petite fille, qui d’ailleurs n’est plus vraiment seule. Les autres victimes l’ont rejointe sur cette banquise. Elles font front.

Un témoignage déchirant mais ô combien nécessaire

Les chiffres sont là pour nous rappeler qu’on estime à « 90% le nombre de victimes de viol qui ne portent pas plainte et ce chiffre est encore plus important pour les enfants ». Le constant est effarant. Récemment, les langues ont commencé à se délier. Le témoignage d’Adélaïde Bon est une contribution précieuse à tous ces éléments, qui, mis bout à bout, permettent d’exprimer l’indicible et de prendre les mesures adéquates. Il faut abolir la loi du silence, le viol ne doit plus être un sujet tabou que certains tentent outrageusement de minimiser. L’auteure nous rappelle les conséquences terribles d’une mauvaise prise en charge des victimes. Que le plus gros du travail consiste à écouter sans formuler de jugements hâtifs, qui pourraient amener la victime à se braquer et à se carapater dans sa coquille pour n’en plus sortir. Adélaïde Bon livre un récit bouleversant où elle laisse s’exprimer une souffrance palpable au fil des pages.

Conclusion

Je salue le courage qu’il a fallu à Adélaïde Bon pour mettre des mots sur le traumatisme qu’elle a vécu. Elle a eu la force de ne rien occulter. Elle se met à nu, ne cache au lecteur aucune de ses douleurs. Ce témoignage est à mettre entre toutes les mains afin qu’enfin l’on prenne conscience du chemin qu’il reste à parcourir.

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Les vivants au prix des morts, René Frégni : Prix des Lecteurs Gallimard 2017

René Frégni, en ce début d’année, s’est vu attribuer le Prix des Lecteurs Gallimard pour son roman Les vivants au prix des morts. Parmi les 135 ouvrages de la maison proposés, les lecteurs ont décidé de le distinguer. Dans son roman, l’auteur se met en scène et fait évoluer son double dans un temps figé. Le narrateur mène une vie paisible, propice à la contemplation. Cette vie simple lui suffit. Loin de l’agitation permanente du monde, il se délecte des plaisirs que lui procure l’instant présent. L’évasion de Kader de la prison des Baumettes met fin à cette vie retirée. Elle vient troubler sa tranquillité. Il aura fallu un instant pour que tout bascule. Contre sa volonté, René se retrouve plongé dans l’engrenage de la violence. Ce qui aurait dû n’être qu’une main tendue à un ancien détenu en cavale se transforme en cauchemar. Les évènements s’enchaînent dans une course effrénée. Les corps s’amoncellent. Démuni face à l’implacabilité avec laquelle se déroulent les évènements, le narrateur prend part à une valse macabre qui ne peut que mal se terminer. Au-delà de cette traque à l’homme, René Frégni propose une réflexion sur notre rapport au temps. L’homme d’aujourd’hui vit dans un temps en suspens. Un temps de latence entre la catastrophe passée et celle à venir. Un temps dicté par les guerres et les attentats, imposé par l’extérieur et relayé par les médias. Cette temporalité orchestrée par la société rythme nos vies. Le constat est simple, l’homme subit plus qu’il ne vit. Comment s’ancrer dans le moment présent, faire un arrêt sur image, si l’on vit dans l’expectative que quelque chose arrive. René Frégni dénonce la façon insidieuse qu’à la violence de s’immiscer dans nos vies sans accord préalable. Au détour d’un journal, d’une émission à la télé ou à la radio, elle s’impose à nous. Ne pas ciller face à cette incursion de l’extérieur revient à se rendre complice de sa propre souffrance.

L’engrenage de la violence

Quelle est la part d’autobiographie et de fiction dans ce roman ? La question reste en suspens puisque l’auteur met en scène son double dans Les vivants au prix des morts. À travers un journal, qu’il entame le 1er jour de l’an, il nous invite à entrer dans son intimité. Chaque matin, le narrateur, qui à fortiori est également écrivain, griffonne quelques mots dans son carnet. Bercé par le chant des oiseaux et profitant des premiers rayons du soleil, il se délecte de chaque instant. Ses journées sont rythmées par des balades dans la nature. Le temps s’étire tranquillement, sans que rien ne survienne pour le troubler. Cet espace préservé des agressions extérieures, il entend bien le protéger. Pour cela, il refuse l’intrusion de tout élément perturbateur quitte à vivre retiré. C’était sans compter l’arrivée de Kader, qui surgit dans sa vie. René se souvient de Kader. Il l’avait rencontré quelques années auparavant alors qu’il dispensait des cours à des détenus aux Baumettes. Il n’a pas oublié son sourire éclatant et son visage solaire. Kader l’a marqué. Pour autant, ce dernier sait que derrière l’homme aux airs débonnaires se cache un criminel endurci par des années de détention. Avec un casier long comme son bras, Kader est la bête à traquer. Il a notamment à son actif une évasion en hélicoptère et de nombreux braquages à mains armées. En accueillant cet ancien détenu, René connaît les risques qu’il encourt. Mais a-t-il réellement mesuré le danger ? Car Kader détruit tout sur son passage. Il pratique la politique de la terre brûlée. René en fera les frais. De l’intrusion de la menace dans un espace préservé à l’implosion dudit espace, il n’y a qu’un pas et l’on suit chaque étape de cette destruction. On assiste à la descente aux enfers d’un homme qui n’a pas su prendre la mesure du danger, pensant naïvement l’avoir bien évalué. Cette estimation fausse le conduira hors des sentiers battus. Le narrateur prend un aller simple, sans retour possible.

Conclusion

Les vivants au prix des morts est le premier roman de René Frégni que j’ai l’occasion de lire. J’ai été conquise par le style de l’auteur, efficace, net et précis. René Frégni joue sur l’identité du narrateur avec le lecteur et ce flou entourant le personnage principal laisse planer le doute. Au-delà du suspense que l’auteur distille page après page, il nous offre une réflexion sur l’omniprésence de la violence dans nos sociétés contemporaines, ainsi que sur notre rapport au temps.

