« Préféreriez-vous aimer davantage, et souffrir davantage ; ou aimer moins, et moins souffrir ? » C’est à cette question faussement ouverte, puisque suggérant d’être capable de faire preuve de discernement en amour, placée en exergue du roman, que Julian Barnes tente de répondre. Paul a dix-neuf, Susan quarante-huit, un mari et deux enfants, lorsqu’ils se rencontrent au club de tennis. Entre eux, l’amour s’impose d’emblée. Leur valant d’être exclus du club pour comportement indécent, avec ce flegme si anglais et cette désapprobation délicieusement tue accompagnant la résolution d’une situation jugée moralement malséante. Le bannissement de l’établissement équivaut à une forme d’exclusion sociale. Les deux amants partent pour Londres. Paul est empli de fierté à l’idée d’avoir su s’affranchir des codes étriqués de la société. Il est galvanisé et aveuglé par cet amour transgressif capable de triompher des obstacles se présentant. Jusqu’au jour où il découvre que Susan lui cache un secret. Elle est alcoolique. Julian Barnes déploie des trésors de sagacité dans sa manière de retranscrire un premier amour. Du sentiment d’élection aux affres de la désillusion. Il fait se confronter l’absolu au principe de réalité. Parvenu au terme de sa vie, le narrateur porte un regard d’une extrême lucidité sur ses jeunes années à l’aune de son expérience et du temps écoulé. Il remonte le fil de son histoire nous dévoilant la lente mutation d’un amour éclatant en une lente agonie. La perte de l’être aimé dont l’existence se dissout progressivement dans les effluves d’alcool, brouillant jusqu’aux liens les unissant. L’issue inéluctable qu’il se refuse à envisager puisque témoignant de son incapacité à sauver celle qu’il aime. Julian Barnes est un portraitiste de génie, qui avec une élégance folle ausculte l’éclosion des sentiments jusqu’à leur lent délitement. Interrogeant la capacité de chacun à résister au poids du passé, ainsi que le pouvoir de l’amour de nous en libérer, empêchant l’étau de se resserrer. Julian Barnes signe un très grand roman.
Le premier amour
Qu’est-ce qui rend si spécial le premier amour ? La force des émotions ? La naïveté des effusions ? L’innocence qu’il y a à s’offusquer de voir l’amour échouer à surmonter chaque obstacle se dressant face à lui ? Julian Barnes situe sa singularité dans sa faculté à teinter toutes les relations qui suivront. Un premier amour ne disparaît jamais tout à fait. Là est le postulat. Il ne se réduit pas à sa fonction d’initiation, comme il peut y avoir une première fois à tout. Mais au contraire donne la structure des futures relations. Paul, échaudé par l’addiction de Susan, conscient de sa totale dépendance à la boisson, mais surtout à lui, fuira les amours compliqués impliquant de trop s’engager. Face à l’implacable logique qui sous-entend qu’à un grand amour peut succéder un grand désespoir, quelle posture faut-il adopter ? Vaut-il mieux accepter de se mettre en danger même si cela suppose d’être amené à souffrir une fois l’histoire terminée ou se garder de trop s’avancer, garantie d’une plus grande sérénité ? Encore faut-il que la question puisse se poser. Puisque sous la plume de Julian Barnes l’amour fait peu de cas de ce type de considérations et tend à tout emporter. Enferrée dans un quotidien morose et engagée dans ce qui n’est que le simulacre d’un couple, Susan n’oppose aucune résistance à l’entrée de Paul dans sa vie. Quant à lui, il saisit le caractère subversif d’une telle liaison et s’en réjouit avec délectation. Il parvient à convaincre Susan de la pérennité de ses sentiments. L’emménagement à Londres marque un tournant. Susan s’est libérée d’un mari violent. Paul subvient à leurs besoins. Ce n’est que bien plus tard, alors qu’elle-même affichait son dégoût face au goût prononcé de son mari pour la boisson, que Paul prend conscience que Susan boit. Afin d’en être sûr il s’essaiera à divers subterfuges, comme de tracer un trait sur la bouteille mesurant ainsi son degré d’écoulement. Susan rivalisera d’ingéniosité pour cacher son penchant. Cachant des bouteilles un peu partout dans la maison. Se trouvant des excuses visant à légitimer la consommation d’un petit verre de temps en temps. En réalité, le couple tombe dans une spirale infernale. Celle du mensonge et de l’aveuglement. Paul tentera coûte que coûte de la soutenir. Partagé entre le sentiment de se comporter comme un lâche lorsqu’il abonde dans sons sens, quitte à mentir effrontément, et comme un moralisateur quand il tente de réfréner ses pulsions. Tour à tour complice et bourreau. Chez Julian Barnes, pas d’effusions ni d’éclats de voix, tout est suggéré, rien n’est imposé. Il donne au lecteur les clés de lecture. Aucun jugement ne sera prononcé. Seul l’amour et sa résistance seront éprouvés jusqu’à ce Paul soit contraint de capituler. L’amour même le plus fou possède-t-il suffisamment de ressources pour vaincre la volonté chez l’autre de se nuire ? Peut-on sauver quelqu’un simplement en l’aimant ? Le constat est amère. Et pourtant, l’amour est là. Inaltérable même si abimé par les années. La beauté des sentiments persiste. Paul veut garder l’image des premiers moments. Éclats fugaces d’une histoire depuis longtemps achevée, qu’il n’oubliera jamais.
Conclusion
La seule histoire de Julian Barnes est certainement le plus beau roman que j’ai lu pour le moment de cette rentrée littéraire et sans nul doute le plus abouti. En le lisant je me suis laissée envahir par la sensibilité de l’auteur et la pertinence de ses réflexions. Pour écrire un tel roman, à mon sens il faut une grande maturité, à la fois en tant qu’homme mais également en tant que romancier. Car le récit est teinté de l’expérience de l’auteur, de sa connaissance de la nature en générale et de l’amour en particulier. Tout sonne juste. Julian Barnes ponctue son récit de considérations éclairantes qui méritent d’être soulevées. J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman et vous le conseille vivement ! 🙂
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