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L’invitation, Elizabeth Day : une amitié empoisonnée

Sur le papier L’invitation d’Elizabeth Day s’avérait prometteur. Du glamour, du scandale, un zeste de politique et surtout une relation d’amitié ambigüe, source  d’une violence contenue prête à exploser… La réalité est toute autre. Puisque ce roman m’est littéralement tombé des mains. Elizabeth Day décrit une société caricaturale, les situations manquent cruellement de vraisemblance et les personnages de matière. Ce qui a pour effet de rendre le roman creux, voire inconsistant. L’intrigue est maladroite. Le tout attendu. À défaut de s’attacher à décortiquer la psyché des personnages, essence même du roman, censée lui donner tout son cachet, l’auteure s’attarde sur des détails insignifiants qui n’apportent rien au roman. La tension qu’Elizabeth Day tente d’insuffler tombe à plat. L’invitation tient plus de l’épisode de Gossip Girl mal calibré, que du thriller psychologique glaçant. Dès le début, l’épilogue nous est donné. La narration est inversée. Ne reste plus qu’à remonter le fil des événements pour lever le voile sur ce qu’il s’est véritablement passé à cette soirée, où tout semble avoir basculé. Ce sont les quarante ans de Ben. Tout le gratin de la haute société anglaise est convié à la soirée, que le couple formé par le beau Ben et sa délicieuse épouse ont organisé pour marquer l’événement. Martin, son meilleur ami, est invité. Leur amitié remonte aux années de lycée. Martin, sur qui Ben exerce une fascination dérangeante, avait alors écopé du surnom peu flatteur de PO, diminutif de « petite ombre ». Ce qui en dit long sur la nature de leur relation. À mesure que les faits nous sont rapportés, l’on comprend que celle-ci est totalement déséquilibrée. Martin semble vivre par procuration. N’être qu’une pâle copie de son ami. D’amitié, il s’agit en réalité d’une relation de dépendance, matinée de sentiments amoureux non assumés. Les rancœurs contenues pendant des années se cristalliseront pour finir par exploser. À l’issue de cette soirée, la femme de Ben se retrouve dans le coma, tandis que l’épouse de Martin est internée. Que s’est-il réellement passé ?


Mon évaluation : 1,5/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Belfond, poche chez 10/18, traduit de l’anglais par Maxime Berrée, 352 pages.

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Confiteor, Jaume Cabré : s’absoudre de ses péchés

Confiteor est un titre à la fois énigmatique et symbolique. Emprunté au registre liturgique, il fait initialement référence à la prière initiant la confession, chez Jaume Cabré il symbolise la quête d’absolution d’Adría. Il faudra toute une vie à Adría pour réparer les fautes de son père. Un père propriétaire d’un magasin d’antiquités, qui a bâti sa fortune sur le malheur des hommes, tirant profit de leur détresse. Coupable d’extorsions et de spoliations, l’homme est guidé par son intérêt. Dénué de conscience et d’humanité, seuls les objets parviennent à toucher sa sensibilité. Rattrapé par ses fautes, il sera assassiné. Son fils héritera du magasin d’antiquités où chaque objet porte le sceau de la culpabilité. Parmi les objets spoliés, un violon d’une valeur inestimable. Le premier Storiani jamais crée. Objet de toutes les convoitises, il est entaché du sang de ceux qui l’ont possédé. À travers son histoire, Jaume Cabré retrace deux siècles de violence des hommes. Il élabore une réflexion en filigrane sur le paradoxe saisissant qu’offrent nos sociétés, capables d’apprécier la beauté esthétique dans ses nuances les plus subtiles, tout en faisant preuve d’une cruauté implacable. Allant jusqu’à faire de cette quête de la beauté, le prétexte de la violence déployée. Confiteor est un roman colossal, fruit d’une construction arachnéenne minutieuse mais terriblement complexe. L’auteur catalan s’octroie une liberté totale dans l’agencement de son récit, tissant une intrigue où les destins s’entrecroisent et les époques s’entrelacent sans transitions. Quitte à faire perdre le fil au lecteur. Confiteor est un récit d’une érudition folle, porté par un souffle romanesque inouï. Le destin de ce mystérieux violon sert de fil d’ariane au lecteur décontenancé face à ce pavé, qui l’est moins par le nombre de pages, que par la densité de l’écriture et la complexité de la construction. Confiteor demande une concentration absolue pour en saisir toute la richesse. C’est incontestablement un des très grands romans de ces dernières années.

Une construction complexe

Alors oui, c’est vrai Confiteor n’est pas un roman qui se lit facilement. La construction est alambiquée, le lecteur a du mal à distinguer, dans cet entrelacs de situations et de protagonistes, le nœud de l’intrigue. À démêler le pertinent, de ce qui passe au second plan. Les noms finissent par se confondre dans notre esprit. Le tout s’avère déroutant. Mais c’est justement le fait de fournir un tel effort qui procure ce plaisir jouissif que l’on éprouve à la lecture du roman. C’est en insistant qu’on prend la mesure de la virtuosité de l’auteur. Certes, le texte peut nous résister, mais une fois que le lecteur a trouvé la porte d’entrée, qu’il sait par quel angle abordé ce pavé, alors il est tout simplement impossible à lâcher. Confiteor se présente sous la forme d’une lettre adressée par Adría à la femme de sa vie, celle qu’il a aimée, perdue, puis retrouvée. Lorsqu’elle décède et qu’il commence à ne plus avoir toute sa tête, il décide de lui écrire une lettre dans laquelle il se confesse. La narrateur étant atteint d’alzheimer, c’est peut-être cette confusion que l’auteur a cherché à reproduire.

Un grand roman porté par un souffle romanesque puissant

Dans sa lettre, Adría retrace les étapes de sa vie. Élevé par des parents peu enclins à dévoiler leurs sentiments, par un père accaparé par son travail d’antiquaire et une mère effacée, Adría vit une enfance solitaire. Fils unique, ses parents sont obnubilés par son avenir et ont placé en lui des attentes démesurées. Virtuose pour sa mère, singe savant du côté de son père. Le choix est pour le moins limité. Adría deviendra polyglotte, érudit, doté d’une culture infinie, toute sa vie il la consacrera à épancher sa soif inextinguible de savoir. Il héritera de l’attrait paternel pour les belles choses. Les œuvres au cachet singulier, fragments d’histoire d’une valeur inestimable. Outre cette sensibilité esthétique qu’Adría reçoit en héritage, le poids de la filiation s’avère lourd à porter. Est-on coupable des crimes commis par son père ? Comment réparer ce qui a été irrémédiablement brisé ? Puisqu’une fois son père disparu, la faute continue à entacher la famille. C’est à lui qu’incombe le devoir de réparation. Pour cela, il faut remonter aux origines. Là où tout à commencer. À l’instant où le précieux violon a été créé. Puisque l’histoire de ce violon nous plonge dans des siècles de barbarie. Révèle les pires penchants de l’espèce humaine. Le désir de puissance inhérent à l’homme. Sous la plume de Jaume Cabré, l’église en prend un sacré coup. L’auteur s’attaque violemment à la responsabilité de l’église et à sa participation à la folie nazie. Cette quête meurtrière d’une pureté de la race au nom d’un idéal de perfection. Il fait le parallèle entre les hommes d’église, au moment de l’inquisition, et les dignitaires nazis, les premiers étant coupables, plusieurs siècles plus tard, d’avoir laissé les seconds agir en toute impunité.  Tous semblent atteints par l’hubris. Un orgueil démesuré au service d’un projet bafouant le respect de la dignité humaine. Les hommes dans ce roman font preuve d’un manque d’humanité sidérant qui vous glace les sangs. Animés par la convoitise, ils sont tout simplement répugnants.