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Le monde d’hier, Stefan Zweig : un testament éclairé légué à la postérité

Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire. L’écrivain juif autrichien, contraint de vivre en exil au Brésil, rédige un ouvrage qui échappe à toute tentative de définition. À la fois document historique, récit autobiographique et analyse sociologique, l’œuvre est protéiforme. Malgré l’aura légitimement acquise dont il jouissait, il ne put se soustraire aux lois édictées par l’Allemagne nazie. Ses origines juives le contraignirent à quitter son pays natal, à s’arracher à ses racines européennes et à assister en qualité de témoin muet à la destruction méthodique de toute son œuvre littéraire. En tant qu’écrivain il fut proscrit. Ses ouvrages furent brûlés en place publique. Fervent défenseur d’une Europe unifiée et pacifiste convaincu, il se saisit de l’occasion que lui offre la forme narrative autobiographique pour dresser le portrait de sa génération. Il défend des idées humanistes, antimilitaristes et s’exprime en faveur d’une entente entre les peuples. À travers son histoire personnelle, il nous donne un aperçu de ce que fut cette époque révolue. Un temps béni où circulaient librement les idées. Les échanges étaient facilités, la culture à son apogée. La valeur intrinsèque d’un homme se mesurait à son degré de curiosité. La société n’était pas encore contaminée par les élans nationalistes et les excès patriotiques. Stefan Zweig laisse librement s’exprimer cette nostalgie du temps passé, ainsi que ses doutes vis-à-vis de l’avenir. Cet esprit visionnaire sut mieux que ses contemporains décoder son époque. Le monde d’hier est le constat amer de cet échec à bâtir une identité européenne solide à même de résister aux assauts du totalitarisme et aux chants des sirènes du nationalisme. La force de ce document réside dans l’acuité du regard que l’auteur porte sur son époque et ses contemporains. Un regard pure, cristallin, exempt de velléités réactionnaires.

La nostalgie du temps d’avant : l’âge d’or européen

Pour appréhender correctement le désarroi de l’auteur, encore faut-il avoir une idée précise de la société dans laquelle il évoluait. Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig ressuscite l’Autriche qui l’a vu naître. Celle où les arts étaient glorifiés, les mœurs codifiés et l’atmosphère ouatée propice à la paix de l’esprit. À Vienne, la bonne société menait une vie paisible épargnée de tous les désagréments. Chacun vaquait à ses occupations, le plus souvent d’ordre culturel. Car il est bien connu que le degré de développement d’une société se mesure à l’aune de la place qu’elle octroie à la culture. La société viennoise était découpée en strates, allant de la famille impériale au prolétariat. Malgré les différences de classes sociales, chacun échangeait avec son prochain sans souci d’étiquette. Un découpage codifié n’étant pas nécessairement synonyme de rigidité. L’on vivait en bonne entente dans une société préservée. Les idées socialistes n’avaient pas encore trouvé le chemin qui leur ferait péricliter cet écosystème protégé. Issu d’une famille bourgeoise, Stefan Zweig disposait d’un accès illimité à la culture. Il deviendra en quelques années un membre éminent de l’intelligentsia viennoise. Mais avant cela, il prît soin de parfaire son éducation en se confrontant au monde. Il sillonna l’Europe. Ce goût des voyages, il ne s’en départira pas. En citoyen du monde, Stefan Zweig n’entendait pas se restreindre à une identité nationale mais se faisait le défenseur d’une curiosité cosmopolite. Cette insatiable soif de connaissance le guida à travers toutes les grandes capitales européennes où il chercha à s’imprégner de la culture locale. Il y noua des amitiés qui pour certaines surent résister tant bien que mal aux aléas des événements. Les voyages entrepris aiguisèrent son esprit. Au contact d’écrivains, compositeurs, sculpteurs, il forgea son idée maîtresse, clé de voute de son œuvre, qui veut que l’homme s’affranchisse de ce qui entrave sa liberté de pensée pour s’ouvrir à une humanité globale, pas seulement restreinte à son identité nationale. Zweig évoque dans Le monde d’hier, l’absurdité qu’il y a à se carapater chez soi, à brandir l’étendard du patriotisme et à déclarer la guerre à des peuples amis la veille encore. Le temps de paix, que connurent les pays européens entre la Guerre franco-allemande de 1870 et la Première Guerre mondiale, apparaît comme une parenthèse enchantée au regard de ce que dut endurer le peuple européen au cours du 20e siècle. Ces quarante années de relative stabilité géo-politique auraient pu servir de socle à la constitution d’un espace européen unifié. Les tensions nationalistes, tout comme les velléités expansionnistes, se seraient apaisées. Mais n’ayant pas trouvé d’exutoire, les tensions se sont cristallisées autour de la perspective d’un conflit armé. Puis, la guerre s’est enlisée. L’Autriche est sortie exsangue du conflit. L’Allemagne, doublement humiliée par sa défaite et par l’appauvrissement consécutif au flottement de sa monnaie, n’a eu de cesse les années qui ont suivies de chercher à regagner son prestige. Ces bouleversements sur le plan géo-politique se sont accompagnés de la rupture du pacte tacite entre l’État et ses citoyens. Ce pacte de confiance est dorénavant brisé. L’État n’est plus apte à protéger ses citoyens. Chacun éprouve la désagréable impression d’avoir été mystifié, sacrifié sur l’autel de l’orgueil des dirigeants. Stefan Zweig situe là le point d’orgue sur lequel s’est appuyé le grand basculement opéré dans l’entre-deux-guerres. La jeunesse tentera de se décharger du poids de la guerre en faisant table rase du passé. Lorsque l’ordre sera rétabli, il le sera sous une toute autre forme…

