Il aurait été étonnant que l’écrivain autrichien, grand admirateur de Sigmund Freud dont les travaux ont considérablement influencé son œuvre, ne lui dédie pas un ouvrage. C’est chose faite. Dans ce court essai, Zweig fait l’éloge du travail de son ami avec un certain parti pris. Vouant un culte à ces deux génies du 20ème siècle, je ne pouvais qu’être enchantée. L’un est à la science, ce que l’autre est à la littérature. Passés maîtres dans leur discipline respective, les deux hommes ont consacré leur vie à explorer les tréfonds de l’âme humaine, à en décortiquer la psyché et à en éclairer les zones d’ombre. De par leur sagacité d’esprit et leur agilité intellectuelle, ils ont bouleversé la société du 20ème siècle et ont façonné la nôtre. La mission qu’ils se sont assignée a pour finalité la vérité. Une vérité nue, dépouillée, sans artifices, ni souci de plaire. Zweig est certes un fin observateur des comportements humains, mais Freud est avant tout un homme de science. Il ne se contentera ni d’observer, ni d’appliquer les préceptes qu’on lui à inculqué. Il révélera l’inefficacité des traitements usuellement pratiqués, invalidera les théories fondées sur la dichotomie corps-esprit et fondera une nouvelle discipline, l’approche psychanalytique. En cela son travail est révolutionnaire. Il rejette les fondements d’une psychologie archaïque au service de la conservation de l’ordre social. Il découvre un nouveau champ d’action, un espace totalement vierge qui nécessite d’être exploré : l’inconscient. En énonçant que l’inconscient est le siège de pulsions refoulées, une composante dynamique ayant une incidence sur nos actions, Freud révolutionne les sciences humaines. Son apport est colossal. Il affirme pouvoir soulager des maux dont l’origine est psychique et non, seulement physique. La psychanalyse freudienne triomphe là où la médecine traditionnelle se révèle impuissante. Dans une prose fluide et un style efficace inimitable, Zweig va à l’essentiel. Il énonce avec clarté les concepts complexes élaborés par son ami. À travers cet essai, il rend hommage au travail de toute une vie.
Un contexte propice à l’émergence de la psychanalyse
Si aujourd’hui chacun de nous est familier avec des concepts tels que le refoulement, le conscient, l’inconscient, le ça, le moi et le surmoi, il n’en était rien à l’époque où Freud pratiquait. Avant d’être reconnu comme étant le fondateur d’une discipline à part entière, l’homme de science – puisque psychiatre de formation – dût faire face à ses détracteurs, imposer ses idées et démontrer ses théories avec soin. Au demeurant, il lui avait fallu faire table rase des idées préconçues et des idées mal conçues. Pour cela, il fallait balayer toutes les théories fumeuses concoctées par des docteurs moins désireux d’améliorer le sort de leur patient, que d’éviter de se confronter à leur ignorance. À cette époque – soit au début du 20e siècle, on soigné l’hystérie par des chocs électriques et toutes sortes de pratiques, toutes aussi désagréables qu’inefficaces. Les praticiens tentaient par tous les moyens d’endiguer le mal sans pour autant entrevoir la nécessité de le diagnostiquer au préalable. Les choses de l’esprit étaient du ressort de la religion ou des charlatans, la médecine, quant à elle, se devait de traiter l’enveloppe charnelle. La certitude, selon laquelle le corps et l’esprit sont intimement liés, n’était pas encore acquise, Freud allait s’y employer. L’homme devait par le seul travail de sa volonté maîtriser ses pulsions, canaliser ses passions. La société et par extension ses représentants – médecins, professeurs, éducateurs… – éludait sciemment tous les sujets tendancieux. Ainsi, tout ce qui avait à trait à la sexualité était éludé, toute effusion prohibée. La société était fermement cadenassée. Les jeunes en âge d’avoir une sexualité se retrouvaient confrontés au mutisme de la société incapable de répondre à leurs interrogations. L’œil scrutateur de la société, seul, agissait comme un inhibiteur. Assurer le maintien de l’ordre social était la priorité. Tout ce qui risquait de choquer la morale devait être étouffé. C’est comme cela que des générations de jeunes gens sains de corps et d’esprit se sont retrouvés névrosés. À tout étouffer, on finit par imploser. Mais cela, les praticiens n’en avaient cure du moment que rien ne venait entraver le bon déroulement de leur carrière. Les théories élaborées par Freud font l’effet d’une bombe dans le paysage médical de l’époque. Elles répondent à un besoin devenu vital.
En quoi le tournant opéré par Sigmund Freud est-il révolutionnaire ?