Conclusion

Confiteor est une œuvre colossale, tant par la densité du propos, que par la pertinence des sujets abordés. Réflexion sur la beauté, sur la décadence d’une société et la violence de la nature humaine, c’est également un roman historique  foisonnant à l’intrigue passionnante, porté par une plume savoureuse. Si j’entends les réticences de certains à entamer un livre si difficile d’accès, je ne peux toutefois que le conseiller. Jaume Cabré signe un roman époustouflant !

 

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Grand frère, Mahir Guven : Goncourt du premier roman 2018 (#RL2017)

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Grand frère, premier roman de Mahir Guven, s’est vu décerner le prestigieux prix Goncourt du premier roman. Roman social dans lequel il passe au crible le processus d’intégration douloureux des jeunes de banlieue. Dans un langage parlé, ponctué de remarques piquantes, il dresse un portrait en demi-teinte des perspectives qui s’offrent à eux. Grand frère est un premier roman audacieux dans lequel Mahir Guven jongle avec les sujets de société. De l’Ubérisation de l’économie, à la menace terroriste, en passant par l’attrait mystique que représente la religion, servant de porte de sortie aux jeunes partis en Syrie, il met les pieds dans le plat et se risque à toucher du doigt là où le bât blesse. Il interroge surtout dans ce roman la question de l’identité. Tiraillé entre ses origines syriennes et la conscience d’être français, Petit frère ne sait pas réellement qui il est. Il est issu d’une famille franco-syrienne. Sa mère est décédée. Son père, chauffeur de taxi, est excédée par ces petits jeunes venus de la Silicon Valley lui voler le pain sous le nez. Grand frère est paumé. Devenu infirmier, Petit frère était parvenu à tirer son épingle du jeu. Tout portait à croire qu’il était parfaitement intégré. Et pourtant, trois ans auparavant il a pris la décision de couper court avec sa vie d’avant. En rejoignant un organisme humanitaire proche des réseaux islamistes, il a pris un aller simple pour la Syrie. Comment expliquer une telle décision ? Le manque de repères suffit-il à élucider le flou entourant sa disparition ? Grand frère, entre temps, est devenu chauffeur VTC. Comment deux frères ayant reçus la même éducation peuvent-ils choisir des chemins si différents ? Que s’est-il passé ? Où tout a dérapé ? Grand frère se pose toutes ces questions. Un beau jour l’interphone sonne, mettant fin à ses ruminations. C’est Petit frère. Il est rentré. Grand frère est en proie aux doutes. Confronté à un dilemme moral, il se retrouve acculé. Et pourtant, Petit frère savait que le retour au pays n’était pas une éventualité à envisager.

La question de l’identité

C’est cette question qui traverse le roman de Mahir Guven. Puisque si le père se raccroche à sa vision d’une France prête à tenir ses promesses de liberté et d’égalité, ses fils prennent rapidement la tangente. Confrontés à la réalité, ils perçoivent les failles dans un système qui se veut bien pensé. Délestés de leurs rêves d’enfants, l’un se met à zoner tandis que l’autre choisit de poursuivre des études d’infirmier. Le père a tenu à les élever écartés de la religion. Pourtant, très tôt Petit frère y trouve le moyen d’épancher sa curiosité. Peu à peu, les voyous laissent la place aux religieux, qui trouvent dans les banlieues un terrain propice au prosélytisme. Les jeunes manquent de repères, s’ennuient, sont à la recherche d’un sens à donner à leur vie. Ils constituent un terreau fertile à l’embrigadement. Une population facile à manipuler. Attiré par un pays qu’il ne connaît pas, Petit frère se met à fantasmer. Il s’imagine revenir « chez lui » pour sauver des vies. Cette vie étriquée ne lui convient pas. Il saisit la première opportunité qui s’offre à lui. Il n’hésite pas une seconde à faire table rase du passé et à se projeter dans sa nouvelle vie. Il trouve là le moyen de colmater le manque à combler. Ce trou béant qui l’habite et l’empêche d’être épanoui. Le père et Grand frère sont pris de court. ils n’ont rien vu venir et ne savent pas comment réagir. Mahir Guven laisse planer le doute sur les activités du petit frère en Syrie. Djihadiste ou sauveur de vies ? Assassin ou médecin ? La question reste en suspens. Comment réagir lorsque l’on pense connaître quelqu’un et qu’il disparaît du jour au lendemain sans donner d’explications ? Mahir Guven soulève une question essentielle et tristement d’actualité. Celle des motivations qui poussent une personne à partir faire une guerre qui lui est étrangère, en laissant tout derrière, tout en sachant pertinemment qu’il n’y aura aucun retour en arrière. Le problème comme le souligne intelligemment Mahier Guven réside dans le manque de perspectives. Situés dans un entre-deux ces jeunes ne savent pas quelle est leur place. Il ne s’agit pas d’adopter une posture victimaire mais d’interroger les choix qui se présentent à eux. D’ailleurs si l’un a choisi de partir en Syrie, l’autre a fait le choix d’exercer un des seuls métiers facile d’accès, ne requérant aucun diplôme. Celui de chauffeur VTC. Ce choix narratif fait écho au discours politique relayé par les médias. Devenir chauffeur VTC serait une porte de sortie pour les jeunes de quartier qui seraient tentés par des activités illégales. Mahir Guven signe un roman en prise avec son époque, ancré dans la réalité. Il donne à voir une France asphyxiée, obnubilée par la menace terroriste. Des jeunes de quartier paumés souffrant d’un manque d’opportunité. Ainsi qu’un conflit génerationnel réel entre la première génération d’immigrés et la seconde.

Pas de colonne vertébrale : ni vraiment français, ni vraiment syriens, ni vraiment autochtones, ni vraiment immigrés, ni chrétiens, ni musulmans. Des métèques sans savoir pourquoi on l’est. […] Comment retrouver son chemin quand on sait pas d’où l’on vient ?

Conclusion

Je vous conseille ce roman pour les sujets abordés et le regard lucide de l’auteur sur la société française actuelle. Toutefois l’emploi d’une langue crue, qui avait pu m’enthousiasmer chez David Lopez, ne m’a pas convaincue ici. Grand frère est certes un roman percutant mais je ne me suis pas sentie touchée par le parcours de cette famille. J’ai nettement préféré le roman d’Alain Blottière qui traite également du processus d’embrigadement, mais d’une manière plus concise et saisissante.