Un constat amer face à la victoire du totalitarisme

Stefan Zweig, en sa qualité d’écrivain cosmopolite, fut mieux que quiconque à même de déceler les infimes variations dans la société qui laissaient deviner la dureté des temps à venir. Il perçut rapidement le caractère dangereux que représentaient ses hordes rutilantes de jeunes hommes armés par le régime. Il ne s’agissait pas de simples bandes, mais d’une organisation bien rodée à même de saper une stabilité déjà bien entamée. La situation chaotique des Balkans ne lui échappa pas non plus. Véritable poudrière à ciel ouvert, la région représentait une manne pour Hitler. De même, il fut l’un des premiers à prendre la lourde décision de s’exiler en Angleterre au début des années trente. Doté d’une sensibilité aiguë, l’écrivain autrichien anticipait chaque avancée qu’Hitler effectuait. Tout comme il augura de la faiblesse des puissances européennes à offrir aux troupes hitlériennes une résistance digne de ce nom. Dès lors, on est en mesure de comprendre le geste de cet homme traqué, qui dut quitter sa patrie, ses amis. Son travail d’écrivain fut réduit à néant, son œuvre littéraire partie en fumée. Tout ce qui autrefois nourrissait son esprit fertile disparaissait peu à peu pour laisser place à l’obscurantisme. Stefan Zweig entamera une lente descente aux enfers qui se soldera par une fin tragique. Le 22 février 1942, à Petrópolis, les corps de l’auteur ainsi que de son épouse sont retrouvés inanimés.

Conclusion

Le monde d’hier est le testament laissé à la postérité par un homme d’exception, un écrivain surdoué et un esprit visionnaire. Il fait partie de ces livres à côté desquels il est tout simplement impossible de passer. De l’âge d’or de la civilisation européenne à son anéantissement, Stefan Zweig dissèque les rouages de cette destruction. Le monde d’hier est un témoignage bouleversant et saisissant de perspicacité.

Du même auteur…

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Où passe l’aiguille, Véronique Mougin : des camps de concentration à la haute couture (#RL2018)

Où passe l’aiguille retrace le destin hors du commun du jeune Tomi, juif hongrois, déporté en 1944. Des camps, seuls son père et lui en reviendront. L’incroyable destin de Tomi, des camps de concentration aux maisons de haute couture, semble tenir de la fiction. Et pourtant, il n’en est rien. À travers cette biographie romancée, Véronique Mougin rend hommage à son cousin dont l’ascension fulgurante dans le monde de la mode le propulsera second d’une grande maison. Sorti vivant de l’enfer des camps, cet homme d’exception a su tiré son épingle du jeu. Parti de rien, fils d’un tailleur pour hommes dans une ville en Hongrie, il est arrêté avec sa famille, envoyé dans un ghetto, puis transféré au camps de Dora. Jusqu’alors, il s’était montré rétif aux injonctions de son père, qui, plus que tout souhaite lui transmettre en héritage le métier de tailleur. Cette insistance paternelle lui pèse. Concevoir des costumes aux teintes austères dans des tissus dépourvus d’originalité, très peu pour lui. Cela manque cruellement de panache. Chapardeur impénitent, Tomi n’aime rien tant que contourner les règles, se soustraire à l’autorité. Ce n’est qu’une fois confronté à la réalité des camps, à la nécessité d’assurer sa survie, que ses talents de magouilleur lui seront d’une grande utilité. Cherchant par tous les moyens à s’extraire de la précarité de sa condition, il se porte volontaire pour un poste de couturier. Novice en la matière, il n’aura d’autre choix que d’apprendre sur le tas. Contrairement à la conception étroite de son père, Tomi est doté d’une sensibilité telle, qu’il perçoit le symbolique derrière la technique. Il s’éblouit de la beauté et de la finesse du geste, de la précision du toucher, de l’habileté déployée par des hommes dont la vie ne tient qu’à un fil. À la destruction, résiste la création. Coudre prend une dimension cathartique. Acte de résistance, mais pas seulement, le maniement de l’aiguille devient une véritable source d’énergie vitale. Le vêtement rapiécé, témoignage de la souffrance endurée, ressort réparé. Colmater, rafistoler, raccommoder devient l’unique moyen de panser les plaies, et l’aiguille, l’outil de sa survie.

Un destin exceptionnel inspiré d’une histoire vraie

Tomas, alias Tomi, n’a rien du fils idéal. Voleur, enquiquineur, fugueur, il en fait voir de toutes les couleurs à ses parents. Au grand dam de son père qui voit en lui le digne descendant de l’entreprise familiale. Être tailleur, travailler les tissus, manier l’aiguille, c’est une histoire de famille. Rien ne saurait le faire dévier de la route que son père lui a tracé. Sauf l’intéressé lui-même, qui, contrairement à ce que tente de lui faire miroiter son père, ne voit pas dans la confection de costumes d’hommes, la perpective d’une existence réjouissante. Ce qu’il aime Tomi, c’est par-dessus tout regarder passer les filles, jouer de sales tours autour de lui et se chamailler avec son petit frère. Si la trivialité de l’existence lui oblige à choisir un métier, c’est tout décidé, il se fera plombier. Quitte à choisir, la blouse bleue en impose plus que le complet marron… La querelle entre le fils et le père prend fin avec l’arrivée des allemands. Dès lors, une fois la précieuse machine du père mise en sureté, la famille se résout à tout quitter. La communauté juive de Berehove se retrouve parquée dans un ghetto avant d’être déportée. Séparé de sa mère et de son plus jeune frère, il n’a plus que son père sur qui compter. Nul n’ignore que la survie dans les camps se mesure proportionnellement à l’utilité de chacun. Ainsi, la vie du fils et du père dépendra de leur capacité à mobiliser leur savoir-faire. Tous les moyens sont bons pour parvenir à ses fins, cette ligne de conduite Tomi l’a fait sienne et entend bien l’exploiter jusqu’au dernier filon. Malgré les circonstances de détention, le père a la tête dure et la rancune tenace. Il ne pardonne pas à son fils son refus d’apprendre la couture. Clin d’oeil du destin, ce n’est qu’une fois assigné à la baraque 5, chargée de remettre en état les frusques portées par les prisonniers récemment gazés que l’activité commence à susciter son interêt. L’acuité dont il fait preuve est à l’origine de sa singularité. L’oeil alerte qu’il porte sur le monde lui permet de se distinguer. Dès lors, il ne s’agit plus de réparer mais bien de s’évader. Une fois libéré par les alliés, Tomi ne peut se résoudre à vivre là où on leur a tout retiré. L’URSS fait main basse sur la région, à un occupant, un autre se substitue. Direction Paris, ses belles jeunes filles, aux mollets galbés et aux robes légères. Le paradis des couturiers. Après des années de restriction sous l’occupation, la mode renaît plus libre que jamais. Les femmes envoient balader leurs corsets, renouent avec la féminité et se parent de décolletés. Les jupes raccourcissent, les silhouettes affutées et structurées, la taille marquée. Le corps de la femme se libère, c’est l’époque de l’émancipation féminine sous l’impulsion de créateurs de génie. Christian Dior fait figure de précurseur. Il révolutionne l’univers sclérosé de la haute couture en imaginant une collection sublimant le corps des femmes. La rigidité du carré laisse place à la volupté du rond. L’avénement du New Look bouleverse les codes. Où passe l’aiguille opère avec brio un grand écart historique : des pogroms aux cafés parisiens, de l’horreur de la Shoah aux artifices de l’univers de la haute couture.

