Véritable chef d’œuvre, Pereira prétend est un texte éminemment actuel, qui aborde avec finesse la notion d’engagement politique. Ce récit conçu comme une allégorie, m’a profondément bouleversée. Il relate la prise de conscience d’un homme coupé de la réalité, étranger à la situation politique de son pays, vivant retiré, le regard tourné vers le passé. Cet homme, c’est Pereira, à la fois symbole et métaphore, puisqu’il incarne surtout une idée, celle d’un désengagement rattrapé par la réalité des faits. La cinquantaine, veuf, corpulent, se nourrissant exclusivement d’omelettes aux herbes et de citronnades, Pereira est journaliste, en charge des pages Culture d’un quotidien du soir, le Lisboa. Journal, qu’il décrit comme apolitique et indépendant. Indépendant, vraiment ? Vit-il reclus pour, en 1938 en pleine dictature salazariste, ne pas être en mesure de prendre le pouls de la société et saisir l’ampleur de ce qui est en train de se jouer ? Face à la montée du totalitarisme en Europe, Pereira affiche un air détaché. Il n’est pas homme à s’engager. Sa rencontre avec un jeune activiste mettra fin à son refus de s’impliquer. C’est cette lente maturation que décrit brillamment Antonio Tabucchi. Celle d’un homme se tenant à l’écart de la société, qui se retrouve contre sa volonté engagé dans un combat qu’il pensait lui être étranger. Lui, qui se croyait indifférent aux événements, se rend compte qu’il ne peut plus vivre comme avant. Dorénavant, il est tiraillé. Un sentiment de malaise le prend. Peu à peu, il reprend contact avec la réalité. À mesure que l’étau se resserre, Pereira comprend que sa liberté lui a été retirée. Son regard s’affute, son esprit se fait plus vigilant. Ce qu’il ne voyait pas avant, lui saute aux yeux. Antonio Tabucchi explore, de l’éclosion à la prise de position, la notion de responsabilité individuelle. Le roman s’achève sur une scène magistrale, aboutissement du cheminement intellectuel de Pereira, où le message délivré par l’auteur prend tout son sens. Ne plus se contenter d’observer mais s’engager pour résister.
La notion d’engagement politique au cœur du roman
La force de ce roman réside dans plusieurs éléments. Le premier est certainement le fait que l’auteur a eu raison d’incarner son idée. Je m’explique, il donne de la matière à son personnage principal. Le lecteur dispose d’éléments concrets sur Pereira. Il connait ses habitudes alimentaires, sa faiblesse au cœur. On nous indique qu’il souffre d’obésité. Que depuis le départ de sa femme, Pereira a pris l’étrange habitude de s’adresser à son portrait. Tous ces détails contribuent à nous le rendre très attachant. On imagine un homme corpulent, pas bien méchant, qui a du mal à couper avec le passé. En lui, survivent les souvenirs d’une autre époque qui ne coïncide plus avec celle dans laquelle il évolue. Mais cela, il n’en a pas encore conscience. Il nous devient presque familier, ce qui contribue à favoriser le processus d’identification. Puisqu’il s’agit de cela au fond, nous montrer que chacun de nous a déjà fait l’expérience de préférer garder les yeux fermés plutôt que de se confronter à la réalité. Le deuxième élément est la répétition du verbe prétendre. Son emploi récurrent sert à appuyer le fait que tout ceci est une fable, une allégorie. Certes Pereira n’existe pas, mais l’idée, elle, oui. Pereira est l’outil dont dispose l’écrivain lui permettant de transposer l’idée dans la réalité, de lui donner corps et qu’elle ne reste pas à l’état abstrait. Ce qui vous le conviendrez serait très barbant. Le tour de force de l’auteur consiste à ancrer son récit dans le réel tout en lui donnant une dimension intemporelle. Transposé à notre époque, le message conserve toute sa force. Le procédé est habile. À la manière d’un Candide chez Voltaire, Pereira entreprend en quelque sorte un voyage initiatique qui le conduira à son nouveau moi. Un être conscient et alerte. Son caractère se forge au contact du monde et des autres, puisqu’au fil des rencontres et des discussions, il voit éclore en lui un sentiment encore jamais éprouvé. La réalité une fois révélée, il ne peut plus la nier. Alors, commence le lent processus de maturation. Pereira à beau vivre en vase clos, réduisant au maximum ses fréquentations, chaque échange nourrit sa réflexion, le pousse à prendre position. Au contact des autres, il aiguise son esprit critique. Le tout est servi par une prose sublime. Antonio Tabucchi excelle dans l’art de suggérer sans jamais imposer. Rares sont les auteurs capables avec subtilité de faire naître chez le lecteur une telle réflexion, de le faire devenir acteur et pas seulement spectateur. Pereira prétend se glisse dans notre esprit, nous incitant à regarder le monde différemment. Alors que nous sommes en 2018, soit 80 ans après les faits qui nous sont relatés, le monde ne semble pas avoir tant changé. Par conséquent, il devient nécessaire de se pencher sur des textes qui ne laissent pas indifférents. De ne pas succomber à la solution de facilité, consistant à faire comme si rien ne se passait. Adopter l’attitude du passager clandestin, yeux clos, écoutilles fermées, en faisant abstraction des problèmes de société et en espérant passer entre les mailles du filet.
Conclusion
Je déplore le manque de visibilité dont bénéficie ce roman qui mérite d’être lu ! Avant de tomber dessus, je n’en avais jamais entendu parlé… Pourtant il figure parmi les textes les plus bouleversants que j’ai eu l’occasion de lire. Une adaptation en BD très réussie a été réalisée que je vous conseille également. Plus d’excuses pour ne pas vous y plonger, entre le roman et la BD, choisissez !
CLASSIQUE
Qu'en pensez-vous ?