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Pereira prétend, Antonio Tabucchi : s’engager pour résister

Véritable chef d’œuvre, Pereira prétend est un texte éminemment actuel, qui aborde avec finesse la notion d’engagement politique. Ce récit conçu comme une allégorie, m’a profondément bouleversée. Il relate la prise de conscience d’un homme coupé de la réalité, étranger à la situation politique de son pays, vivant retiré, le regard tourné vers le passé. Cet homme, c’est Pereira, à la fois symbole et métaphore, puisqu’il incarne surtout une idée, celle d’un désengagement rattrapé par la réalité des faits. La cinquantaine, veuf, corpulent, se nourrissant exclusivement d’omelettes aux herbes et de citronnades, Pereira est journaliste, en charge des pages Culture d’un quotidien du soir, le Lisboa. Journal, qu’il décrit comme apolitique et indépendant. Indépendant, vraiment ? Vit-il reclus pour, en 1938 en pleine dictature salazariste, ne pas être en mesure de prendre le pouls de la société et saisir l’ampleur de ce qui est en train de se jouer ? Face à la montée du totalitarisme en Europe, Pereira affiche un air détaché. Il n’est pas homme à s’engager. Sa rencontre avec un jeune activiste mettra fin à son refus de s’impliquer. C’est cette lente maturation que décrit brillamment Antonio Tabucchi. Celle d’un homme se tenant à l’écart de la société, qui se retrouve contre sa volonté engagé dans un combat qu’il pensait lui être étranger. Lui, qui se croyait indifférent aux événements, se rend compte qu’il ne peut plus vivre comme avant. Dorénavant, il est tiraillé. Un sentiment de malaise le prend. Peu à peu, il reprend contact avec la réalité. À mesure que l’étau se resserre, Pereira comprend que sa liberté lui a été retirée. Son regard s’affute, son esprit se fait plus vigilant. Ce qu’il ne voyait pas avant, lui saute aux yeux. Antonio Tabucchi explore, de l’éclosion à la prise de position, la notion de responsabilité individuelle. Le roman s’achève sur une scène magistrale, aboutissement du cheminement intellectuel de Pereira, où le message délivré par l’auteur prend tout son sens. Ne plus se contenter d’observer mais s’engager pour résister.

La notion d’engagement politique au cœur du roman

La force de ce roman réside dans plusieurs éléments. Le premier est certainement le fait que l’auteur a eu raison d’incarner son idée. Je m’explique, il donne de la matière à son personnage principal. Le lecteur dispose d’éléments concrets sur Pereira. Il connait ses habitudes alimentaires, sa faiblesse au cœur. On nous indique qu’il souffre d’obésité. Que depuis le départ de sa femme, Pereira a pris l’étrange habitude de s’adresser à son portrait. Tous ces détails contribuent à nous le rendre très attachant. On imagine un homme corpulent, pas bien méchant, qui a du mal à couper avec le passé. En lui, survivent les souvenirs d’une autre époque qui ne coïncide plus avec celle dans laquelle il évolue. Mais cela, il n’en a pas encore conscience. Il nous devient presque familier, ce qui contribue à favoriser le processus d’identification. Puisqu’il s’agit de cela au fond, nous montrer que chacun de nous a déjà fait l’expérience de préférer garder les yeux fermés plutôt que de se confronter à la réalité. Le deuxième élément est la répétition du verbe prétendre. Son emploi récurrent sert à appuyer le fait que tout ceci est une fable, une allégorie. Certes Pereira n’existe pas, mais l’idée, elle, oui. Pereira est l’outil dont dispose l’écrivain lui permettant de transposer l’idée dans la réalité, de lui donner corps et qu’elle ne reste pas à l’état abstrait. Ce qui vous le conviendrez serait très barbant. Le tour de force de l’auteur consiste à ancrer son récit dans le réel tout en lui donnant une dimension intemporelle. Transposé à notre époque, le message conserve toute sa force. Le procédé est habile. À la manière d’un Candide chez Voltaire, Pereira entreprend en quelque sorte un voyage initiatique qui le conduira à son nouveau moi. Un être conscient et alerte. Son caractère se forge au contact du monde et des autres, puisqu’au fil des rencontres et des discussions, il voit éclore en lui un sentiment encore jamais éprouvé. La réalité une fois révélée, il ne peut plus la nier. Alors, commence le lent processus de maturation. Pereira à beau vivre en vase clos, réduisant au maximum ses fréquentations, chaque échange nourrit sa réflexion, le pousse à prendre position. Au contact des autres, il aiguise son esprit critique. Le tout est servi par une prose sublime. Antonio Tabucchi excelle dans l’art de suggérer sans jamais imposer. Rares sont les auteurs capables avec subtilité de faire naître chez le lecteur une telle réflexion, de le faire devenir acteur et pas seulement spectateur. Pereira prétend se glisse dans notre esprit, nous incitant à regarder le monde différemment. Alors que nous sommes en 2018, soit 80 ans après les faits qui nous sont relatés, le monde ne semble pas avoir tant changé. Par conséquent, il devient nécessaire de se pencher sur des textes qui ne laissent pas indifférents. De ne pas succomber à la solution de facilité, consistant à faire comme si rien ne se passait. Adopter l’attitude du passager clandestin, yeux clos, écoutilles fermées, en faisant abstraction des problèmes de société et en espérant passer entre les mailles du filet.

Conclusion

Je déplore le manque de visibilité dont bénéficie ce roman qui mérite d’être lu ! Avant de tomber dessus, je n’en avais jamais entendu parlé… Pourtant il figure parmi les textes les plus bouleversants que j’ai eu l’occasion de lire. Une adaptation en BD très réussie a été réalisée que je vous conseille également. Plus d’excuses pour ne pas vous y plonger, entre le roman et la BD, choisissez !

