De la princesse du domaine des Murmures, il ne reste que cette sourde plainte qui traverse la forêt, les plaines et la Loue. Le cri d’une mère à qui l’enfant a été retiré, d’une femme violentée victime de la folie des hommes. Lasse de porter son secret, Esclarmonde éprouve le besoin impérieux de nous le confier. En l’an 1187, Esclarmonde est sommée d’épouser Lothaire, chevalier ayant les faveurs de son père. Le jour des noces, elle s’obstine et refuse de le prendre pour époux, se mutilant pour marquer le caractère définitif de sa décision. Élevée dans une société et à une époque où les femmes se doivent de plier sous l’autorité des hommes, Esclarmonde voit en Dieu l’unique moyen d’échapper à un mariage forcé. Paradoxalement, son choix de vivre cloitrée, emmurée vivante dans une prison de pierre lui permet d’éprouver sa liberté et d’affirmer sa volonté. En refusant de se plier aux exigences de son sexe Esclarmonde se met en danger. Le courroux de son père s’abat sur elle, les condamnant tous deux à la réclusion et à la pénitence à perpétuité. Légende mystique, Carole Martinez imagine un récit historique teinté de fantastique. Un conte moyenâgeux où les femmes ne se contentent pas de procréer pour assurer la lignée et ainsi de jouer leur rôle de matrice reproductrice. Portée par un souffle romanesque incroyable, la plume de Carole Martinez est fabuleuse, nous emportant au temps des croisades. Dans un monde superstitieux pétri de croyances merveilleuses. Elevée au rang de sainte, le statut d’Esclarmonde lui offre une position privilégiée. Elle dispose de pouvoirs particuliers, lui permettant de s’extraire de sa condition de recluse pour parcourir les terres et être le témoin de la folie dominatrice des hommes prêts à se donner la mort au nom d’une idée. Elle, qui n’avait émis que le souhait de trouver la paix en s’adonnant pieusement à la contemplation divine, sera rattrapée par sa nature de femme et vivra tourmentée.
Un conte féministe ?
Au XIIe siècle, dans la société machiste du Moyen-Âge, les femmes étaient réduites à leur fonction reproductrice. Carole Martinez imagine le destin d’une femme tentant de se soustraire à l’emprise du père et du futur époux en se consacrant à Dieu. Seule issue qui lui est offerte. À travers le portrait de la recluse, c’est tout un monde qui s’ouvre à nous. Celui des légendes maléfiques, des sorts jetés à ceux qui ne respectent pas la volonté divine. En faisant le choix de se retirer, Esclarmonde préserve les hommes du domaine. Elle tient à distance la mort. S’ouvre simultanément de son emprisonnement une période bénie. Les récoltes sont bonnes, le temps clément. Le miracle lui est imputé. Son pouvoir d’attraction croît considérablement au fil des ans. Pèlerins et voyageurs viennent la trouver espérant ainsi être touchés par la grâce. Seul son père ne décolère pas. Homme orgueilleux, fou de sa fille, prunelle de ses yeux, il ne conçoit pas qu’elle lui ait désobéi. Guidé par sa colère, il lui infligera une blessure d’une violence inouïe. Secret qu’elle taira. Face à son mutisme et à sa résolution immuable de vivre en retrait, Lothaire et son père apprendront à apprivoiser leur colère. À son contact, il se modifieront. La blessure d’orgueil laissera place peu à peu aux remords pour l’un et à des sentiments profonds pour l’autre. Du domaine des murmures est un roman qui traite à la fois d’une certaine liberté revendiquée par les femmes dans une société qui ne leur en laisse aucune. Esclarmonde l’obtient en vivant retranchée et Berangère en envoûtant les hommes incapables de résister à ses charmes. Mais également sur le pouvoir du temps sur les sentiments violents. Lothaire est un séducteur impénitent, éconduit par sa promise le jour de son mariage, il essuie un refus cuisant. Esclarmonde, de sa cellule, le confrontera à ses démons. La frustration disparaîtra laissant éclore un amour inconditionnel. La venue d’un enfant en cet espace confiné nourrira la mystification. Rentrée vierge dans sa prison, son enfant ne peut être qu’issu du pouvoir divin. Dans les paumes de son fils, elle fera une expérience mystique. Son esprit s’échappera. Elle accompagnera par la pensée ce père parti sauver son âme en terre sainte.
Une plume envoûtante
Outre le portrait magnifique que réalise Carole Martinez, son écriture est pour beaucoup dans mon appréciation. Je suis totalement conquise par sa plume à la fois poétique et onirique. On se laisse porter par la musique du roman. On est pris par cette ambiance ouatée délicatement racontée. Comme ensorcelés par les mots de l’auteure. Il n’y a pas de plus grand plaisir pour un lecteur que de faire une rencontre comme celle-ci. Puisque s’ouvrent à la fois un univers singulier, mais également une langue nouvelle. La promesse d’un moment hors du temps.
Conclusion
Si vous n’avez pas encore succombé à la plume de Carole Martinez, foncez vous passerez un très bon moment ! L’écriture est sublime, l’histoire déroutante et passionnante, oscillant entre un portait de femme saisissant et un conte fantastique se déroulant dans un monde empreint de magie. Cette façon avec laquelle l’auteure laisse le merveilleux affleurer la réalité est très réussie. Du domaine des murmures est un roman à glisser dans ses bagages pour un pure moment de bonheur ! 😉