Conclusion

Où passe l’aiguille n’est absolument pas un énième roman traitant de la shoah. C’est bien plus que cela. Véronique Mougin campe des personnages auxquels on s’attache immédiatement. Les thèmes de la transmission et de la filiation sont au cœur du roman. Les liens père-fils font l’objet d’une analyse psychologique fine. Véronique Mougin parvient avec subtilité à aborder des thèmes diamétralement opposés sans aucune fausse note. Tout dans ce récit sonne juste. L’auteure nous offre une magnifique leçon de vie. Elle prouve qu’avec du toupet, de la volonté et de l’audace rien n’est impossible. Mon seul regret est qu’il ne soit pas plus long. À lire d’urgence ! Je vous garantis un très bon moment de lecture 🙂

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Le joueur d’échecs, Stefan Zweig : une allégorie de la folie nazie

Finalisée le jour précédant le suicide de Stefan Zweig et de son épouse, alors en exil au Brésil – le 22 février 1942, et publiée à titre posthume, Le joueur d’échecs fait figure de sombre présage. L’auteur prolifique se distingue ici par ses qualités de nouvelliste de génie. Face à l’avancée des troupes hitlériennes, l’Anschluss et la montée de l’antisémitisme en Europe, l’écrivain juif autrichien prend la plume pour dénoncer la folie nazie sous la forme d’une allégorie. Dernier signal d’alarme lancé par un homme dont le talent n’a d’égal que sa droiture morale. Fin observateur, il décortique avec maestria les nuances de la psychologie humaine, s’immisce dans les moindres recoins de l’âme. Rien ne saurait échapper à l’oeil scrutateur de l’auteur. L’écriture est d’une précision clinique. Il parvient en quelques traits d’une concision folle à retranscrire les personnalités les plus complexes. L’économie de mots est cœur du procédé littéraire zweiggien et contribue à sa puissance d’évocation. La nouvelle « Le joueur d’échecs » est structurée de telle sorte à ce que les deux récits évoqués en parallèle s’imbriquent habilement. La partie d’échecs, disputée entre le champion du monde et des amateurs sur un paquebot en partance pour l’Argentine, fait resurgir un souvenir douloureux chez l’énigmatique M.B. Cet homme dont le nom est tu, fut arrêté par la Gestapo, fait prisonnier et condamné des mois durant à l’isolement le plus total. L’objectif de la manœuvre résidait dans l’anéantissement de ses dernières résistances psychiques. Dès lors, son salut prendra la forme d’un manuel d’échecs. Les conditions de détention pousseront M.B jusqu’aux confins de la folie, l’obligeant à opérer un dédoublement de la personnalité, lui permettant de jouer contre lui-même. L’ardeur manifestée par le prisonnier pour les échecs se muera en une obsession monomaniaque, le menant jusqu’à l’extrême limite de la schizophrénie. L’oeil alerte du lecteur reconnaîtra dans l’échiquier l’Europe, vaste terrain de jeu sous le joug de l’emprise nazie. Ce qui sera à l’origine de la folie du personnage conduira l’auteur au suicide. L’échiquier prend une toute autre dimension lorsque l’on sait la tournure que prendront les événements.

Un homme engagé

Européen fervent et pacifiste convaincu, jusqu’au jour de sa mort Stefan Zweig n’a jamais transigé sur ses idées. Il a toujours pris soin de porter un regard lucide sur son époque. Son acte ne peut être que celui d’un homme qui en proie aux doutes, aux angoisses les plus vives sur l’avenir du monde dans lequel il vit, ne peut continuer d’exister. En 1942, la puissance hitlérienne est à son apogée, rien ne semble ébranler le Troisième Reich face à qui le monde entier plie. Dans Le joueur d’échecs, Stefan Zweig retranscrit comme toujours de manière saisissante son époque. Si Zweig a toujours pris soin de ne pas directement mentionner l’idéologie nazie dans ses écrits, dans le Joueur d’échecs il n’hésite pas à employer les mots justes pour évoquer le mal qui ronge son époque. Il fait référence de façon très claire à la gestapo, à l’hôtel Metropol – quartier général de la gestapo à Vienne, aux camps de concentration. Dans Le monde d’hier – autobiographie de l’auteur – il retrace les étapes qui ont conduits au basculement de l’Europe dans l’idéologie nazie, il se souvient d’une époque à jamais révolue. Comment reprocher à l’écrivain de génie, au visionnaire de déchiffrer avec tant de clairvoyance son époque et d’avoir voulu s’en extraire ? Le 22 février 1942 est un jour à marquer d’une croix noire en mémoire d’un homme d’exception.