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Mohammad, ma mère et moi, Benoit Cohen : entre hospitalité et solidarité, le récit de l’accueil d’un réfugié

Alors qu’il décide de quitter la France pour partir s’installer aux États-Unis, Benoit Cohen apprend que sa mère s’apprête à accueillir chez elle un réfugié afghan. Fervent défenseur de la cause des migrants et opposant convaincu à la politique isolationniste du futur président des États-Unis, il n’en est pas moins décontenancé par cette annonce. Ce récit est le fruit des échanges entre l’auteur et Mohammad. Ce dernier accepte de se confier et de lui dévoiler son passé. Benoit Cohen n’a pas la prétention d’apporter une réponse à la crise des migrants. Il opère un changement d’échelle permettant d’envisager le problème à hauteur d’homme. Il se saisit d’un phénomène macro pour lui donner une dimension micro. D’une crise globale, il en fait une situation locale. Le simple fait d’individualiser contribue à humaniser ce que les politiques tentent de banaliser. Benoit Cohen met en perspective l’exil de Mohammad, dont dépendait sa survie, avec son propre départ pour un pays qu’il a choisi. En établissant ce parallèle, il met le doigt sur l’essentiel. La notion d’accueil est au cœur du processus d’intégration des migrants. Sa réussite est intrinsèquement corrélée au degré d’hostilité. Se sentir accepté et considéré est le facteur déterminant. Avant d’arriver en France, Mohammad a vécu le parcours du combattant. De l’Iran, à l’Afghanistan, en passant par le Sri Lanka, il passe de bureaux administratifs en ambassades à la recherche du papier lui octroyant le statut de réfugié et, par la même, le droit d’émigrer. In fine, il obtiendra le précieux sésame : son visa pour la France. Benoit Cohen évite de s’engouffrer dans une vision manichéenne de la société, avec les bons d’un côté, prêts à accorder l’hospitalité, et les autres, trop égoïstes pour renoncer à leur confort. Au contraire, le propos est nuancé. Loin des discours politiques stéréotypés, l’auteur fait référence à un cas concret, une histoire vécue. En faisant le choix de relater une expérience personnelle, l’auteur évite l’écueil du discours moralisateur. L’angle choisi lui permet de conserver la bonne distance avec son sujet. Une lecture qui fait réfléchir.

Le récit sans fard de l’accueil d’un réfugié afghan en plein cœur de Paris

Son mari décédé et ses enfants partis, la mère de Benoit Cohen se retrouve seule dans son hôtel particulier situé en plein cœur du 7e arrondissement de Paris. La crise des migrants bat son plein, les pays européens  se refilent la patate chaude, espérant passer entre les mailles du filet et ne pas écoper d’un quota trop important de réfugiés à qui offrir l’hospitalité. C’est dans ce contexte peu glorieux qu’elle tombe sur un reportage qui va bousculer son quotidien. L’association Singa, créée par deux jeunes diplômés, a eu la formidable idée d’organiser des événements permettant aux migrants de faire des rencontres. L’objectif est simple, pour se sentir intégré il faut communiquer, échanger. Et pour cela il faut rencontrer de nouvelles personnes. Chose aisée quand on est résident français depuis des années, beaucoup moins lorsque l’on vient d’arriver, que l’on ne maîtrise par le français et que l’on a du quitter un pays en guerre. Face à un tel engouement, l’association a décidé de mettre en contact des migrants à la recherche d’un logement avec des individus en mesure de les aider. Pour Marie-France, c’est une révélation. Elle qui cherchait un moyen de se rendre utile, a la solution toute trouvée. Elle contacte l’association. Quelques mois plus tard, elle fait la rencontre de Mohammad. Mohammad croît rêver quand on lui assure qu’une personne est prête à l’héberger. Après des mois passés en foyer à subir les réprimandes d’un directeur tyrannique, il voit enfin sa situation s’améliorer. En effet, rien ne prédestinait Mohammad à croiser la route de Marie-France. Réfugié en Iran après que ses parents ont fait le choix dans les années 80 de quitter l’Afghanistan, il fait l’expérience de l’exclusion. On lui reproche d’être afghan. Une fois en Afghanistan, son appartenance à la minorité Hazara lui vaut d’être rejeté et mis au ban de la société. Il devient interprète pour l’armée française, qui une fois démobilisée le laisse à la merci des Talibans. De là, il s’envole pour le Sri Lanka où il finira par obtenir son passeport pour la France. Et la promesse d’une nouvelle vie. Sa ténacité a fini par payer. Sa volonté inébranlable a eu raison des obstacles qu’il a fallu surmonter. Les refus, l’indifférence et le mépris qu’il essuie auraient eu de quoi le décourager, et pourtant il persévère. Benoit Cohen explore les méandres tortueux du parcours chaotique de Mohammad dans un style dénué de pathos. Loin du discours misérabiliste, il retrace les étapes qui l’ont conduit à se tenir face à lui. On découvre un homme pétri de rêves et avide de culture. Devenir chanteur de rap, étudier à Science Po, pour lui, avoir échapper au pire ne peut le mener qu’au meilleur…

Conclusion

Mohammad, ma mère et moi est un récit instructif qui aborde de manière constructive le sujet brulant de l’accueil des réfugiés. Loin de se bercer d’illusions, Benoit Cohen construit une réflexion réaliste. Il expose un angle d’approche différent sur un sujet clivant. Une jolie leçon d’humanisme. On ne peut que louer la générosité dont fait preuve Marie-France et le courage de Mohammad de ne jamais s’avouer vaincu.

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Comment Baptiste est mort, Alain Blottière : le récit d’une aliénation & d’un endoctrinement au radicalisme djihadiste

Récompensé par le Prix Décembre 2016, Alain Blottière signe un roman magistral, inspiré d’une histoire vraie, dans lequel il relate la captivité du jeune Baptiste enlevé avec toute sa famille par un groupe de djihadistes. Baptiste sera le seul à être libéré. Pris en charge par une cellule psychologique à son retour, il ne parvient pas à reprendre pied avec la réalité. Baptisé Yumaï – renard du désert – par ses ravisseurs, il finit par adopter son nom de guerrier. Alain Blottière relate le calvaire vécu par l’adolescent, ainsi que les étapes de son embrigadement. La force du récit réside dans le parti pris de l’auteur dont l’intention n’est pas de réaliser une démonstration à valeur universelle ayant pour vocation d’expliquer scientifiquement le processus d’endoctrinement, mais d’étudier le basculement opéré chez Baptiste. Comprendre comment à travers des rites de passage, d’une cruauté inouïe, Baptiste est mort. Comment devient-on un enfant soldat ? Comment finit-on par perdre tout à fait son identité ? Autant de questions qui restent en suspens à la lecture de ce roman mais que l’auteur a le mérite de soulever. Alain Blottière scrute avec finesse les liens invisibles qui se tissent entre l’otage et ses ravisseurs. Il étudie cette forme insidieuse d’emprisonnement, reposant sur le conditionnement. Victime du syndrome de Stockholm, son hostilité se mue en attachement. Confondant aliénation et libération, il bascule dans la folie. La vie au contact de ses oppresseurs et la prise régulière de « comprimés de courage » anéantissent en lui toute velléité de s’échapper. Ils lui inculquent l’envie de tuer, lui apprennent les gestes à effectuer. Baptiste finit par être totalement déstabilisé par le chaud, froid, la cruauté et la tendresse soufflés par les djihadistes. Il perd ses repères. Alors qu’il refuse de livrer ses secrets, les digues de sa conscience finissent par lâcher. Les souvenirs affluent, la vérité finit par s’imposer. Le sort réservé à sa famille glace les sangs. D’une concision absolue, ce texte aborde admirablement la complexité et les rouages du processus d’endoctrinement.

