Antoine Bello signe un roman génial avec L’homme qui s’envola. Sous couvert d’une chasse à l’homme vivifiante, il propose une réflexion intelligente sur notre rapport au temps. Ce mal endémique qui touche nos sociétés, à savoir voir le temps nous échapper, tout en étant inapte à l’habiter. Walker a 47 ans, marié, heureux en ménage et père comblé de trois beaux enfants, chef d’entreprise surdoué, il a tout pour être heureux. Et pourtant, il est prêt à tout sacrifier pour retrouver sa liberté. Constamment sollicité, il finit par étouffer. Avare de son temps, il est à l’affût du moindre gain de temps et constate avec amertume que celui-ci lui échappe totalement. Sa vie s’articule autour d’un arbitrage micro-économique précis consistant à évaluer les gains et les pertes liés à chacune de ses activités. Une idée se met à germer dans son esprit. Ce qui n’est au départ qu’un fantasme, finit par s’imposer. Un jour il saute le pas et met en scène sa disparition. Sa mort accidentelle simulée, il se pense sauvé. C’était sans compter sur la frilosité des assureurs à s’acquitter du montant faramineux de l’assurance décès qu’il avait contracté. L’assureur envoie son plus fin limier sur les traces du présumé fugitif. Ce dernier doté d’un flair redoutable est intimement convaincu que la mort de Walker a été orchestrée. Véritable stakhanoviste de la chasse à l’homme, Shepherd est un skip tracer chevronné. Il n’est pas homme à se laisser abuser. Malgré le peu d’éléments à se mettre sous la dent, il refuse de capituler et d’avouer son forfait. Ce qui revêtait un caractère professionnel, devient une affaire personnelle, dès lors que sa réputation est mise en jeu. C’est une question de fierté il ne le laissera pas filer. Ironie du sort pour Walker, lui qui rêvait de liberté, se retrouve traqué. Antoine Bello aborde finement la question du sens de l’existence. Où son personnage principal court-il comme ça ? Lui seul, le sait.
Une chasse à l’homme où le chat devient la souris
L’homme qui s’envola est un roman à double vitesse. La première partie, plus lente, sert à planter le décor. Elle est consacrée à la mise en place de tous les éléments. La situation nous est présentée, Walker prend le temps de murir sa décision. La disparition marque un tournant rythmique dans la narration. À partir de ce moment, tout s’accélère. Le roman prend un nouveau souffle, à l’image de la liberté réapprivoisée par notre héros. Il faudra peu de temps pour que le fugitif soit démasqué par le chasseur de primes. Ce dernier conçoit son travail comme une vocation. Il est incorruptible et diablement efficace. Une fois lancé, rien ne peut le faire dévier de la mission qu’il s’est assigné. Il s’acquitte de sa tâche avec un dévouement exemplaire et une abnégation totale. Son taux de succès avoisine les 100%. Même si dans le cas présent, Walker va lui donner du fil à retordre. Shepherd est confronté à un individu d’une autre trempe que ses précédentes proies. Walker est vif, il apprend vite et comble de l’ironie, tous ses enseignements il les tire de l’ouvrage intitulé L’art de traque, qui n’est autre que le manuel écrit par son poursuivant. Ce dernier, dans un excès de vantardise, a eu la faiblesse de confectionner le parfait manuel de survie d’une disparition réussie. Les deux hommes vont se livrer une bataille serrée, une course poursuite effrénée. Il est assez jouissif de voir Walker se terrer et détaler comme un lapin. Ils rivalisent d’ingéniosité. Il suffit d’un rien pour être repéré, une habitude un peu trop ancrée pour être démasqué. Je me suis régalée à remonter la trace de Walker, à suivre étape par étape les raisonnements tenus par les deux hommes. Chacun tentant de percer les intentions de son adversaire, d’anticiper ses mouvements. Le récit de cette chasse à l’homme à l’échelle des États-Unis est truffé de remarques très drôles. La langue est ciselée, l’auteur parvient avec brio à rendre intelligible des notions qui peuvent sembler confuses aux non initiés. C’est un pur régal ! 😀
Une réflexion intelligente sur notre rapport au temps
En filigrane apparaît une interrogation qui reste en suspens, connait-on vraiment ceux avec qui l’on vit ? L’homme qu’était Walker a l’âge de vingt ans, n’a plus les mêmes aspirations à quarante ans. On comprend le sentiment d’étouffement qui étreint Walker. Chaque engagement pris a entaillé un peu plus sa liberté jusqu’à le cadenasser. Ses motivations peuvent paraître égoïstes, et au fond elle le sont. Si les responsabilités qui pèsent sur ses épaules lui font l’effet d’un fil à la patte le clouant au sol, fuir signifie planter sa famille et son entreprise. En feignant d’être mort, il exclue tout retour en arrière. Son action est irréversible. Antoine Bello ne nous rend pas le personnage détestable. Au contraire, il joue sur l’ambivalence de la situation. Le lecteur est partagé entre le mépris qu’inspire Walker à placer ses intérêts en premier et sa tentative à moitié échouée de protéger la famille qu’il laisse derrière lui. Walker aurait pu passer pour un enfant gâté, et pourtant l’auteur souligne l’erreur qu’il y aurait à rendre manichéenne une situation où les intérêts de chacun sont inextricablement enchevêtrés. Jusqu’où peut-on accepter de voir sa liberté entravée ? Si une personne est au supplice, doit-on la libérer ? Walker ne laisse pas le choix à son épouse, mais la question est soulevée. D’ailleurs, la réaction de sa femme apporte un élément de réponse. La question du temps est centrale dans nos sociétés. On est constamment survolté, à traquer le moindre instant volé. La vie de Walker finit par se réduire, de manière assez misérable, à l’optimisation de chaque instant. À tirer profit de chaque moment. Son obsession vire au cauchemar. Une réunion de parents d’élèves, qu’un parent lambda trouvera ennuyeuse mais dont il s’acquittera, prend des allures de corvée insurmontable. De même, rivé à l’horloge murale Walker est incapable de se réjouir d’un match de foot disputé par son fils. Tout est prétexte à saper son temps. Chaque engagement est vécu comme une contrainte supplémentaire venant alourdir son emploi du temps. La situation devient infernale. On éprouve avec le narrateur cette claustrophobie, ce sentiment d’être coincé dans sa propre vie. Cette impression de laisser aux autres le soin de moduler sa vie, de disposer de son temps sans avoir de prise dessus. Tout cela est parfaitement retranscris sous la plume d’Antoine Bello, qui excelle à brosser le portrait d’un homme d’un égoïsme sidérant.
Conclusion
L’homme qui s’envola est un roman décapant qui s’attaque de front à des thèmes actuels. Antoine Bello rend compte à merveille de la vie d’un homme qui se sent prisonnier, comme pris au piège par les choix qu’il a fait. J’ai été conquise autant par le fond que la forme de ce roman. Je vous conseille de le lire ! 😉
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