De l’enfermement à la folie

Toute la nouvelle repose sur cet échiquier, projection de la réalité. Ce qui devait être une guerre physique entre des pions palpables devient une guerre psychologique. Une tension psychique insoutenable qui conduira M.B à la folie. Il est de coutume de dire que la nature a horreur du vide, cet adage s’applique parfaitement au prisonnier, qui, confronté au néant, à la solitude la plus complète, se replie sur lui-même et s’invente des mondes chimériques. La réalité de son enfermement lui renvoie son propre reflet avec lequel il doit composer. Les résistances psychiques tombent les unes après les autres, jusqu’au jour où, convoqué par les allemands pour subir un énième interrogatoire, M.B fait main basse sur un manuel reproduisant les parties jouées par les maîtres des échecs. À partir de là, il mémorisera et reproduira sur un échiquier mental les parties les unes après les autres. Il s’efforcera de visualiser l’échiquier dans son esprit, « à l’aveugle ». Rejouées maintes et maintes fois, les parties finissent par perdre de leur intérêt. Le charme de la nouveauté s’évapore. Ce bref interlude, qui lui avait permis de s’extirper de la monotonie de son quotidien, aura été de courte durée. Dès lors, une seule alternative s’offre à lui, il lui faut inventer de nouvelles parties. C’est là que se situe le point de basculement. La schizophrénie le guette, tapie dans l’ombre telle une menace invisible. L’homme se scie en deux, perd ses repères, opère un dédoublement de sa personnalité pour mieux se provoquer. Il s’invective, se hurle dessus, menace son autre moi. Le joueur d’échecs retrace la destruction méthodique de l’intérieur infligée par l’homme à son semblable. Cette perte de repères sciemment recherchée vise à  provoquer une soumission complète à l’autorité.

Conclusion

Si vous me lisez depuis un certain temps maintenant vous êtes au courant de l’amour que je porte à Stefan Zweig. Je considère que c’est un auteur exceptionnel et incontournable. L’œil alerte qu’il porte sur son époque, l’écriture incisive et la concision de son style confèrent à son œuvre un caractère intemporel. Le joueur d’échecs est sa dernière nouvelle et certainement une des plus célèbres. À lire, relire et rerelire !

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Le retour de Gustav Flötberg, Catherine Vigourt : rentrée littéraire d’hiver 2018 (#RL2018)

Rien que le titre, Le retour de Gustav Flötberg, laissait présager une lecture légère à l’humour caustique. La première impression fut la bonne. Catherine Vigourt imagine une fable humoristique mettant en scène Gustave Flaubert, l’illustre romancier dont elle affuble le nom d’une inflexion scandinave, clin d’oeil astucieux aux auteurs de best-sellers venus du froid. Alors que ce dernier pique un somme au Caire en compagnie de son ami Maxime du Camp, au cours d’une de leurs expéditions en Orient à l’été 1850, ils se retrouvent catapultés à notre époque. Petit détail, à cette époque Flaubert n’était pas encore Flaubert, l’auteur encensé par la postérité. Son génie littéraire ne s’était pas encore exprimé. Il faudra attendre 1857 pour que soit publié Madame Bovary par son camarade et rival, le dandy Maxime du Camp. Ce dernier, quant à lui, découvre avec stupeur qu’il n’a pas résisté au jugement scrutateur de la postérité, et qu’au jeu de la célébrité son ami l’a supplanté. Ce saut dans le temps s’accompagne d’un changement d’identité. Le romancier se réveille dans le corps d’un auteur islandais à succès, Gustav Flötberg. Ce transfert s’accompagne d’un constat amer. En effet, à notre époque nul besoin d’être un esprit visionnaire pour rencontrer le succès. Le simple fait de concevoir une intrigue bien ficelée, de déployer une mécanique bien rodée, suffit pour tutoyer les sommets. Catherine Vigourt signe un roman sans prétention, drôle et pétillant. Seul bémol, l’intrigue manque de peps et les personnages de matière pour que l’on s’attache véritablement à eux. Le procédé qui consiste à projeter un personnage dans le futur aurait pu être mieux exploité. L’auteure reste en surface de son sujet, ne va pas au bout de son projet. Certains éléments auraient mérité de s’y attarder plus longuement. Ce voyage dans le temps aurait du être l’occasion d’une observation fine des travers de nos sociétés contemporaines, ainsi que l’opportunité de critiquer les rouages du succès de la production littéraire actuelle. Le retour de Gustav Flötberg est certes une lecture agréable, mais qui ne me laissera pas un souvenir impérissable.

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En camping-car, Ivan Jablonka : Prix Essai France Télévisions 2018 (#RL2018)

Ivan Jablonka, historien de profession et lauréat du Prix Médicis 2016 pour Laëtitia, publie un ouvrage hybride à mi-chemin entre le récit autobiographique et l’étude sociologique. Son projet consiste à faire de ses souvenirs de vacances une clé de lecture de la grande histoire. Ainsi, il se remémore les voyages à bord du Combi Volkswagen lorsqu’il sillonnait en famille les routes de France, d’Espagne, du Portugal… Si sur le papier, cet ouvrage avait tout pour me plaire, le résultat fut tout autre. Puisqu’à défaut de s’en tenir à ses souvenirs d’enfance, l’auteur s’évertue à intellectualiser, à conceptualiser à outrance son vécu. Ma lecture n’en a été que plus ennuyeuse, mon attention déclinant au fil des pages, puisque j’avais l’impression de passer du coq à l’âne en permanence sans parvenir à comprendre où l’auteur voulait en venir. Je suis restée hermétique au projet de l’auteur. Ivan Jablonka tente de plaquer une vérité historique sur un vécu personnel, de faire de ses voyages de jeunesse un objet d’analyse sociologique, une clé de lecture de la société. Ce procédé m’a agacée. Pour tout dire, j’ai trouvé le projet présomptueux et le ton de l’auteur mâtiné de suffisance. Il faut une bonne dose de culot pour oser le parallèle entre un petit larcin commis par un enfant dans une station-service et les péchés commis par Saint-François. Je suis restée médusée face à cet excès d’estime de soi. Cette désagréable manie de faire du camping-car une extension de sa judaïcité m’a également semblé un tantinet capillotracté. Telle une poule devant un couteau, je me suis demandé ce que j’avais entre les mains, j’en ai conclu à un OLNI – objet littéraire non identifié. À vouloir imbriquer récit autobiographique, historique et enquête sociologique, Ivan Jablonka s’emmêle les pinceaux. L’auteur ne prend pas parti, il reste en superficialité, que ce soit dans sa manière de se confier et d’aborder sa vie de famille ou dans sa façon d’expliquer la société. Finalement, le rendu m’a paru indigeste, les thèmes soulevés hors de propos et le tout incohérent.