Les étapes du processus d’embrigadement

Baptiste a quatorze ans lorsqu’il est enlevé avec sa mère, son père et ses deux frères. Si le récit de la captivité de Baptiste est inventé, il est toutefois largement inspiré de faits réels. En février 2013, toute une famille française fut kidnappée puis libérée par Boko Haram. Ce fut l’une des seules fois où des enfants occidentaux ont fait l’objet d’un rapt. À quatorze ans, Baptiste qui deviendra bientôt Yumaï, a l’âge qu’ont les futurs guerriers du djihad. Cet âge charnière explique en partie l’intérêt que les ravisseurs lui ont porté. Néanmoins, ce qui a attisé leur curiosité pour l’adolescent reste inexpliqué. Témoin de la faiblesse de son père et de la détresse de sa mère, Baptiste éprouve de l’écœurement pour ses parents. La vue d’un tel dénuement l’indispose. En plein cœur du désert, la chaleur est assommante, l’eau et la nourriture manquent. La vie s’étend à l’infini, bercée par un ennui profond, lui-même ponctué par les prières à intervalles réguliers. Doucement le lien entre Baptiste et sa famille s’étiole. Les conditions extrêmes, la perte de considération pour la figure paternelle concourent à cet éloignement. Pourtant rien ne prédisposait Baptiste à se rapprocher des ravisseurs. Sans que l’élément déclencheur ne soit clairement identifié, le basculement s’opère. Une intimité se créé entre eux. Baptiste cède peu à peu la place à Yumaï. Yumaï dort avec les djihadistes, apprend l’arabe, récite des sourates du Coran, dont le sens lui échappe. Afin de tester sa résistance, il est envoyé dans une grotte. Ce séjour achèvera de le transformer. Yumaï délire. Il est persuadé d’effectuer une sorte de parcours initiatique le faisant voyager dans le temps. Ce passage est d’une beauté inouïe. La cruauté des hommes en qui il met sa confiance est infinie. La confusion naît entre sa condition d’otage et le sentiment d’avoir été choisi par ses ravisseurs. Puisqu’ils l’ont élu pour devenir un guerrier, pour combattre à leur côté. Ils ont vu en lui ce qu’ils n’ont pas perçu chez les autres membres de sa famille. Il est le premier Yumaï, le seul, l’unique. Personne avant lui n’avait suscité un tel intérêt. Insidieusement tout se met en place. Le lien est établi. Le lavage de cerveau a commencé. Les rites de passage renforce son sentiment d’appartenir à une communauté. Il est désormais l’un des leurs. Être témoin de cet isolement est terrible, on comprend ce qui est en train de se jouer. Baptiste sera le seul rescapé. Mais que s’est-il passé ? La fin dépasse ce que l’on peut imaginer. L’auteur livre à demi-mot l’issue terrible qui attend le reste de la famille. L’épilogue est abrupt. Alain Blottière excelle dans l’art de faire monter la pression. Le récit est tendu, on pressent le drame final inéluctable. La plume de l’auteur est d’une efficacité redoutable. Chaque mot est pesé. Tout est parfaitement dosé. Une pépite !

Conclusion

Je suis étonnée que ce roman court et percutant n’ait pas plus fait parler de lui. Le sujet est d’actualité, le récit maîtrisé et la plume de l’auteur un vrai régal. Je suis totalement conquise et vous le recommande chaudement ! 😀

Ce roman vous a plu ? Découvrez :

>>> L’orangeraie, Larry Tremblay

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La vie parfaite, Silvia Avallone : Est-on maître de son destin ?

Le sens de la vie, c’est à cette question existentielle, que les personnages tirés du second roman de Silvia Avallone tentent de répondre. Le sens revêt ici une double dimension. Celle de la direction et de la signification. Et pour agir sur sa vie encore faut-il être maître de ses choix. Ce que les personnages de Silvia Avallone ne sont pas. Ce roman est porteur d’un message sociologique et politique fort. Véritable fresque sociale où chaque situation vécue prend la forme d’un tableau. Les personnages ont ceci en commun qu’ils sont tous amputés, vulnérables et fragilisés. Ils évoluent à l’aveugle et sont influencés par leur passé. La blessure originelle est à chercher dans l’enfance : père absent, parents défaillants, familles dysfonctionnelles. Avec un héritage pareil, il est difficile de ne pas reproduire l’unique schéma que l’on connaît. La vie parfaite est un roman d’une puissance inouïe, porté par un souffle rageur. Les destins sont imbriqués. Les choix des uns conditionnent nécessairement ceux des autres. Le rythme est dual : à la fois stagnant et porté par un élan vital. À l’image de la vie de ces êtres cabossés. Partagés entre la résignation et l’espoir d’échapper à la fatalité. Puisqu’on le veuille ou non, l’histoire se répète à travers nous. Nous sommes tous issus d’un alliage unique brassant d’où l’on vient et ce que nous sommes. Notre héritage génétique, social et culturel entre en jeu. Silvia Avallone a le sens du détail. Elle décrit avec soin les sentiments humains. Cette façon d’être totalement démuni face à la vie. La plume est clinique, s’ancre dans le réel et le rend avec justesse. Elle s’attache à donner de la matière aux êtres décrits, à les rendre vivants. Les mots sonnent juste. Ils font écho à la colère salvatrice qui bouillonne en eux. L’auteure excelle à décrire la frustration des êtres entravés par le poids du déterminisme social. Des existences brisées, avant même parfois qu’elles n’aient commencé. Chez Silvia Avallone, nul n’échappe à son passé.

Des destins brisés, des rêves avortés : le poids du déterminisme social

Silvia Avallone traite ici du thème de l’exclusion. Elle met le doigt sur les travers de la société. Une société italienne qu’elle juge inapte à offrir à ses citoyens une alternative à la reproduction sociale. Alors qu’Adele n’a pas encore dix-huit ans, elle découvre qu’elle est enceinte. Manuel, Son petit-ami, lui gît en prison. L’auteure a le sens de l’humour puisque le jeune homme fera une brève apparition à la maternité abordant un t-shirt avec l’inscription Born To Lose. Prémonitoire…

Ils étaient nés pour perdre, sa fille et lui, malgré leur ténacité et leur entêtement.

