Michaël Prazan, avec La passeuse, explore son histoire familiale et livre une enquête troublante. Il tente de lever le voile sur le flou qui entoure un évènement fort de la vie de son père. Un moment crucial où tout aurait pu basculer. En 1942, alors que les rafles se succèdent, alimentant la folie meurtrière nazie sans discontinuer, Bernard Prazan, alors âgé de sept ans, accompagné de sa sœur aînée, tous deux juifs et orphelins de père et de mère, sont conduits en zone libre par une mystérieuse Thérèse Léopold. Si le courage de cette femme force l’admiration, en revanche, le regard qu’aurait surpris le jeune Bernard ne cessera de le tourmenter toute sa vie durant. Sur le quai de la gare des Aubrais, à proximité d’Orléans, où le passage s’effectuait, Bernard surprend au vol un regard équivoque lancé par la jeune femme. Qu’a t-il perçu dans ce regard qui aurait pu insinuer un doute quant à ses intentions ? Avait-elle initialement prévu de les livrer aux allemands, avant de se raviser au dernier moment ? Collabo ou résistante ? Le doute persistera jusqu’au décès de Bernard Prazan. Le fils de celui-ci, à qui l’on doit cette enquête minutieusement menée, ne pouvant interroger son défunt père et ne souhaitant plus laisser en suspens ce doute qui plombe l’histoire familiale, part à la recherche de la passeuse. Il espère obtenir de cette rencontre des réponses claires afin de clore ce chapitre de l’histoire des Prazan. Malgré les apparences, le contexte si particulier de la période collaborationniste ne lui permettra pas d’établir une dichotomie aussi nette qu’il le souhaiterait, avec les bons d’un côté et les mauvais de l’autre. La réalité s’avère bien plus complexe que prévue. Et c’est là que réside la force de cette enquête. L’ambiguïté demeure, chaque individu conserve ses parts d’ombre, offrant ainsi une réalité plus nuancée. Les évènements obligeront chacun à se déterminer. Seuls les faits, tant d’années après permettent de juger du comportement de chacun. Il n’existe pas UNE vérité officielle, mais bien une multitude de fragments qui mis bout à bout éclairent le déroulement des événements.
La part d’ombre présente en chacun de nous
Bon nombre d’enquêtes portant sur cette période existent, néanmoins la façon qu’à Michaël Prazan d’insister sur cette part d’ombre présente en chacun de nous est inédite. S’il est vrai qu’on a tous tendance à préférer que les bons et les mauvais soient clairement identifiés, l’histoire ne se prête pas à ce type d’exercice simplificateur. La passeuse est l’occasion d’aborder cette porosité entre les réseaux de résistants et ceux qui vont basculer dans la collaboration avec les allemands.
Contrairement aux idées reçues, les vrais salauds ne courent pas les rues. La période de l’Occupation a permis de les révéler. Et, dans la compagnie des salauds, Pierre Lussac était un champion.
Le cas de Pierre Lussac est emblématique de ce que l’histoire peut produire de pire. En effet, la traque des juifs par le régime de Vichy représentera une véritable aubaine pour lui. Conscient de l’avantage pécuniaire à tirer de la situation, il mettra au point un système bien rodé. D’un côté, il fera miroiter aux juifs le franchissement de la ligne de démarcation ainsi que l’entrée en zone libre, de l’autre, il les livrera aux allemands. D’une pierre deux coups, sans aucun scrupule, Pierre Lussac bénéficie de l’argent des juifs tout en se faisant bien voir de l’occupant. Thérèse Léopold fréquentera sous l’occupation Pierre Lussac et sa compagne. Dubitative face au train de vie fastueux du couple, elle s’interroge. C’est de cette manière douteuse, que la future passeuse croisera la route des enfants Prazan. Michaël Prazan, désireux de rétablir la vérité, va tenter de confronter les versions afin de faire émerger un semblant de cohérence. Thérèse Léopold paiera lourdement son acte de résistance. Dénoncée par Pierre Lussac, elle sera arrêtée, puis déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau pour avoir aidé les deux enfants. Elle en ressortira vivante et témoignera auprès de Michaël Prazan des années plus tard. Tout en prenant soin de ne pas laisser ses sentiments influencer son appréciation, l’auteur parvient à nous faire rentrer dans son intimité. Il évoque avec beaucoup de respect la relation houleuse avec un père qu’il n’a jamais réellement su appréhender. Il n’omet pas de souligner le caractère ombrageux de son père, le comportement irascible de sa tante, tous ces traits de caractère peu flatteurs qui composent la singularité de chacun.
Une enquête familiale passionnante
Le roman s’articule en trois parties. Bernard Prazan relate son vécu dans une première partie, tandis que dans la seconde la passeuse nous donne sa version des faits. La dernière partie est consacré à la période de l’après-guerre. Si j’ai trouvé la première partie un peu légère, la seconde m’a totalement convaincue. Le témoignage du père est un peu faible. Cela s’explique certainement par les réticences que Bernard Prazan a à se confier. Ce qui a pour effet de freiner la narration, on reste un peu sur sa faim. Il faut attendre le témoignage de la passeuse, pour que le rythme s’accélère. Les questions restées jusqu’alors en suspens trouvent enfin des réponses. La brume entourant les évènements s’évapore. Les pièces du puzzle s’assemblent au gré de la collecte des nouveaux éléments. L’historien Michaël Prazan fouille scrupuleusement son passé pour rétablir la vérité soixante-quinze ans après les faits. Chaque détail retient son attention et sera minutieusement étudié. L’auteur a le sens du suspens, puisque celui-ci perdure jusqu’à la toute fin de l’enquête.
Conclusion
Au-delà du travail colossal que cette enquête a du nécessiter, j’espère que la rédaction de ce roman aura eu des vertus cathartiques pour son auteur. Que Michaël Prazan, en remontant le passé, a trouvé les réponses qu’il cherchait et a pu se réconcilier avec sa mémoire familiale. La passeuse offre une vision plus nuancée de cette période sombre de l’histoire de France. Une version, peut-être, plus humanisée.