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La passeuse, Michaël Prazan : sur les traces de son père, une enquête familiale troublante

Michaël Prazan, avec La passeuse, explore son histoire familiale et livre une enquête troublante. Il tente de lever le voile sur le flou qui entoure un évènement fort de la vie de son père. Un moment crucial où tout aurait pu basculer. En 1942, alors que les rafles se succèdent, alimentant la folie meurtrière nazie sans discontinuer, Bernard Prazan, alors âgé de sept ans, accompagné de sa sœur aînée, tous deux juifs et orphelins de père et de mère, sont conduits en zone libre par une mystérieuse Thérèse Léopold. Si le courage de cette femme force l’admiration, en revanche, le regard qu’aurait surpris le jeune Bernard ne cessera de le tourmenter toute sa vie durant. Sur le quai de la gare des Aubrais, à proximité d’Orléans, où le passage s’effectuait, Bernard surprend au vol un regard équivoque lancé par la jeune femme. Qu’a t-il perçu dans ce regard qui aurait pu insinuer un doute quant à ses intentions ? Avait-elle initialement prévu de les livrer aux allemands, avant de se raviser au dernier moment ? Collabo ou résistante ? Le doute persistera jusqu’au décès de Bernard Prazan. Le fils de celui-ci, à qui l’on doit cette enquête minutieusement menée, ne pouvant interroger son défunt père et ne souhaitant plus laisser en suspens ce doute qui plombe l’histoire familiale, part à la recherche de la passeuse. Il espère obtenir de cette rencontre des réponses claires afin de clore ce chapitre de l’histoire des Prazan. Malgré les apparences, le contexte si particulier de la période collaborationniste ne lui permettra pas d’établir une dichotomie aussi nette qu’il le souhaiterait, avec les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. La réalité s’avère bien plus complexe que prévue. Et c’est là que réside la force de cette enquête. L’ambiguïté demeure, chaque individu conserve ses parts d’ombre, offrant ainsi une réalité plus nuancée. Les évènements obligeront chacun à se déterminer. Seuls les faits, tant d’années après permettent de juger du comportement de chacun. Il n’existe pas UNE vérité officielle, mais bien une multitude de fragments qui mis bout à bout éclairent le déroulement des événements.

La part d’ombre présente en chacun de nous

Bon nombre d’enquêtes portant sur cette période existent, néanmoins la façon qu’à Michaël Prazan d’insister sur cette part d’ombre présente en chacun de nous est inédite. S’il est vrai qu’on a tous tendance à préférer que les bons et les mauvais soient clairement identifiés, l’histoire ne se prête pas à ce type d’exercice simplificateur. La passeuse est l’occasion d’aborder cette porosité entre les réseaux de résistants et ceux qui vont basculer dans la collaboration avec les allemands.

Contrairement aux idées reçues, les vrais salauds ne courent pas les rues. La période de l’Occupation a permis de les révéler. Et, dans la compagnie des salauds, Pierre Lussac était un champion.

Le cas de Pierre Lussac est emblématique de ce que l’histoire peut produire de pire. En effet, la traque des juifs par le régime de Vichy représentera une véritable aubaine pour lui. Conscient de l’avantage pécuniaire à tirer de la situation, il mettra au point un système bien rodé. D’un côté, il fera miroiter aux juifs le franchissement de la ligne de démarcation ainsi que l’entrée en zone libre, de l’autre, il les livrera aux allemands. D’une pierre deux coups, sans aucun scrupule, Pierre Lussac bénéficie de l’argent des juifs tout en se faisant bien voir de l’occupant. Thérèse Léopold fréquentera sous l’occupation Pierre Lussac et sa compagne. Dubitative face au train de vie fastueux du couple, elle s’interroge. C’est de cette manière douteuse, que la future passeuse croisera la route des enfants Prazan. Michaël Prazan, désireux de rétablir la vérité, va tenter de confronter les versions afin de faire émerger un semblant de cohérence. Thérèse Léopold paiera lourdement son acte de résistance. Dénoncée par Pierre Lussac, elle sera arrêtée, puis déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau pour avoir aidé les deux enfants. Elle en ressortira vivante et témoignera auprès de Michaël Prazan des années plus tard. Tout en prenant soin de ne pas laisser ses sentiments influencer son appréciation, l’auteur parvient à nous faire rentrer dans son intimité. Il évoque avec beaucoup de respect la relation houleuse avec un père qu’il n’a jamais réellement su appréhender. Il n’omet pas de souligner le caractère ombrageux de son père, le comportement irascible de sa tante, tous ces traits de caractère peu flatteurs qui composent la singularité de chacun.

