Sophie Van der Linden allie, dans ce court texte qui tient plus de la nouvelle que du roman, concision et puissance d’évocation. Elle explore en peu de mots la violence du sentiment amoureux. Vécu sans transition comme une libération, puis comme une condamnation. Mei est ouvrière dans une usine de textile chinoise. Elle n’a que dix-sept, et pourtant sa vie à peine entamée semble déjà sur le point de s’achever comme elle a commencé. Condamnée à reproduire les mêmes gestes à longueur de journée, Mei évolue dans un univers étriqué. Alors que ses compagnes partent dans leur famille pour les fêtes de fin d’année, seule trêve octroyée, Mei est contrainte de rester. Le patron lui a retiré sa paie pour comportement récalcitrant. La fatigue d’un travail répétitif et assujettissant a beau l’étriller, les journées à coudre achever de lui ôter toutes velléités de rébellion, Mei s’évade en rêvant. Elle reprend sa liberté et se laisse aller à fantasmer. Pendant ce court laps de temps dans l’usine désertée, ses rêves vont s’incarner. Le temps d’une rencontre, de baisers échangés, d’une étreinte aussi brève qu’intense, Mei voit éclore en elle des sentiments aussi douloureux que puissants. Elle est secouée par cet amour fugace qui vient faire péricliter un quotidien assommant. Rien ne la destinait à éprouver des sentiments si violents. Plus qu’une histoire, elle y voit une échappatoire. D’un monde monochrome, elle bascule dans un univers gorgé de saveurs. Dès lors comment revenir en arrière, se glisser comme si de rien n’était dans sa vie d’avant. Redevenir la petite ouvrière parcellaire obligeante prête à se sacrifier sur l’autel du progrès. Quelque chose naît en elle. Le refus d’abdiquer, de n’être qu’un pion dans un vaste échiquier. De la chair à canon, une quantité négligeable et substituable. Sophie Van der Linden signe un roman bouleversant, d’une beauté inouïe. Elle fait surgir la beauté là où on ne l’attend pas et nous offre un moment de grâce.
Une découverte inattendue pour un pur plaisir de lecture
Comme tout le monde, j’ai tendance à rester dans ma zone de confort. Exception faite des nouvelles de Stefan Zweig – pour qui j’éprouve une admiration sans limite 😉 , j’ai du mal à apprécier les romans brefs. J’entends une petite centaine de pages. Faute de temps, je ne parviens pas à m’attacher aux personnages. Je reste souvent sur ma faim et me rends compte que je garde peu de souvenirs de ces lectures. D’où le choc provoqué par la découverte de La fabrique du monde. En lisant autant que je lis actuellement, je finis par éprouver un sentiment de lassitude. Il arrive un moment où je deviens hermétique à n’importe quel roman. Dans ce cas-là je cherche un texte court, histoire de me réveiller. De reprendre goût à la lecture en éveillant ma curiosité sans me forcer. Pour cela reprendre une nouvelle de Zweig a toujours très bien fonctionné ! Et là, j’ai ressenti le même effet. En lisant ce roman, quelque chose s’est débloqué. C’est précisément là que je situe le moment charnière où le talent de l’auteur apparaît. Sophie Van der Linden vous happe dès la première page. Tout sonne juste. La description du quotidien terne de l’héroïne, le besoin vital de s’extirper de sa condition. Entrevoir une échappatoire. la force et brièveté du sentiment amoureux. Ce qu’il peut révéler de nous. Faire surgir du plus profond de nous un désir de vivre, d’exister et pas seulement de subsister. C’est également une critique acerbe d’un modèle économique reposant sur des rapports de domination. Faisant de l’humain une force de travail au même titre que la machine et lui retirant toute capacité de résonner en l’anesthésiant. Sophie Van der Linden relève l’incongruité des slogans scandés à chaque nouvelle mission et les tourne en ridicule. Comme s’il suffisait de rabâcher aux oreilles de ceux qui triment dans des conditions de travail inhumaines l’utilité de leurs tâches pour l’édification d’une nation forte économiquement. La fabrique du monde est un appel à la liberté, à ne pas se laisser écraser. On a l’impression en tant que lecteur de vivre la situation, de ressentir les émotions de la narratrice. Sa frustration lorsqu’elle réalise qu’elle va devoir capituler. Le poids qui enserre son cœur, qui l’empêche de respirer. On y est. Sophie Van der Linden fait montre de tout son talent.
Conclusion
La fabrique du monde est un premier roman éblouissant, à lire absolument ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé. Et si, comme moi, ce texte vous a marqué. 🙂
AMOUR
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