Le constat que fait Freud est simple : prohiber c’est refouler et refouler c’est continuer à exister. Dès lors, rien ne sert de tergiverser, il faut saisir le problème à bras le corps et s’y confronter. La conception ancienne veut que l’homme soit un être doté de raison, ce qui implique qu’il soit en mesure de se dominer. Il ne peut se laisser guider par ses pulsions, il est maître de lui-même. Le danger d’une telle doctrine est de ne pas se pencher sur des phénomènes psychotiques tels que la somatisation, l’hystérie ou la névrose. Fermer les yeux face à ces manifestations de l’inconscient ne permet pas de les soigner. Personne mieux que Freud ne mesure les conséquences d’une telle omission. Il y voit une carence du corps médical. Si Freud a pu concevoir le moindre doute quant à la validité de son raisonnement, les réactions suscitées par ses théories les ont dissipés. En effet, le psychanalyste provoque un tollé lorsqu’il évoque les résultats de ses recherches. L’esprit humain fait peur. Toutefois, tel un rocher que rien ne vient ébranler, Freud reste inflexible et ne fait pas grand cas des accusations dont il fait l’objet. Il maintient ses découvertes et va plus loin en étendant leur champ d’action. L’inconscient devient son champ d’investigation. Sa vie est réglée comme du papier à musique et toute entière consacrée à ses recherches. Il traque chaque symptôme, chaque infime manifestation de l’inconscient, chez les sujets traités.
Quelques notions de psychanalyse
Freud a créé un lexique spécifique propre à sa discipline. Il explique à travers un certain nombre de conférences les forces à l’œuvre dans notre esprit. Ainsi, l’instance morale qui nous régit (le surmoi) passe au crible du jugement la part consciente de notre esprit (le moi). Par conséquent, le surmoi joue le rôle de censeur. Nos pensées et nos désirs sont examinés afin de s’assurer de leur conformité à la morale. Ce mécanisme est inhérent à l’être humain, il fonctionne indépendamment de notre volonté. Nous n’avons pas conscience de ce qui se joue dans notre esprit. Ne pouvant décemment pas formuler ses pensées les plus obscure, l’esprit se saisit du rêve, qui devient le lieu de sa libre expression. La tâche du psychanalyste, comme l’a défini Freud, consiste à démêler le vrai du faux. À faire émerger ce que notre esprit tente d’exprimer de façon travestie. L’interprétation des messages codés du rêve ouvre une porte d’accès vers la compréhension de l’inconscient. Notre santé psychique est permise par l’existence de cette forme d’expression si particulière, qui offre un exutoire à nos pulsions. L’utilité du rêve réside dans ses vertus cathartiques essentielles. Freud ne s’est pas contenté d’interpréter les actes manqués et les rêves, mais a conçu une méthode novatrice. À l’opposé des charlatans qui se revendiquent guérisseurs de l’âme, Freud se déleste du superflu. Il ne s’embarrasse pas de pendule, ou objets censés en imposer utilisés par des imposteurs et ne produisant in fine qu’un simulacre de guérison. C’est de son fauteuil, uniquement, que Freud entend mettre en pratique sa technique psychanalytique. La psychanalyse suppose que le patient soit actif, non plus passif, elle devient un outils mis à sa disposition pour faciliter sa guérison. Lui seul en détient les clés. Stefan Zweig souligne que la méthode psychanalytique n’est pas l’aboutissement de toute science ayant pour objet l’esprit, mais elle a le mérite de nous avoir ouvert les portes d’un monde inconnu. En cela, Freud a conçu une discipline pionnière.
Conclusion
Freud a dévoilé tout un pan inexploré de la psychologie. Cet esprit visionnaire a su entrevoir la nécessité de fouiller dans l’esprit humain pour en extraire certaines vérités. Chercheur infatigable, il n’a cessé d’améliorer, d’affiner ses théories pour toucher au plus près la vérité. Ce court essai nous offre un aperçu des apports du psychanalyste à la science. Malgré tout, Zweig passe rapidement sur l’homme en tant que tel. Si on ressort bluffé de cette lecture par le don de vulgarisation de Zweig, qui rend intelligible des concepts complexes, on n’en sait pas beaucoup plus sur l’homme qui se cache derrière le médecin. Sigmund Freud vient de décéder lorsque Stefan Zweig décide de rendre hommage à son ami en composant cet essai. C’est une belle façon de le remercier pour tout ce qu’il nous a apporté.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 1931. Éditions Livre de Poche, traduit de l’allemand (Autriche) par Alzir Hella, 160 pages.