Une enquête familiale passionnante

Le roman s’articule en trois parties. Bernard Prazan relate son vécu dans une première partie, tandis que dans la seconde la passeuse nous donne sa version des faits. La dernière partie est consacré à la période de l’après-guerre. Si j’ai trouvé la première partie un peu légère, la seconde m’a totalement convaincue. Le témoignage du père est un peu faible. Cela s’explique certainement par les réticences que Bernard Prazan a à se confier. Ce qui a pour effet de freiner la narration, on reste un peu sur sa faim. Il faut attendre le témoignage de la passeuse, pour que le rythme s’accélère. Les questions restées jusqu’alors en suspens trouvent enfin des réponses. La brume entourant les évènements s’évapore. Les pièces du puzzle s’assemblent au gré de la collecte des nouveaux éléments. L’historien Michaël Prazan fouille scrupuleusement son passé pour rétablir la vérité soixante-quinze ans après les faits. Chaque détail retient son attention et sera minutieusement étudié. L’auteur a le sens du suspens, puisque celui-ci perdure jusqu’à la toute fin de l’enquête.

Conclusion

Au-delà du travail colossal que cette enquête a du nécessiter, j’espère que la rédaction de ce roman aura eu des vertus cathartiques pour son auteur. Que Michaël Prazan, en remontant le passé, a trouvé les réponses qu’il cherchait et a pu se réconcilier avec sa mémoire familiale. La passeuse offre une vision plus nuancée de cette période sombre de l’histoire de France. Une version, peut-être, plus humanisée.

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L’affaire Mayerling, Bernard Quiriny : rentrée littéraire d’hiver 2018 (#RL2018)

Aujourd’hui, j’ai décidé de vous parler d’une lecture réjouissante plus légère que les précédentes, L’affaire Mayerling. Celle-ci va de pair avec le beau ciel bleu et le printemps qui approche à grands pas (ou pas d’ailleurs 😉 ). Bernard Quiriny nous livre un ouvrage à mi-chemin entre la fable satirique et le récit humoristique. Cette chronique ironique de la vie urbaine est portée par le ton caustique de l’auteur, qui prend un malin plaisir à pointer du doigt les travers de l’urbanisme contemporain. C’est qu’au Mayerling, la vie en cohabitation n’est pas de tout repos. Si vivre en ville suppose d’accepter une certaine promiscuité, il s’avère qu’au Mayerling cette proximité non désirée ne va pas tarder à devenir un véritable calvaire. Les relations entre voisins vont rapidement virer à l’aigre. Mais que se passe-t-il dans cet immeuble entièrement neuf pour que ses occupants en viennent à de telles extrémités ? La folie semble s’être emparée des habitants, qui comme maraboutés, présentent des symptômes pour le moins préoccupants. Les couples saisissent le moindre prétexte pour s’entretuer. D’autres, affligés que leurs sanitaires se soient mués en fosse septique commune pour tout l’immeuble sont au bord de la crise de nerf. Il s’en faut de peu pour qu’un voisin un peu trop porté sur la techno et le rap de bon matin ne finissent dépecé et préalablement massacré à coups de marteau. Avant que la situation ne tourne au pugilat général, les habitants prennent conscience de l’aura maléfique dont est doté l’immeuble. Une femme pieuse d’un certain âge se transforme en une dangereuse nymphomane. Un enfant tente d’égorger sa maman. Quand d’autres échappent d’un cheveu aux pièges tendus par l’immeuble, bien décidé à pourrir la vie de ses locataires. Poutres en pleine tête, portes condamnées, effondrement de la cloison… Dès lors, nul ne peut mettre en doute les intentions meurtrières du Mayerling à l’égard de ses occupants. Ni une, ni deux, les habitants décident de prendre les choses en main. Et ça va secouer !

Une critique acerbe de l’urbanisme moderne

L’affaire Mayerling est à la fois drôle et piquant, léger et grinçant, sous ses airs de fable fantastique, se cache une vive critique de la manière avec laquelle architectes et urbanistes façonnent nos villes. Ou plutôt à en croire Bernard Quiriny dénaturent le paysage. L’auteur utilise l’humour pour faire passer un message très simple, si les villes attirent de plus en plus, nous finirons par vivre entassés comme des sardines dans une boîte de conserve. Ou bien, nous périrons engloutis sous des tonnes de béton. Les deux options, vous en conviendrez, ne semblent pas particulièrement enviables. L’affaire Mayerling fait état de cette situation inextricable dans laquelle nous nous trouvons. Trop de gens, pas assez de place, des constructions à la va-vite, qui sous l’appellation « haut standing » cachent une réalité souvent bien moins reluisante. Le ton est léger, drôle, pétillant, on se prend à attendre le prochain tour joué par la résidence aux locataires. Vont-ils finir par périr sous les gravats ? Se jeter par la fenêtre ? Se tuer à coups de clé à molette ? La lecture du roman vous le dira, je ne compte pas vous dévoiler toute l’intrigue et mettre à mal le suspense.

Conclusion

L’affaire Mayerling est ce que j’appelle une lecture de plage. Mettez-vous en situation, un transat, le soleil qui tape, une citronnade à la main, le clapotis des vagues qui vous berce, et pour couronner le tout, vous savourez un roman désopilant. Ça y est, vous y êtes ?

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Le chagrin des vivants, Anna Hope : le poids du passé

