À l’instar d’un de ses précédents romans, Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal confirme une fois de plus son talent d’architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Utilisant un procédé de construction similaire. Fait de fragments de vie délicatement imbriqués, ce récit est celui d’une quête initiatique, d’une lente maturation jusqu’au dénouement final où chaque élément fait sens, trouve sa place. Tout comme son héroïne Paula Karst, partie sur un coup de tête après avoir un moment végété étudier à l’Institut de peinture à Bruxelles l’art du simulacre ou comment devenir peintre en décor, Maylis de Kerangal travaille la matière, les mots. Des salons d’Anna Karenine, aux plateaux de tournage de la Cinecittà jusqu’aux grottes de Lascaux, Paula apprend à être au monde, à se délester de toute superficialité pour ne plus seulement effleurer la réalité mais toucher du doigt l’essence de ce qui est. La matière pure. Celle-là même que l’auteure modèle à la manière d’un sculpteur jouant avec la lumière, atténuant les ombres ou au contraire accentuant les contrastes. Révélant une écriture d’une richesse inouïe, lyrique quasi physique. Faite d’aspérités et de creux. Une mélodie unique. D’une précision clinique dans l’expression des sentiments. Maylis de Kerangal retranscrit avec exactitude le choc de la révélation, ce sentiment particulier fait d’excitation mêlée de crainte à l’idée d’échouer une fois franchie la porte d’accès vers un monde nouveau. Univers étranger qui fera tout vaciller. Paula perd ses repères, plonge au plus profond d’elle-même puiser les ressources nécessaires et se laisse tout entière envelopper par cet univers ensorcelant. Celui d’une réalité faussée. Il a souvent été reproché à l’auteure de ne pas incarner suffisamment ses récits, la technicienne prenant le pas sur la romancière. Avec Un monde à portée de main, ses détracteurs risquent de grincer des dents puisqu’elle prouve une fois pour toute sa capacité à explorer l’âme humaine tout en décortiquant avec minutie son sujet. Ici l’art de recréer la magie, apprendre à contempler la beauté là où elle est.
Apprendre à voir le beau là où il est
Paumée après le lycée, le bac en poche, sans perspectives à l’horizon, Paula Karst partage le sort de beaucoup d’étudiants. Elle s’essaie sans trop y croire au droit, qu’elle abandonne sitôt la première année terminée. Retour à la case départ. Alors quand elle annonce à ses parents, duo fusionnel dont la longévité de la relation la sidère encore, d’une voix ferme sa décision d’intégrer une formation à Bruxelles visant à lui prodiguer les enseignements techniques pour devenir peintre en décor, on entend leur soulagement. Formation pratique, pas uniquement artistique, laissant présager un salaire à la clé. Paula n’a alors aucune idée de ce qui l’attend. Elle fonce tête baissée, sûre de son choix. Il s’impose à elle. C’est à cet instant précis que l’on se dit qu’un destin se joue à rien, une opportunité manquée, une autre nous percute de plein fouet. Impossible d’anticiper. Et Paula tombe dedans. Le rythme effréné des rendus, le découverte des jeux de matières, les heures passées à scruter la toile comme une forcenée à s’en bruler la cornée, les paupières collées, les yeux asséchés. Tout cela lui plaît. Elle se découvre plus endurante qu’elle ne l’aurait cru. Elle évalue la pureté de son trait tentant de s’approcher au plus près de la vérité, de la matière telle qu’elle est. Un monde s’ouvre à elle, un changement de perspective. Rien ne sera dorénavant plus comme avant. L’étudiante peu pointilleuse cède la place à une bosseuse acharnée. Transcendée par la mission qu’elle s’est assignée, dépassant ses capacités, qu’elle croyait naïvement limitées puisque jamais exploitées. Comme si elles avaient attendu tapies dans l’obscurité le moment adéquat pour se révéler. Maylis de Kerangal sublime cette transformation, nous en donne les clés de compréhension. Chaque voyage effectué sera une occasion pour Paula de creuser au fond d’elle-même, d’en apprendre davantage et surtout d’éprouver sa résistance physique et psychique. Ce n’est qu’une fois rassasiée, capable de juger de la beauté, de mesurer le chemin parcouru et d’être en mesure de formuler son véritable souhait que Paula atteindra ce sentiment de plénitude, de paix.
Conclusion
Maylis de Kerangal allie avec brio la beauté de la langue avec la précision du trait nous offrant un roman bluffant. Ceux qui me lisent depuis un moment savent l’admiration que j’ai pour cette auteure. Je suis tout simplement subjuguée devant autant de talent. En espérant ne pas avoir à attendre quatre ans avant son prochain roman 😀
APPRENTISSAGE
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