Pour ceux qui l’ignorent, John le Carré est loin d’être l’auteur prolifique, octogénaire, réfugié en Cornouailles après avoir mené une vie paisible d’auteur à succès. Avant d’adopter ce nom d’emprunt, David Cornwell fut lui-même agent secret au service de sa majesté. Aux temps forts de la guerre froide, il travailla pour le MI5 puis pour le MI6. Sa couverture compromise, il mit fin à sa carrière d’espion. Fort de son expérience sur le terrain et des connaissances acquises au cours de ses missions, il se reconvertit en auteur de romans d’espionnage avec le succès qu’on lui connaît. Il va sans dire que son sujet il le maîtrise à la perfection. Ce 24e opus, où l’auteur laisse pointer une certaine nostalgie, témoigne du choc entre deux époques. Il y évoque deux générations de l’art du renseignement mues par des conceptions aux antipodes. Georges Smiley – héros récurrent et figure emblématique de l’œuvre de John le Carré – ainsi que son ancien acolyte Peter Guillam se voient tirés de leur retraite par leur ancien employeur et rattrapés par leur passé. Les deux agents avaient pris part en 1961 à une mission délicate outrepassant les ordres du Comité de pilotage soupçonné d’être infiltré. La mission fut un échec. Elle s’était soldée par la mort d’un agent de terrain émérite ainsi que sa campagne au pied du mur de Berlin. Que s’est-il réellement passé ? Acculé, Peter Guillam n’a d’autres choix que de se replonger dans cette période, non sans réticences, afin d’en éclaircir les zones d’ombre. Ce dernier ouvrage atteste du talent de l’auteur qui excelle à élaborer des intrigues complexes à la construction exemplaire. Dotée d’un charme fou, la plume de John le Carré est d’une grande finesse. De par la précision des descriptions, l’auteur parvient à nous plonger dans un monde aujourd’hui totalement disparu. Le tout saupoudré d’un humour très British lorsqu’il souligne avec un pincement au cœur l’écart entre ce que fut et ce qui est advenu des lieux de son passé. John le Carré ne cesse de se renouveler et pour le meilleur. Chapeau bas !
Le maître du roman d’espionnage confirme sa capacité à se réinventer
L’espion devenu auteur a fait de la guerre froide le cadre spatio-temporel de l’ensemble de ses romans. Révolue depuis près de trente ans, le choix de l’époque aurait pu lassé le lecteur. Mais c’est sans compter sur le charme fou de l’auteur qui parvient à insuffler un véritable souffle à ses romans. Le nœud de l’intrigue passe au second plan et c’est avec délectation que l’on retrouve les personnages récurrents de l’œuvre de John le Carré. Contrairement à certains de ses contemporains, John le Carré ne fait pas dans la surenchère, dans l’effusion, ni dans l’excès d’hémoglobine. Le style de l’auteur est élégant, simple et efficace. Ces romans attestent d’un véritable souci du détail, qui renforce la vraisemblance des scènes. Lire un roman de John le Carré, c’est se plonger dans un pan de l’histoire du 20e siècle. Les personnages sont sobres, énigmatiques, ils conservent une part de mystère. Ils incarnent l’antithèse de l’archétype de l’espion décrit par Ian Fleming. Hormis sont statut d’agent secret britannique qu’il partage avec les protagonistes de John le Carré, James Bond se distingue par sa misogynie, son insubordination et son charme ravageur, s’affichant au bras de belles blondes un martini à la main aux bars de palaces du Sud de la France. Malgré mon affection pour l’auteur, son ouvrage précédant m’avait laissée sur ma faim. Dans Le tunnel aux pigeons, John le Carré revient sur son expérience en tant qu’espion. Cet exercice autobiographique était pratiqué avec tant de retenue – au vu de ses anciennes activités au sein du renseignement britannique – qu’il finissait par sonner creux. À la lecture de son autobiographie, je pris peur que l’auteur ait perdu sa verve, mais je vous rassure il n’en est rien. L’héritage des espions atteste de la capacité de l’auteur à s’adapter à son époque et à se réinventer. Dès les premières pages, enjoint par « le Cirque » – ancien nom donné à ses employeurs – de quitter sa retraite pour se rendre à Londres afin de rendre des comptes quant à ses actions passées, l’auteur à travers le personnage de Peter Guillam ne manque pas d’humour pour décrire les changements désolants opérés par le temps. Il déplore avec ironie qu’à la place du délicat portier, soucieux de l’étiquette et en faction à l’entrée du bâtiment en briques rouges des services secrets, l’on soit ausculté de fond en comble par une jeune femme en survêtement « une raquette à la main » en guise de détecteur de métaux. L’auteur relève chaque détail attestant du passage du temps. Il saisit avec justesse les nouveaux enjeux que présente notre époque et qui n’existaient pas à la sienne. Les problématiques évoluent avec le temps. On perçoit dans le ton de l’auteur un certain fatalisme, une nostalgie du passé et certainement une angoisse quant à ce qui nous attend. Ce décalage entre le passé et le présent, l’écrivain le rend parfaitement. L’écart qui sépare les deux générations d’agents, une fois en contact ne peut que provoquer des étincelles. Le rapport de force s’installe, l’un se claquemurant dans le mutisme, réfractaire à l’idée de divulguer des secrets si longtemps gardés sous scellés, tandis que les autres en position de force exercent une pression pour faire éclater la vérité. On assiste au jeu du chat et de la souris. Qui des deux l’emportera ?
Conclusion
L’héritage des espions est ce que l’on appelle un page tuner. L’intrigue est palpitante, les personnages attachants, l’écriture happe totalement le lecteur, ne le délivrant qu’une fois la dernière page tournée. Ce dernier ouvrage de John le Carré m’a totalement conquise. J’ai adoré sa façon de concilier deux périodes chronologiquement éloignées et d’insister sur les changements opérés. John le Carré ne peut pas être restreint à un auteur de romans d’espionnage. Son talent dépasse ce simple cadre. Sa plume vous emporte pour ne pas vous lâcher. En espérant que ce ne soit pas son dernier !
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