Une mère mineure, un père inévitablement absent, tous les ingrédients pour accueillir un enfant… Adele a conscience de la difficulté d’élever un enfant dans un tel environnement. Elle songe à se séparer du bébé pour le faire adopter. Pourtant, elle l’avait désiré. Juste une fraction de seconde. Le temps d’une pilule oubliée. C’était un jeu, une bravade. Adele souhaitait titiller le destin. Rien de plus. Un jeu dangereux. Le verdict tombe. Adele est stupéfaite. Le sort s’acharne. Élevée par sa mère Rosaria, Adele a très peu connu son père. Pourtant, avant d’atterrir à la cité des Lombriconi, elle avait gouté à autre chose. Une enfance préservée. Des parents présents. Mais un jour son père disparaît sans rien laisser. On lui annonce qu’elle ne le verra plus. Et la vie continue. Cette fois, le décor a changé. L’air est vicié, les tours imposantes. Elle étouffe à vivre claquemurée. Elle sent que Manuel lui échappe. Ses rêves de grandeur l’éloigne d’elle. Il va la quitter, elle le sent. C’est une question de temps. C’est à ce moment que l’idée d’avoir un enfant se met à germer dans son esprit. Un moyen de le retenir. Tandis que de l’autre côté de la ville, dans les beaux quartiers, un couple s’acharne à procréer. Ironie du sort, puisque Dora et Fabio ont tout pour eux. Ce qui n’était au départ qu’un désir d’enfant tourne à l’obsession. Une obsession quasi fanatique. Dora est handicapée. Découvrir qu’à son handicap s’ajoute l’infertilité achève de la miner. Elle le vit comme une malédiction. Le sort s’acharne contre elle. Ce n’est pas possible autrement. À la déception succède la folie. Celle de voir les autres arriver là où elle a échoué. La vue d’une femme enceinte suffit à faire naître en elle des pulsions meurtrières. Un ventre rond est le signal déclencheur de sa déraison. Elle finit par perdre pied avec la réalité. Pendant ce temps son couple se délite. On suit chacun de ces destins habilement entremêlés. À mesure que les pages défilent, le lien qui les unit apparaît. Sans que jamais l’auteure ne force le trait. Tout est subtilement dosé. Le désir avorté d’enfanter de Dora qui la pousse à ces excès est à envisager sous l’angle de son passé. Estropiée, elle a conscience d’être différente. Les épreuves auxquelles elle est confrontée ne cesse de le lui rappeler. Elle a un manque à combler, une revanche à prendre sur la vie. Quelque chose qui lui est dû. Les personnages de Silvia Avallone souffrent tous. Chacun d’eux porte un secret. La vie est une épreuve qu’il faut affronter. Ils évoluent comme sur un ring, prêts à en découdre. C’est justement ces fêlures qui les rendent si humains. La tension qui les habite est rendue par l’écriture nerveuse de l’auteure, qui fait des exclus le cœur de son sujet. Ceux qui ne naissent pas avec une cuillère d’argent dans la bouche. Pour qui chaque jour est un défi, la vie une succession d’obstacles à éviter sans rien à la fin pour les récompenser. L’auteure dénonce la difficulté qu’il y a à s’élever. À s’extirper de sa condition. Les personnages de son roman font l’expérience de cette fatalité. Silvia Avallone est colère.

Conclusion

Je vous conseille fortement la lecture de ce roman. Le message est fort, l’écriture puissante, il se lit en apnée, d’une traite. J’ai adoré le rythme que Silvia Avallone insuffle à son récit. C’est une auteure que je compte suivre de près 😉

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Moura, Alexandra Lapierre : Mata Hari redoutable, informatrice zélée ou femme éprise de liberté ?

Qui est donc Moura ? Née Maria Zakrevskaïa, épouse Beckendorff, devenue par un second mariage baronne Budberg – que les mauvaises langues transformeront en bedbug. Femme insaisissable aux multiples visages, personnage historique énigmatique, elle fut mariée deux fois, maîtresse d’un diplomate britannique, de l’illustre Maxime Gorki – écrivain du régime bolchevique dont la fréquentation lui valut le statut de figure de proue de l’intelligentsia russe, ainsi que du grand écrivain H.G Wells. Issue de l’aristocratie tsariste, elle adopta les idéaux égalitaires de la Russie bolchevique sans pour autant renier son identité. Elle passera constamment entre les mailles du filet, faisant preuve d’une agilité morale et d’une conscience politique flexible. L’éclectisme de ses relations et de ses passions atteste de son goût pour la liberté et le refus de brider celle-ci au nom d’une cause politique. Moura sera toute sa vie soupçonnée d’activités d’espionnage. Si à l’Est on l’accusera d’entretenir des relations ambiguës avec les puissances occidentales – ce qui lui vaudra d’être enfermée par trois fois. À l’Ouest, elle sera suspectée d’être un agent à la solde des bolcheviques. Mata Hari redoutable, informatrice zélée ou femme amoureuse éprise de liberté ? La richesse du personnage ne permet pas de trancher. Alexandra Lapierre rend parfaitement compte du caractère insaisissable de cette femme en raison de la pluralité de ses identités. Le choix de la biographie romancée était recommandé, puisqu’il permet de relater des faits dont l’authenticité est avérée, tout en conservant une certaine liberté dans leur traitement. La vie de Moura présente des zones d’ombre qui ne peuvent être appréhendées que par la plume d’un romancier. Le résultat est saisissant, Alexandra Lapierre signe un roman épique porté par un souffle romanesque digne des romans d’Alexandre Dumas. Elle nous emporte dans la vie mouvementée d’une figure féminine romantique en plein cœur des intrigues politiques du 20e siècle.

