Jérôme Ferrari, lauréat du Prix littéraire Le Monde 2018 avec À son image, fait de la photographie de guerre le sujet de son dernier roman. Celle qui fige le temps, obligeant le photographe à saisir le moment, à croquer le présent alors même que cette vérité fixée appartient déjà au passé. La photographie, telle que décrite par Jérôme Ferrari, a une double fonction de conservation. À la fois fixant un instant avant l’inéluctable basculement, tout en préservant de l’oubli. Trace éternelle léguée à la postérité, elle a pour vocation de témoigner de l’authenticité d’une situation dans sa plus cruelle réalité. Et c’est précisément le lien que la photo entretient avec la mort qui fascine l’héroïne. Clé de voute de l’entrelacs macabre composé de sa vie sur l’île de beauté à côtoyer des nationalistes corses et de celle qu’elle s’en va photographier en Yougoslavie. La relation d’attraction répulsion qu’elle entretient avec la mort se manifeste dans les pellicules qu’elle se refuse à développer. Cette manie témoigne chez elle d’un désir de se confronter à la mort tout en tentant désespérément de la maintenir à distance. Jérôme Ferrari souligne avec justesse la caractère ambigu de la photographie professionnelle, qui futile ne mérite pas d’être conservée, mais qui lorsqu’elle est le reflet d’une réalité trop atroce pour être dévoilée ferait mieux de rester cachée. À travers ce livre, l’auteur redonne à la photo son pouvoir d’évocation, terni par les clichés d’une excessive banalité dont nous sommes entourés. Si l’écriture est très belle, figurative, elle s’attache à coller au plus près du réel tout en étant teintée d’un certain mysticisme, et le sujet captivant, j’aurais préféré qu’il soit traité sous la forme d’un essai plutôt que d’un roman. Antonia m’a semblé n’être que le prétexte à une réflexion approfondie sur la photographie. Le projet sous-jacent du roman consistant à interroger le lien ténu que la photographie entretient avec la mort et le réel. Ce positionnement flou m’a dérangé et m’a empêché d’entrer tout à fait dans le roman.
Quel lien entretient la photographie avec le réel ?
C’est à la résolution de cette question que tend le roman. À travers le parcours d’Antonia, Jérôme Ferrari questionne la notion de réalité. Celle vécue versus celle rendue par un instantané. Il évoque également en filigrane la fascination des photographes de guerre pour la mort . L’excitation grisante qu’il y a à la côtoyer au quotidien. À y échapper tout en parvenant à la capter. L’auteur pose la question de la bonne distance à maintenir avec le sujet photographié et l’implication du photographe. Le cas de Kevin Carter étant emblématique de ce type de problématique. Alors qu’il reçoit en 1994 le prestigieux Prix Pulitzer pour « La fille et le vautour », sa série de clichés fait l’objet d’une vive polémique. On l’accuse de manquer d’éthique, de privilégier la réussite de son cliché au détriment de vie de l’enfant. Pourtant, le photographe est accablé par ce dont il est le témoin. Où est la bonne distance ? Que doit-on montrer et occulter pour ne pas choquer et provoquer un tollé ? Où se cache la vérité ? Autant de questions essentielles qui sont abordées dans le roman. En parallèle, la narration suit la vie d’Antonia élevée dans un petit village corse. Nous sommes dans les années quatre-vingt, les revendications nationalistes sont vives. Antonia grandit dans un monde où les jeunes filles sont promises à des garçons plus âgés, eux-mêmes enrôlés dans un conflit qui les dépasse et dont la stérilité du combat ne les frappe pas. La violence imprègne son existence. Malgré l’attachement à son clan, elle ne se fait pas d’illusions et comprend rapidement que ce sont encore des enfants se livrant à des jeux de grands. Le vrai combat ne se situe pas là, mais à des milliers de kilomètres. Alors que la guerre des balkans a transformé la région en une véritable poudrière. C’est là-bas qu’elle partira, prendre la mesure de sa vulnérabilité. Y toucher du doigt une certaine vérité.
Roman ou essai ?
Question qui reste en suspens à la lecture du roman. Et c’est là que le bas blesse. Puisque si les thèmes abordés sont passionnants et la plume de l’auteur un régal, le choix du roman m’a perturbée. Incarner son idée à travers une héroïne dont on suit l’évolution n’était pas nécessaire à mon sens. Cet aspect du projet m’a échappée. J’aurais nettement préféré rester dans les Balkans. Quant à la partie qui traite du nationalisme corse, je dois avouer ne pas avoir été convaincue de son intérêt. Faire le choix de l’essai aurait peut-être été plus judicieux. Comme Éric Vuillard avait pu le faire avec L’ordre du jour – Prix Goncourt 2017 – en circonscrivant son sujet à un périmètre délimité. D’autant que je n’ai pas su saisir ce qui motivent l’héroïne à se mettre en danger, et à contrario ce qui l’empêche de couper les liens qui l’unissent à une famille et à des amis pour qui elle n’a que peu d’affection. Le portrait d’Antonia est inabouti. Seule explication à mes yeux, l’auteur a tenu à flouter son héroïne à la manière du photographe qui s’effacerait devant son sujet.
Conclusion
Jérôme Ferrari avec À son image expose sa conception de la photographie et dresse un portrait peu flatteur des professionnels qui en font un instrument récréatif à défaut d’y puiser une manière plus concrète d’approcher la vérité. La plume de l’auteur m’a enthousiasmée, nette, propre et ciselée, les mots sonnent comme une évidence. J’aime cette clarté de ton. Néanmoins, le personnage d’Antonia, ainsi que les rivalités au sein du clan corse n’ont pas su me toucher. Plusieurs fois j’ai eu la sensation de rester à l’extérieur du roman sans parvenir à voir où l’auteur souhaitait m’emmener. Hormis ce bémol, il est évident que Jérôme Ferrari est un auteur de talent dont je lirai les prochains romans 😉
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