Anna Hope signe un premier roman époustouflant. Elle ausculte à travers des portraits de femmes, la difficulté pour les survivants de continuer à avancer malgré le poids du passé. La construction subtile du roman fait s’entrecroiser trois femmes, Ada, Evelyn et Hettie, dont les destins sont intimement liés. Au cours des cinq jours qui précèdent la commémoration de l’Armistice, le 11 novembre 1920, et l’inhumation du soldat inconnu – censé cristalliser la douleur de ceux qui vivent dans l’ignorance de ce que sont devenus les êtres aimés, on suit le quotidien de ces trois femmes. Ada, la plus âgée, peine à se remettre de la disparition de son fils. Tenue à l’écart par l’administration militaire, aucune information quant au lieu de la sépulture de son fils, ni des causes l’ayant conduit dans la tombe, ne lui ont été communiquées. Vivre dans l’ignorance ne cesse de raviver la douleur de la perte. Hettie, la plus jeune, manifeste une soif de liberté. Sa jeunesse, elle n’entend pas la vivre claquemurée au côté d’une mère acariâtre et d’un frère devenu neurasthénique. Choc post-traumatique. Danseuse le soir au Hammersmith Palais, une rencontre inopinée lui permettra d’exprimer sa vitalité trop longtemps réprimée. Hettie incarne le besoin vital de toute une jeunesse alourdie par le poids des morts, mais surtout des survivants qui ne cessent de se rappeler à leurs yeux, pareils à des fantômes faisant planer le spectre de la guerre. Evelyn, quant à elle, se refuse à vivre une vie oisive et fait le choix de se confronter à l’aigreur et au ressentiment des rescapés. Si désormais elle occupe un poste au sein du bureau des pensions, la guerre elle l’a expérimentée. Ancienne employée dans une usine de munitions, elle y a laissé un doigt, et son fiancé. L’auteure parvient avec une maîtrise folle à retranscrire les sentiments contradictoires qui tiraillent les personnages. Entre douleur, rancoeur, remords et culpabilité. Anna Hope a depuis confirmé son talent avec son second roman, La salle de bal (chronique ici ;)). Elle est désormais de ces auteurs dont l’annonce d’un prochain roman tient lieu de promesse d’un moment hors du temps.

Un premier roman époustouflant

Dès les premières pages, le lecteur est happé par la plume extrêmement fluide de l’auteure. Celle-ci vous enveloppe pour ne plus vous lâcher, et ce jusqu’à la toute fin du roman. C’est étonnant l’aisance avec laquelle Anna Hope tisse son intrigue, la faculté qu’elle a de jongler entre les préparations de la commémoration et le destin de ces trois femmes, liées par des liens invisibles. La construction narrative est habile. Les liens entre les personnages sont subtilement dessinés. Ce qui lie chacune de ces femmes entre elles se dévoile au fil des pages, sans que le lecteur ne l’ait initialement auguré. Tout est savamment dosé. Le chagrin des vivants est porté par une écriture délicate. Le chagrin des vivants est un véritable page turner. Une fois entamé, impossible de le lâcher !

Trois femmes, trois manières distinctes d’exprimer la douleur face à la perte d’un être cher

La richesse du récit provient du choix de l’auteure de structurer la narration à la manière d’un roman choral. Ada, Evelyn et Hettie appartiennent à des générations différentes. L’une est mariée depuis vingt-cinq ans, a été mère et a perdu son fils sur le champ de bataille. La douleur vécue est donc celle d’une mère pour son fils disparu. En miroir, face à cette douleur il y a celle de son mari, qui a non seulement perdu un fils mais également sa femme. Cette dernière ne parvient pas à se faire à l’idée que son fils ne reviendra pas. Sa présence la hante au quotidien. Présence parfois réconfortante, mais surtout terriblement oppressante. De l’autre côté, Evelyn est l’objet de moqueries de la part de sa famille. Elle, qui aurait du être mariée et vivre dans l’oisiveté, se retrouve à côtoyer des mutilés de guerre. On l’accuse d’être aigrie, d’être une vieille fille. Mais que doit-elle faire quand le souvenir de son ex-fiancé ne cesse de la hanter ? Quand pour le retrouver, il ne lui reste plus que ces hommes blessés à aider ? Sauf qu’un jour, un homme vient troubler ce quotidien morne. Il se présente à son bureau et lui demande de l’aider à retrouver un ancien officier. Peu à peu, Elle prend conscience que cet homme est le dépositaire d’un terrible secret. L’affaire implique une personne de sa famille. Elle découvre une facette de la personnalité d’un proche qui lui a été jusqu’alors dissimulée. La guerre étant certainement le catalyseur propice aux dérapages de ce type, créant ainsi un décalage impossible à résorber une fois le retour à la vie réelle réalisé. Mais la réalité c’est que confronté au mutisme général, chacun se contente d’avancer sans rien évoquer du passé. La vérité une fois dévoilée lui laissera un goût amer. La petite dernière, Hettie, tout comme Evelyn est le reflet de son époque. Elle incarne la femme moderne. Ces libertés nouvellement acquises, tel que le droit à l’autonomie financière marque un bouleversement des codes pour l’époque. Ce sont les prémices d’une redéfinition des rapports hommes femmes qui s’annoncent. La Première Guerre mondiale fut l’occasion pour les femmes de travailler pendant que les hommes partaient combattre au front. Ainsi, Hettie est celle qui fait vivre le foyer. Son travail devient le moyen de s’évader loin d’une famille comme figée dans le temps. Pétrifiés par la guerre, telles des statues de sel, son frère et sa mère, sont bloqués dans le passé, incapables de se réveiller. À travers ces trois portraits de femmes, Anna Hope évoque une époque tiraillée entre son passé impossible à occulter, le poids de la culpabilité et la nécessité d’aller de l’avant. Parmi ces rescapés, il y a ceux qui arpentent les rues une pancarte autour du cou condamnés à faire l’aumône, ceux ayant perdu l’usage d’un membre mais pas suffisamment blessés pour espérer être indemnisés. Ce sont des hommes humiliés et brisés qu’Anna Hope décrit. Face à eux, les femmes apprennent à composer. Il leur faut dès lors, faire preuve de subtilité psychologique pour entrevoir à travers les silences des hommes ce qu’ils tentent de communiquer. Anna Hope excelle dans l’art de faire émerger ce qui est tu, de donner la parole à ces silences porteurs de sens.

Conclusion

Traduit de l’anglais, Le chagrin des vivants atteste du talent de son auteure à brosser des portraits minutieusement composés, ainsi qu’à aborder sous un angle nouveau un pan de notre histoire. Il suffit de se laisser porter par les mots de l’auteure, en quelques pages elle parvient à nous transporter il y un siècle en plein cœur de Londres auprès d’Ada, Evelyn et Hettie. On assiste avec émotion à l’inhumation du soldat inconnu à Westminster Abbey. Anna Hope signe un roman d’une grande beauté !

>>> Chronique du seconde roman de l’auteur, par ici !

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