Un personnage historique romanesque

Le roman d’Alexandra Lapierre a été récompensé par le Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro 2016, et c’est amplement mérité. En s’attaquant à la vie de Moura, Alexandra Lapierre a choisi un sujet hautement romanesque. Une femme intrépide, aux multiples facettes. Élevée selon les préceptes de l’aristocratie russe au début du 19e siècle, Maria Zakrevskaïa, que l’on surnomme Moura, connaîtra un destin mouvementé. Elle sera un acteur privilégié des bouleversements politiques qui frapperont la Russie au cours du 20e siècle. Obligée de renoncer aux avantages que lui confèrent sa naissance, elle perdra sa fortune et son rang avec l’arrivée des bolcheviques au pouvoir. Malgré la dureté des épreuves que sa famille a traversé, Moura fera preuve d’une conscience politique aiguë et de clairvoyance quant à l’issue tragique qui attend la classe aristocratique russe à l’aube de la Première Guerre mondiale. Conflit qui lui donnera l’occasion de jouer un rôle du côté des alliés. Pendant cette période, elle nouera des relations étroites avec les diplomates des délégations étrangères. Dotée d’une aura magnétique, Moura électrise tous ceux qu’elle rencontre. Son pouvoir de séduction ne laisse personne indifférent. L’échec de ses mariages ne l’empêchera pas de vivre sa vie de femme librement, faisant fi du qu’en-dira-t-on. Par amour, elle est prête à tous les excès. Comme ce jour, où elle n’hésitera pas à glisser un mot à destination de son amant emprisonné à la Loubianka au nez et la barbe du fondateur de la Tchéka. Qu’elle se rendra par trois fois en Russie visiter son amant alors qu’elle est persona non grata. Moura possède un don inné pour la politique, capable de jouer tous les rôles à la fois, elle se met au diapason des dispositions de ses interlocuteurs, leur mentant effrontément si le besoin s’en fait sentir. As de la diplomatie et des échanges de bons procédés, Moura jouera un rôle dans le monde du renseignement. En tant qu’aristocrate, ennemie naturelle du nouveau régime en place, elle parvient à tirer son épingle du jeu, pactisant avec les uns, jurant fidélité aux autres. Faisant surtout preuve d’une grande intelligence humaine. Consciente toutefois des enjeux, privilégiant ses intérêts et faisant confiance à son instinct. Contrairement aux apparences, Moura n’est pas une femme légère. Au contraire, elle tente de concilier son rôle de mère, sa vie de femme et ses activités politiques tout en mettant un point d’honneur à ne pas sacrifier sa liberté et à protéger ceux auxquels elle tient. On la sent constamment tiraillée entre ses différents rôles, privilégiant l’un au détriment de l’autre au gré des situations. Ce qui lui vaudra le ressentiment de ses enfants. À travers elle, c’est tout un pan de l’histoire qui nous est racontée. On pénètre dans l’intimité des acteurs principaux de l’histoire. Derrière la figure historique, l’homme se dessine. Gorki est décrit comme un homme capricieux auprès duquel Moura jouera le rôle d’intendante. Son rôle consistera à lui faciliter la vie. Mère nourricière avec Gorki, amoureuse passionnée avec Lockhart, elle devra juguler les crises de jalousie de H.G Wells, plus connut pour ses frasques amoureuses que sa persistance à vouloir passer la bague au doigt à ses conquêtes. Alexandra Lapierre souligne avec talent le paradoxe saisissant au cœur du projet soviétique, incarné par l’écrivain russe Gorki. Entre égalitarisme et volonté de hisser la Russie au rang des nations éclairées, en dispensant aux classes pauvres une culture en libre accès, Gorki s’est fourvoyé, aveuglé par les promesses d’un gouvernement dont les actes ne cesseront de démentir les promesses. Sur le plan politique, elle sera accusée d’avoir participer à l’attentat contre Lénine, ainsi que d’avoir pris part au complot Lockhart visant à déstabiliser pour le compte des alliés le régime bolchevique. Sa position, son manque de parti pris et sa versatilité politique lui vaudront les pires accusations. Jamais blanchie, ni totalement disculpée, un flou entoure sa vie. Des zones d’ombre persistent malgré les efforts d’Alexandra Lapierre, qui durant trois ans n’a cessé d’écumer les bibliothèques du monde entier à la recherche du moindre détail touchant à la vie de son héroïne. La personnalité complexe de Moura résistera au travail d’investigation méticuleux et colossal entrepris par l’auteure. Tout comme chaque personne l’ayant côtoyée, à la lecture de ce roman le lecteur pourra se targuer de détenir une clé de lecture de sa personnalité sans toutefois en visualiser la totalité.

Conclusion

Alexandra Lapierre dresse un portrait de femme passionnant à travers ce roman. Si vous recherchez une lecture addictive, un pavé à dévorer sur la plage cet été, foncez !! 😉

>>> Chronique du Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro 2017, par ici !

>>> Chronique du Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro 2015, par ici !

 

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L’étrangère, Valérie Toranian : Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro 2015

Valérie Toranian signe avec ce premier roman, paru au moment de la commémoration des cent ans du génocide arménien, un portrait de femme bouleversant. À travers ce récit autobiographique, elle évoque le destin de sa grand-mère – Aravni, survivante du génocide. Toute sa vie Aravni se situera dans un entre-deux, obligée de faire une croix sur son passé, tout en ne parvenant pas tout à fait à s’intégrer. Valérie Toranian met l’accent sur ce pan de son histoire familiale constitutif de son identité. Elle fait s’entrecroiser la petite et la grande histoire dans un récit habilement construit. L’auteure alterne entre le périple entrepris par Aravni lorsqu’elle était jeune fille et les souvenirs d’enfance de sa petite fille. Elle se souvient de cette grand-mère au maintien fier avec qui il était difficile de communiquer. Malgré toutes les années passées en France, elle ne parviendra jamais à maîtriser le français, se débrouillant avec les quelques rudiments qu’elle connaît. C’est en cuisinant qu’elle trouvera le moyen d’établir un lien avec ses petits-enfants. La cuisine, vecteur puissant de transmission culturelle, servira de pont visant à combler le fossé entre les générations. Chaque met concocté devient le moyen d’imprimer sur leur palais les subtilités de la gastronomie arménienne et leur donne ainsi accès à des bribes de leur identité. D’autant plus qu’Aravni est consciente que la situation ne joue pas en sa faveur, son fils ayant poussé le zèle jusqu’à épouser une femme dont le prénom – Françoise – et la profession – professeure de français – attestent d’une volonté clairement affirmée de couper avec ses racines. Ce témoignage précieux rend compte admirablement de la difficulté à s’intégrer lorsqu’on a le statut de réfugié. Rejeté des deux côtés, il s’agit de composer sans toutefois se renier et perdre son identité. Valérie Toranian rend un très bel hommage à cette femme qui lui a légué, outre de belles boucles brunes, un héritage lourd à porter. Alors que sa grand-mère a mis un point d’honneur à ne pas évoquer le passé, Valérie entame le processus inverse. Seul moyen de ne pas oublier. Le propos sonne juste, le style de l’auteure est sobre et son ton dénué de pathos, permettant ainsi de compenser la dureté des faits relatés.

Le destin d’une rescapée du génocide arménien

Contrairement à la Shoah, dont l’intérêt de la part des intellectuels français pour le sujet vire à l’obsession, le génocide arménien suscite peu l’intérêt des romanciers. Et pourtant, le destin de ce peuple persécuté mérite d’être raconté. Valérie Toranian s’empare du sujet et nous offre un récit poignant. Certains passages vous serrent le cœur et vous glacent les sangs. Comme ce jour où Aravni est témoin d’une scène surréaliste, celle de jeunes mères abandonnant leurs enfants près d’un cours d’eau en comptant sur la providence pour venir les sauver. Sous ses yeux s’étend un champ entier de bébés. Les enfants ne survivront pas à la nuit, ils seront dévorés. Aravni ne pourra jamais effacer de sa mémoire leurs cris étouffés. Une fois les hommes décimés, les jeunes femmes sont enlevées pour être mariées, les enfants pour être adoptés tandis que les autres sont condamnés à errer. Aravni sera protégée par sa tante, seul membre de sa famille à avoir survécu. Son voyage la conduira d’Alep jusqu’à Constantinople pour finir par gagner Marseille. Ville cosmopolite où l’afflux de réfugiés offrent de nouvelles opportunités. Certains n’hésiteront pas à profiter de la vulnérabilité de ces nouveaux arrivants pour s’enrichir sur leur dos. Tout en feignant l’empathie pour mieux les ferrer, il ne masquent pas leur hostilité à l’égard de ces étrangers. Aravni fera preuve tout au long de sa vie d’un courage exemplaire. Elle avancera sans regarder en arrière. Lorsqu’elle quitte son pays natal, elle a conscience que ce départ est définitif. Ce qui peut être perçu comme de l’arrogance, n’est en fait que le moyen de se protéger, de garder une certaine contenance malgré les difficultés. Cette froideur ne la quittera pas. Elle ne s’épanchera jamais sur le passé. Extrêmement pudique, Aravni gardera pour elle les souvenirs de sa vie d’avant. Il n’a pas du être évident pour l’auteure de trouver la bonne distance, afin d’un côté de restituer l’histoire de tout un peuple, et de l’autre évoquer celle de son aïeule. Et pourtant, Valérie Toranian réussit avec brio à concilier les deux. L’étrangère est tout à la fois, roman familial, récit autobiographique et historique. C’est surtout un très bel hommage rendu par l’auteure à sa grand-mère, qui ne lui confiera son histoire que dans les derniers moments de sa vie. Son insistance à vouloir mettre des mots sur ce qui lui échappe afin de comprendre d’où elle vient, aura raison des résistances de son aïeule. Aravni appartient à cette génération de femmes pour qui ces « choses-là », ne se raconte pas. Les blessures on les garde tapies au fond de soi. À chacune de ses visites, Valérie saisit l’occasion de lui soutirer un détail. Même le plus infime lui permet d’y voir plus clair. Peu à peu, la tableau prend forme. Valérie Toranian finit par obtenir des réponses à ses questions. Chaque indice collecté lui permet de remonter le fil de son histoire familiale. C’est ce travail de reconstruction ponctué par des anecdotes savoureuses que l’auteure livre ici.

