Valérie Toranian signe avec ce premier roman, paru au moment de la commémoration des cent ans du génocide arménien, un portrait de femme bouleversant. À travers ce récit autobiographique, elle évoque le destin de sa grand-mère – Aravni, survivante du génocide. Toute sa vie Aravni se situera dans un entre-deux, obligée de faire une croix sur son passé, tout en ne parvenant pas tout à fait à s’intégrer. Valérie Toranian met l’accent sur ce pan de son histoire familiale constitutif de son identité. Elle fait s’entrecroiser la petite et la grande histoire dans un récit habilement construit. L’auteure alterne entre le périple entrepris par Aravni lorsqu’elle était jeune fille et les souvenirs d’enfance de sa petite fille. Elle se souvient de cette grand-mère au maintien fier avec qui il était difficile de communiquer. Malgré toutes les années passées en France, elle ne parviendra jamais à maîtriser le français, se débrouillant avec les quelques rudiments qu’elle connaît. C’est en cuisinant qu’elle trouvera le moyen d’établir un lien avec ses petits-enfants. La cuisine, vecteur puissant de transmission culturelle, servira de pont visant à combler le fossé entre les générations. Chaque met concocté devient le moyen d’imprimer sur leur palais les subtilités de la gastronomie arménienne et leur donne ainsi accès à des bribes de leur identité. D’autant plus qu’Aravni est consciente que la situation ne joue pas en sa faveur, son fils ayant poussé le zèle jusqu’à épouser une femme dont le prénom – Françoise – et la profession – professeure de français – attestent d’une volonté clairement affirmée de couper avec ses racines. Ce témoignage précieux rend compte admirablement de la difficulté à s’intégrer lorsqu’on a le statut de réfugié. Rejeté des deux côtés, il s’agit de composer sans toutefois se renier et perdre son identité. Valérie Toranian rend un très bel hommage à cette femme qui lui a légué, outre de belles boucles brunes, un héritage lourd à porter. Alors que sa grand-mère a mis un point d’honneur à ne pas évoquer le passé, Valérie entame le processus inverse. Seul moyen de ne pas oublier. Le propos sonne juste, le style de l’auteure est sobre et son ton dénué de pathos, permettant ainsi de compenser la dureté des faits relatés.
Le destin d’une rescapée du génocide arménien
Contrairement à la Shoah, dont l’intérêt de la part des intellectuels français pour le sujet vire à l’obsession, le génocide arménien suscite peu l’intérêt des romanciers. Et pourtant, le destin de ce peuple persécuté mérite d’être raconté. Valérie Toranian s’empare du sujet et nous offre un récit poignant. Certains passages vous serrent le cœur et vous glacent les sangs. Comme ce jour où Aravni est témoin d’une scène surréaliste, celle de jeunes mères abandonnant leurs enfants près d’un cours d’eau en comptant sur la providence pour venir les sauver. Sous ses yeux s’étend un champ entier de bébés. Les enfants ne survivront pas à la nuit, ils seront dévorés. Aravni ne pourra jamais effacer de sa mémoire leurs cris étouffés. Une fois les hommes décimés, les jeunes femmes sont enlevées pour être mariées, les enfants pour être adoptés tandis que les autres sont condamnés à errer. Aravni sera protégée par sa tante, seul membre de sa famille à avoir survécu. Son voyage la conduira d’Alep jusqu’à Constantinople pour finir par gagner Marseille. Ville cosmopolite où l’afflux de réfugiés offrent de nouvelles opportunités. Certains n’hésiteront pas à profiter de la vulnérabilité de ces nouveaux arrivants pour s’enrichir sur leur dos. Tout en feignant l’empathie pour mieux les ferrer, il ne masquent pas leur hostilité à l’égard de ces étrangers. Aravni fera preuve tout au long de sa vie d’un courage exemplaire. Elle avancera sans regarder en arrière. Lorsqu’elle quitte son pays natal, elle a conscience que ce départ est définitif. Ce qui peut être perçu comme de l’arrogance, n’est en fait que le moyen de se protéger, de garder une certaine contenance malgré les difficultés. Cette froideur ne la quittera pas. Elle ne s’épanchera jamais sur le passé. Extrêmement pudique, Aravni gardera pour elle les souvenirs de sa vie d’avant. Il n’a pas du être évident pour l’auteure de trouver la bonne distance, afin d’un côté de restituer l’histoire de tout un peuple, et de l’autre évoquer celle de son aïeule. Et pourtant, Valérie Toranian réussit avec brio à concilier les deux. L’étrangère est tout à la fois, roman familial, récit autobiographique et historique. C’est surtout un très bel hommage rendu par l’auteure à sa grand-mère, qui ne lui confiera son histoire que dans les derniers moments de sa vie. Son insistance à vouloir mettre des mots sur ce qui lui échappe afin de comprendre d’où elle vient, aura raison des résistances de son aïeule. Aravni appartient à cette génération de femmes pour qui ces « choses-là », ne se raconte pas. Les blessures on les garde tapies au fond de soi. À chacune de ses visites, Valérie saisit l’occasion de lui soutirer un détail. Même le plus infime lui permet d’y voir plus clair. Peu à peu, la tableau prend forme. Valérie Toranian finit par obtenir des réponses à ses questions. Chaque indice collecté lui permet de remonter le fil de son histoire familiale. C’est ce travail de reconstruction ponctué par des anecdotes savoureuses que l’auteure livre ici.
Conclusion
L’étrangère, titre particulièrement bien choisi, est un roman très réussi. J’ai été conquise par la manière qu’à l’auteure d’imbriquer l’histoire d’un peuple avec celle de sa famille. Ce récit est d’une beauté inouïe. Je vous le conseille vivement. À lire absolument !
HISTORIQUEPREMIER ROMAN
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