Conclusion

L’étrangère, titre particulièrement bien choisi, est un roman très réussi. J’ai été conquise par la manière qu’à l’auteure d’imbriquer l’histoire d’un peuple avec celle de sa famille. Ce récit est d’une beauté inouïe. Je vous le conseille vivement. À lire absolument !

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La meilleure façon de marcher est celle du flamant rose, Diane Ducret : autobiographie romancée

Le dernier roman de Diane Ducret commence sur des chapeaux de roue. Les premières phrases donnent le ton. Piquant, drôle et grinçant. Les punchlines s’enchaînent. L’auteure s’attaque aux hommes et à leur petites lâchetés, met en doute leur faculté à donner et sa capacité à être aimée. À travers le destin d’Enaid – anagramme du prénom Diane – l’auteure nous parle sur un ton aigre-doux de blessures non cicatrisées. Diane Ducret signe une autobiographie romancée à l’humour décapant. Enaid est issue d’une famille dysfonctionnelle, d’une mère défaillante et d’un père aux abonnés absents. Elle est élevée par ses grand-parents. Née d’une mère au passé trouble, sa grand-mère s’est assignée la mission d’empêcher la jeune Enaid de devenir une traînée. Elle grandit dans un univers cloisonné, tout en étant avide de liberté. Elle la reprendra au fil des années. Attirée par des hommes torturés, sa soif de reconnaissance la conduit à accepter ce qu’elle aurait dû refuser. Enaid est prête à tout sacrifier à la seule perspective d’être aimée. Mon seul bémol réside dans le manque de parti pris de l’auteure qui m’a gêné. La question quant à la nature de l’objet reste en suspens. Quelle est la part de fiction et d’autobiographie ? Cette indécision n’est pas la seule. Le ton est tour à tour drôle et dramatique, pétillant et tragique. On est constamment dans un entre deux, comme si l’auteure avait voulu aborder un sujet sans toutefois trop se mouiller. Elle ne tranche jamais. J’aurais adoré qu’elle aborde son propos sous un angle différent, qu’elle nous expose ses blessures sans prendre de gants. Surtout que la vie de la jeune Enaid offre un très beau sujet de roman. Tous les ingrédients sont présents. Les anecdotes sont savoureuses. Le manque affectif dont elle souffre est palpable. Il aurait été intéressant de davantage fouiller le passé, révéler les failles de l’enfant abandonnée devenue une femme à la recherche de repères auxquels se fixer. Mon avis est donc mitigé, si j’ai passé un agréable moment de lecture, je n’ai pas su saisir le projet.

Une tragi-comédie

Le ton du roman est assez perturbant, l’humour sert de paravent. Diane Ducret a le sens du rythme, la phrase qui claque. Toutefois, sous le vernis, on entraperçoit une femme blessée. Dès le premier chapitre notre héroïne se fait quitter de manière cavalière, à grand renfort de phrases bidons, type « ce n’est pas toi c’est moi » ou encore « finalement je ne suis pas prêt à m’engager ». Il est bien loin le temps où l’on quittait une personne en la respectant, aujourd’hui un coup de fil c’est bien suffisant. Enaid se met à retracer le fil de son histoire. De son enfance mouvementée, à ses errances de femmes. Diane Ducret rembobine le film de sa vie. Tout commence le jour où après qu’ait éclaté une dispute entre ses parents, sa mère la dépose chez ses grand-parents. Ce seront eux désormais qui seront chargés de l’éduquer. Sa mère s’est envolée et son père ne pointe jamais le bout de son nez. Trop occupé lui dit-on. La jeune fille s’accommode de la situation. Ce qu’il faut savoir, c’est qu’Enaid a un don, celui de tout faire foirer. Un don un peu particulier, vous en conviendrez. Rien ne se passe jamais comment cela devrait. Dès lors, on expérimente avec elle tous les degrés de la liberté. Puisque si l’adolescence est une période agitée, lorsqu’on a été tenue écartée de tout pendant des années, elle devient la période de tous les excès. Enaid teste ses limites jusqu’à se mettre en danger. Grandir sans son père, ni sa mère n’est pas sans conséquence. Elle avance sur le fil du rasoir, comme attirée par ce qui l’attend si elle chutait. Elle frôle la mort en espérant être sauvée. Elle se met dans des situation périlleuses, dont elle finit par s’extirper péniblement. Malgré une activité cérébrale au-dessus de la moyenne, Enaid reste vulnérable. Échaudée par une histoire d’amour au dénouement grotesque, rien ne semble lui être épargné. Sa vie est jalonnée de petits couacs qui la font diverger de ce à quoi elle aspirait. Diane Ducret avance masquée. Puisque ce double littéraire que l’auteure a inventé, lui permet de parler plus librement de son passé. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les astres n’étaient pas alignés le jour de sa naissance. Pour moins, on serait dépassé. Le moindre événement prend des proportions démesurées. Ainsi, lorsqu’elle s’essaye à la danse, en plein milieu d’un ballet, il ne suffit pas à son collant de se filer, son justaucorps finira par craquer. Ce qui lui vaudra un passage éclair les fesses à l’air. S’essayant au piano, une activité hautement respectable, elle se retrouve à jouer l’air d’une chanson paillarde sous le regard éberlué de l’assistance. Et tout est comme ça avec Enaid. Le karma n’est pas de son côté. Il ne lui laisse pas une minute pour souffler. Pour autant le ton du roman n’est jamais larmoyant. L’auteure n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort.

Conclusion

Je suis partagée avec ce roman. La lecture est certes agréable, mais le projet manque de clarté. Je le conseille car je sais qu’il plaira. L’humour est au rendez-vous, le ton est enjoué malgré les difficultés, tous les ingrédients sont présents pour en faire un bon roman.Toutefois, je reste sur ma faim et ne suis pas pleinement convaincue. Je laisse à chacun le soin de se faire son propre avis 😉

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